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3 journalistes, 2 syndicalistes, 8 sénateurs et consorts : voilà comment le pouvoir mauritanien compte bâtir son scénario du «Grand complot transfrontalier »
Le Courrier du Nord - Dans l’affaire dite du «Grand complot transfrontalier», un sénateur et un sous-officier de l’armée sont déjà en prison, suite à une comparution devant le Parquet de Nouakchott-Ouest, avec à la clé la mise sous contrôle judiciaire de quelques journalistes et syndicalistes.
La Mauritanie s’achemine ainsi vers une série d’arrestations et de procès retentissants où la politique, le business et l’affaire Tweila risquent de créer un remue-ménage.
Le Procureur général près de la Cour Suprême de la Wilaya de Nouakchott-Ouest a requis, le jeudi 31 août 2017, la mise sous dépôt des ex-sénateur Mohamed Ould Ghadde et Maalouma Mint Meidah ainsi que le sous-officier de l’armée Mohamed Ould MBareck.
Il a requis en même temps la mise sous contrôle judiciaire de trois patrons de presse, Moussa Samba Sy du «Quotidien de Nouakchott», Ahmed Ould Cheikh du journal «Le Calame» et Rella Bâ du site «Cridem», ainsi que deux Secrétaires généraux de syndicats, Mohamed Ould Abdallahi dit Nahah de la CGTM et Samory Ould Beye de la CLTM.
Des mandats d’arrêt auraient été lancés contre huit ex-sénateurs alors qu’un mandat d’arrêt international a été émis au nom de l’homme d’affaires Mohamed Ould Bouamatou en exil depuis des années au Maroc et son bras droit, Mohamed Ould Debagh. Le juge d’instruction qui a hérité du dossier a décidé de soustraire la sénatrice Maalouma Mint Meidah de la prison, décidant de la placer sous contrôle judiciaire. Les auditions se sont déroulées jusqu’à l’aube.
Les interpellations avaient débuté le vendredi 25 août dernier lorsque la Direction des crimes économiques et financiers, relevant de la Direction Générale de la Sûreté Nationale (DGSN), avait convoqué pour audition certains prévenus, notamment les trois journalistes, les deux syndicalistes et quelques sénateurs.
Tous ont été relâchés au bout de quelques heures après leur déposition. Les questions qui leur ont été posées portaient toutes sur les relations qu’ils entretenaient avec l’homme d’affaires Ould Bouamatou et s’ils avaient reçu des financements de sa part. Deux journalistes, Jedna Deida, rédacteur en chef du «Quotidien de Nouakchott» et directeur de publication du site «Mauriweb» ainsi que Babacar Baye Ndiaye, webmaster du site «Cridem», entendus tous les deux par la Direction des crimes économiques et financiers, n’ont pas été convoqués par le Parquet.
Voilà le puzzle d’une affaire judiciaire qui risque de défrayer la chronique tout en mettant la Mauritanie sur orbite de l’actualité internationale, tant le scénario ficelé semble, pour certains observateurs, d’une grossièreté déconcertante. Une cascade de procès serait donc en vue et risque d’être marquée par la facture hautement politique qui lui est d’ores et déjà associée, car visant des opposants au régime en place. Pour l’opposition radicale, il ne s’agit ni plus ni moins que d’un règlement de compte personnel via un appareil judiciaire qui semble n’avoir été associé qu’au dernier moment pour pondre un dossier.
Celui portant sur «des crimes transfrontaliers de grande ampleur, étrangers à nos mœurs et aux valeurs de notre société, dans un cadre structuré et organisé, cherchant à semer le désordre et à perturber la sécurité publique ». Dixit, le communiqué accusateur publié par le Parquet général. Dans le communiqué, le Parquet général affirme «avoir mis la main sur des informations documentés relatives à l’implication de plusieurs personnes » dans un projet jugé criminel. Et ce serait sur cette base, qu’une large enquête a été ouverte «en vue d’apporter toute la lumière sur l’affaire ».
Ould Ghadde, au milieu du dispositif
Le bouillonnant sénateur Mohamed Ould Ghadde, président d’une Commission d’enquête du Sénat chargé de faire la lumière sur d’éventuels dossiers de corruption qui impliqueraient l’entourage du président Mohamed Oud Abdel Aziz, est le pilier central et l’élément déclencheur de la procédure en cours. Il avait décidé de braver le Chef de l’Etat mauritanien. Il aurait joué, selon le pouvoir, un rôle central dans la monumentale gifle que le Sénat avait administré à Ould Abdel Aziz, lorsque ses membres, appartenant en majorité à la mouvance présidentielle, décidèrent de rejeter le projet de référendum constitutionnel qui leur a été soumis.
Alors que le Forum national pour la démocratie et l’unité (FNDU), qui regroupe l’aile dure de l’opposition, leur tressait des lauriers en les hissant sur le Panthéon de la bravoure nationale, le pouvoir cria à la trahison. Dès lors, des suspicions de corruption et de manipulation par des forces occultes commencèrent à les poursuivre. Les ténors du pouvoir utilisèrent toutes les tribunes pour vouer les «traitres sénateurs » aux gémonies. Le Président Mohamed Abdel Aziz, lors de plusieurs meetings et déclarations, les accusa de corrompus et de prévaricateurs. Il affirmera sans ambages que «ces gens ont par leurs propres dires procédé à des partages d’argent pris sur des hommes d’affaires pour saper les institutions du pays ».
Ces accusations sont intervenues au milieu d’une vague de fuites organisées par les Services de renseignements à partir d’enregistrement interceptés sur les téléphones du sénateur confisqués depuis l’accident mortel dont il fut l’auteur près de Rosso et qui lui valut son premier procès. Pour Mohamed Abdel Aziz, les Sénateurs étaient devenus «des traitres à la Nation » pour avoir voté NON à son projet de référendum.
L’homme d’affaires Mohamed Ould Bouamatou est sur le viseur. Il est accusé d’avoir corrompu les Sénateurs pour voter NON au projet de référendum et de chercher à déstabiliser le pays. Pourtant, lui et son cousin Mohamed Abdel Aziz avaient filé le parfait amour. C’est lui qui l’avait soutenu après son coup d’Etat contre le premier président démocratiquement élu, Sidi Mohamed Ould Cheikh Abdallahi qui ne passa que quinze mois au pouvoir.
Grâce à son riche carnet d’adresses, il avait également facilité la reconnaissance internationale du pouvoir militaire de Mohamed Abdel Aziz. C’est encore lui qui avait financé à coups de milliards d’ouguiyas sa campagne présidentielle en 2009. Puis, la brouille sans que personne ne sache aujourd’hui exactement la cause. Ensuite, l’exil, l’inimitié et une guerre à mort par procuration. Sur le plan économique, Mohamed Abdel Aziz a pratiquement dépouillé Ould Bouamatou de toutes ses filières financières en Mauritanie, la dernière en date étant l’exclusivité de la vente de Marlboro.
Traquer les derniers pseudo-soutiens de Bouamatou
Le pouvoir ratisse large pour assécher les bastions de l’homme d’affaires Mohamed Ould Bouamatou en Mauritanie. C’est ainsi que Mohamed Ould Abdel Aziz tente de dénicher ses relais au sein de la presse mauritanienne en traquant tous les journalistes supposés vivre des financements de l’homme d’affaires. Et là pratiquement, aucun organe de presse ne devait en principe échapper à l’échafaud, ni aucune officine du pouvoir de Mohamed Abdel Aziz, ni aucun Mauritanien, car l’homme est connu pour sa générosité.
Il distribuait de l’argent à tout le monde, aux policiers, aux gardes, aux gendarmes, aux magistrats, aux présidents d’ONG, aux hommes politiques, aux syndicats, aux démunies, aux nantis… Son hôpital ophtalmologique à Nouakchott où tout est gratuit en témoigne. Alors, pourquoi mettre le grappin sur deux ou trois patrons de presse ? A l’heure actuelle, c’est tous les patrons de presse qui doivent être mis sous contrôle judiciaire, et même des journalistes, et même moi. Qu’est-ce que cette justice sélective, pour faire quoi, pour monter quoi ?
Mohamed Abdel Aziz, juge à la place de la justice
Aujourd’hui, la justice est accusée par l’opposition de s’être prêtée à une instrumentalisation en prenant le relais d’un dossier confectionné et apprêté par les officines de la Police politique. Car le président se serait lui-même trahi lorsqu’il a promis dès le mois de juillet que «la mise en œuvre très prochainement de procédures judiciaires afférente à des dossiers plus graves seront divulguées » sans donner plus de détails.
Plus tard, lors du meeting inaugural du référendum constitutionnel au stade Mellah à Nouakchott, il promit de faire des «révélations importantes» lors de la clôture de la campagne le 3 août. Mais de révélations il n’y en eut point, laissant l’opinion publique sur sa faim. Pour plusieurs observateurs, il aurait été maladroit que le président devance la justice sur un dossier qu’il allait lui-même lui transmettre sur le plat.
La dernière arrestation de Ould Ghadde
Poursuivant ses provocations, Ould Ghadde allait étaler sur des plateaux de télévision, quelques dossiers de corruption impliquant le président Mohamed Abdel Aziz et ses collaborateurs, évoquant les tentatives de corruption de certains sénateurs via des attributions de terrains. La sénatrice Maalouma Mint Meidah, opposante endurcie par 23 années de résistance politique contre Maaouiya Sid’Ahmed Taya et qui avait déposé ses armes aux pieds de Mohamed Ould Abdel Aziz à qui elle avait fait allégeance, retrouvera aux détours de l’épineuse question du Sénat, toute sa verve révolutionnaire. Ce qui la mettait sur la ligne de mire d’un pouvoir qui n’acceptait pas certains revirements.
Arrêté une première fois lors d’un «providentiel accident routier sur la route de Rosso», tuant une femme et en blessant grièvement une autre, puis jugé et acquitté après plusieurs jours d’emprisonnement, le sénateur Ould Ghadde sera arrêté le 11 août 2017 pour la deuxième fois. Ce sera d’abord à Rosso lorsqu’il tenta de se rendre à Dakar pour des soins médicaux, «suite à des violences policières lors de marches organisées par le FNDU pour dire NON au référendum constitutionnel », soutient-on.
Ensuite, dès son retour à Nouakchott, nuitamment par des éléments en civil de la police politique. Un enlèvement, selon son avocat et l’opposition, qui condamnent une disparition forcée d’un sénateur jouissant de l’immunité parlementaire. Personne ne savait l’endroit où il a été conduit. Pendant plusieurs jours en effet, aucune information sur Mohamed Ould Ghadde jusqu’à son transfert à l’hôpital militaire. Les premières images montrent un homme ravagé.
Les sénateurs en signe de protestation envahirent le Sénat pour un sit-in prolongé. La police les encercla, empêchant tout contact entre eux et le monde extérieur, ni nourriture, ni boisson, ni électricité, ni médicament pour ceux qui devaient prendre des prises régulières. Jusqu’au 6 août 2017 et la proclamation des résultats préliminaires du vote sur le référendum, que l’opposition considéra comme une victoire retentissante du boycott.
Les chiffres divulgués par la Commission électorale nationale indépendante, avec un taux de 53% de participation, seront jugés fallacieux par l’opposition qui parle de bourrage des urnes, de pressions sur les électeurs et sur les présidents de bureaux de vote, fustigeant la mobilisation des administrations régionales et des corps constitués pour les besoins d’une fraude électorale à large échelle. N’empêche, Mohamed Abdel Aziz a obtenu ce qu’il voulait, la suppression du Sénat qu’il entérina aussitôt sans délai de grâce.
Faire payer aux Sénateurs leurs frondes
Aujourd’hui, il s’agirait de faire d’une pierre deux coups. Faire payer aux sénateurs leur audace et porter atteinte à l’image d’un homme d’affaires en le mettant sur une liste de «criminels internationaux en fuite et hors-la-loi ».
Pour plusieurs observateurs, l’aventure ouverte par Mohamed Abdel Aziz est préjudiciable à plus d’un titre pour la Mauritanie. D’abord, elle enlèverait tout crédit au système judiciaire qui se retrouve embarqué dans un véritable imbroglio, en ouvrant un dossier sur la base d’une procédure «qui n’a pas été respectée lors de l’arrestation et l’emprisonnement » de Mohamed Ould Ghadde, selon le communiqué du Parquet (voir : http://cridem.org/C_Info.php?article=701651).
En effet, selon Me Ahmed Salem Ould Bouhoubeiny, avocat de Mohamed Ould Ghadde, «on ne peut pas parler d’une arrestation, mais d’un enlèvement du fait que les procédures et garanties légales n’ont pas été respectées par la police lors de l’interpellation du sénateur ».
Il accuse même le président Mohamed Abdel Aziz de "gérer le dossier à la place du procureur, du ministre de la justice et des avocats" (http://cridem.org/C_Info.php?article=701559). Il déplore même avoir été empêché de voir son client dans les conditions prescrites par la loi mauritanienne. Me Lô Gourmo dans un article publié dans la presse parlera lui d’un «enlèvement et d’une disparition d’une gravité extrême au regard du Code pénal mauritanien et du droit international». Et la justice mauritanienne entérine toutes ces forfaitures pour plaire au Prince, déplore plusieurs activistes des droits de l’homme ainsi que des juristes.
Deuxième erreur dans laquelle Mohamed Abdel Aziz risque de se retrouver, selon certains observateurs, l’ouverture de la mystérieuse affaire de la «balle de Touweïla» qui continue de défrayer la chronique.
En effet, l’arrestation du sous-officier Ould MBareck, dont le témoignage sur le drame survenu en avril 2012 dans la base militaire de Touweila, risque de remettre en cause la version officielle jusque-là retenue. A l’époque, le président Mohamed Abdel Aziz avait été grièvement blessé au bas-ventre. Un jeune officier de l’armée, dans un témoignage télévisé, présentera ce qui est considéré aujourd’hui comme la version officielle.
Il affirme avoir tiré sur un véhicule inconnu. Plus tard, il affirme avoir appris que dans la voiture se trouvait le président et qu’il a été blessé. Cette version a été remise entièrement en cause, avec l’entremise du sénateur Mohamed Ould Ghadde, par le jeune sous-officier que le lieutenant avait cité dans son témoignage comme second témoin. Un jour après son témoignage vidéo, le jeune sous-officier avait disparu et personne ne savait ce qu’il était devenu jusqu’au jeudi dernier, lors de sa comparution devant le procureur.
Cheikh Aïdara