Cridem

Lancer l'impression
11-08-2020

09:11

Abderrahmane Marrakchy, ancien député : "Enfoncer Ould Abdel Aziz et son entourage, tel s’est révélé l’unique et permanent souci de la CEP"

Le Calame - El Emel El Jedid : En tant qu’ancien député, quelle est votre évaluation du rapport de la commission parlementaire ?

Abderrahmane Marrakchy : j’ai dit en son temps que cette commission était entachée d’irrégularités de forme et de fond qui attentent à sa légalité. Quant au choix de ses membres, il n’a pas été fait de façon transparente et ne répond pas aux critères de compétence et d’honnêteté requises. Ceci dit, l’idée de la former vint de députés de l’opposition qui en firent la demande pressante, signant même un document en ce sens.

Coïncidence, la querelle provoquée par la « marji’iya » (référence) venait d’éclater au sein de l’UPR. Le groupe parlementaire dudit parti sauta sur l’occasion et adopta l’idée de la CEP, tout en s’en accaparant la présidence et deux tiers de sa composition. C’était la première fois que l’UPR acceptait une proposition émanant de l’opposition. Nous avons alors compris que la commission serait exclusivement dirigée contre l’ex-Président.

La confirmation est venue dans le choix des dossiers et la conduite des enquêtes. Enfoncer Ould Abdel Aziz et son entourage, tel s’en révélait l’unique et permanent souci. Les questionnaires, les fuites organisées, les orientations… bref, tout était fait pour nuire à l’image d’Ould Abdel Aziz et de ses proches.

Dans cet arsenal, la toute dernière trouvaille fut l’îlot de Tidra, avant que cette affaire ne s’avère sans aucun fondement et disparaisse du rapport final, comme si de rien n’était. Alors que l’Assemblée nationale avait été mobilisée trois jours durant pour ajouter ce dossier aux précédents et élargir ainsi le champ de la CEP.

Toute honte bue, ils ont en fin de compte abandonné ce gros mensonge qui n’honore ni la commission ni l’Assemblée. Mais cette affaire rocambolesque a malheureusement souillé l’image de l’ex-Président ainsi qu’un haut fonctionnaire, ancien directeur de cabinet, qui a finalement démissionné : le docteur Isselkou Izidbih, un des meilleurs et valeureux cadres du pays, à qui je tiens à exprimer ici ma solidarité.

Ce « mensonge du siècle » autour de Tidra aurait à lui seul suffit au Parlement pour rejeter le travail de la CEP car il lui a ôté tout crédit. Par ailleurs, l’Assemblée a fait passer ce rapport en quelques heures, sans débat sérieux, malgré les graves accusations qu’il contient. J’y vois une preuve de mauvaise foi. Enfin, il n’a été adopté que par cinquante-et-un députés, moins du tiers de l’Assemblée, ce qui ouvre la voie à une autre polémique juridique.

En ce qui concerne le fond, j’ai lu comme tout le monde le rapport, version « fuitée », avant la séance plénière, et je n’y ai décelé aucune preuve de corruption ou de détournement de fonds. Il constitue plutôt une évaluation négative et une vengeance contre un régime, de la part des membres de la commission qui firent partie du gouvernement de Sidi Cheikh Abdallahi puis, évincés en 2008 lors du putsch, en gardèrent rancune.

Mais ce qui est bizarre, c’est le comportement des membres de l’UPR censés maîtriser la commission. Après avoir défendu bec et ongles le régime décennal, faisant adopter à la vitesse de l’éclair et avec tout le zèle connu les lois proposées par le gouvernement, pourquoi ont-ils accepté d’être embarqués dans une évaluation non objective d’un régime qu’ils défendaient et défendent toujours d’ailleurs ? Qu’y a-t-il eu de nouveau ?

Je n’ai pas compris cette situation, comme je n’ai pas compris pourquoi la CEP n’a pas fait figurer, dans ses dossiers, les biens mal acquis et les milliards de dollars qui auraient été gelés dans des banques à l’étranger, comme l’ont avancé SHERPA et autres illustres blogueurs ; ou encore les commissions présumées de Wartsila, l’argent caché au royaume de Swatini…

La montagne a-t-elle accouché d’une souris ? Mon étonnement est tout aussi grand de n’avoir pas vu figurer, dans les préoccupations de notre vaillante CEP, le dossier des médicaments falsifiés et celui de la pénurie chronique en médicaments des maladies tout aussi chroniques, pourtant de vrais fléaux nationaux.

Est-ce tout simplement qu’il n’existe pas de grossiste en médicaments dans l’entourage de l’ex-Président ? Je sais que la décennie passée connut pas mal de défaillances mais certainement pas de l’ampleur que certains veulent nous faire croire ni du niveau que le rapport laisse entendre. Rapport politique s’il en fût, mais bourré de lacunes, que j’éplucherais en détail le moment opportun.

- Pouvez-vous nous donner quelques exemples ?

- Concernant les marchés publics relatifs à l’énergie, je citerai le projet de transport haute tension entre Nouakchott et Nouadhibou qui fut remporté par Kalpataru dans une compétition ouverte (AOI), avec une enveloppe de 140 millions de dollars. Une querelle éclata sitôt après, entre Kalpataru et ses partenaires saoudiens membres du groupement et le divorce qui s’en suivit provoqua un gel du financement car le fonds saoudien exige la présence d’un partenaire de sa nationalité.

Le gouvernement demanda alors la mobilisation de la caution. Kalpataru n’eut d’autre solution que négocier ou perdre sa caution (douze millions de dollars). En position de force, le gouvernement lui posa deux conditions : accorder une remise substantielle sur le montant et trouver une source palliative de financement, aux mêmes conditions.

Après négociation, Kalpataru baissa le prix de trente millions de dollars et trouva un financement à des conditions identiques (Eximbank Inde). En déduire que cela fut une entente directe relevant de la mauvaise gestion n’est ni exact ni de bonne foi. Au contraire, l’État a économisé une somme colossale et allégé la dette relative à ce projet vital, aujourd’hui presque achevé.

Un autre exemple concernant la vente des terrains. Nous croyons que l’État peut déclasser des domaines lui appartenant et les vendre selon les règles. Ce n’est pas un crime, contrairement à ce que laisse entendre le rapport.

D’ailleurs, le Premier ministre sortant, Ismael Bodde, ministre de l’Habitat à l’époque, nous avait convaincu du bienfondé de cette vente. Il a l’occasion de parler et de nous expliquer à nouveau dans quel contexte l’opération fut menée. En 2016, un groupe parlementaire de l’opposition en avait interpellé, lors d’une question orale, le ministre des finances Moctar Diaye.

Celui-ci passa toute une journée à leur détailler, preuves à l’appui, la légalité de la manœuvre, la procédure d’enchères, le montant perçu par le Trésor public (6,5 milliards UM), la liste des acheteurs, etc. Je pensais que les députés avaient été convaincus. Peut-être l’ont-ils oublié ou le feignent-ils ?

Troisième exemple, le terminal à containers du port de l’Amitié. Ce que j’ai relevé dans le rapport, c’est que cette convention PPP ne peut être remise en cause, à moins de débourser une somme astronomique et risquer de voir la Mauritanie traînée devant des juridictions internationales. La CEP recommande au gouvernement de négocier avec Arise une amélioration des conditions à notre profit… tout en assignant en justice les négociateurs mauritaniens ! Est-ce conciliable? Forte de cette recommandation, Arise pourra refuser de négocier car sa position se trouve confortée. Finalement, cette recommandation sert-elle le pays ? Ou les intérêts d’Arise?

Il y a beaucoup d’autres exemples qui prouvent que ce rapport est construit sur des suppositions approximatives, parfois loin de la réalité, avec cette recommandation principale de traîner en justice tous ceux qui ont approché ces dossiers.

Mais comment la justice pourra-t-elle procéder, s’il n’y a pas de corruption avérée ou détournement constaté de deniers publics ? Avec tout le respect que je dois à mes collègues, je pense que le travail de la CEP fut plutôt marqué par un esprit de vengeance et ne s’appuie sur aucune compétence. Les experts internationaux qu’ils prétendent avoir consultés ne sont pas visibles, tant le travail fut sommaire et bâclé. Et je suis personnellement disposé à produire, à la demande du gouvernement, une consultation qui fera ressortir toutes les flagrantes lacunes du rapport.

- Quel sera le sort de ce rapport selon vous ?

- La balle est maintenant dans le camp du président de la République et du gouvernement. Si l’on ne procède pas de façon prudente et délicate, ce dossier pourrait constituer un imbroglio politico-social inextricable qui nous dévierait de notre quête de développement. Surtout qu’il indexe beaucoup de cadres dont la majorité est en fonction.

Il y a des voix arrogantes de l’opposition exigeant que tous ceux cités dans ce rapport doivent faire profil bas et ne plus assister à la moindre cérémonie officielle. Ignorent-ils le principe juridique de la présomption d’innocence, jusqu’à preuve de culpabilité ? Il y a aussi des responsables de l’opposition qui fêtent leur vengeance sur ceux qui les ont évincés avec Sidi Cheikh Abdallahi, quand ils faisaient partie du gouvernement Waghef, avec les islamistes et autres rebuts du PRDS.

Je crois que le gouvernement doit confier ce dossier à des experts dignes de ce nom, honnêtes et réellement indépendants, aptes à réaliser une étude sérieuse et refusant de tomber dans le piège des règlements de comptes préjudiciables à la stabilité de notre pays.

Ce dossier ne devrait aller en justice qu’en dernier recours, après avoir été examiné minutieusement, évitant ainsi de poursuivre ou de condamner, sur la base d’accusations faiblement fondées, des gens innocents.

Bien entendu, je ne défends personnellement quiconque a priori mais j’ai souci de l’équilibre de la société et l’avenir du pays. Un pays fragile qui ne supportera pas les règlements de comptes. Nous avons besoin de consolider plutôt notre unité nationale, renforcer notre solidarité, améliorer la gestion des biens publics, en mettant l’homme qu’il faut à la place qu’il faut.

Comme on dit, il vaut mieux conserver l’existant que courir après le disparu et ceux qui poussent le pouvoir à sévir contre son camp ont déjà servi des régimes auxquels ils n’ont pas porté bonheur ni brillé dans la gestion : le Président doit s’en méfier et se méfier de leur relent vindicatif.

- La CEP a présenté une image sombre de l’ancien président et de son pouvoir, quel est votre avis?

- La CEP a effectivement dit que cette période était sombre et les membres influents (UPR) de cette commission sont malheureusement en désaccord avec moi, à l’image déjà de leur parti et de son président (Maham), quand je rejetai, alors au Parlement, l’idée d’un troisième mandat anticonstitutionnel.

Cela m’a valu d’être isolé, malgré mon appartenance à la majorité, et coûté, finalement, ma reconduction mais c’était pour moi une question de principe intangible. En toute objectivité, la décennie passée a connu des réalisations impressionnantes tant quantitatives que qualitatives : dans le domaine de l’énergie, la capacité installée est passée de 40 Mw à plus de 700, entre 2009 à 2020.

Nouakchott était souvent délestée, aujourd’hui nous exportons un excédent énergétique. Dans le domaine des infrastructures, extension du port de l’Amitié, construction des ports de Ndiago, Tanit, PK28 ; extension et dragage des ports de Nouadhibou (SNIM compris) ; Université de Nouakchott avec ses facultés et utilités (réfectoires, dortoirs...), hôpitaux innombrables et équipés (scanner, IRM...) ; multiples appareils de dialyse avec accès gratuit, dans toutes les wilayas, pour les insuffisants rénaux.

De grands projets structurants et vitaux pour les populations ont été mis en œuvre : Aftout Chergui, Triangle Emel, Lac Dhaar, canal de Keur Macène, aéroport Oum Tounsi, Palais des congrès, Zone franche de Nouadhibou, villes nouvelles (Chami, Termesse, Nbeyket Lahouache...).

Milliers de kilomètres de routes goudronnées... sans compter les succès diplomatiques avec notre présidence de l’UA et de la Ligue arabe dont les sommets se sont tenus pour la première fois à Nouakchott ; G5 Sahel fondé et ancré à Nouakchott ; bons offices de Kidal, Tripoli, Abidjan… Profondément marqué par le problème palestinien, notre peuple a été agréablement surpris par la rupture courageuse et sans appel des relations honteuses avec l’ennemi sioniste.

Qui ne se souvient pas des engins détruisant les protections devant l’ambassade d’Israël ce jour-là ? La reconstruction et la modernisation de notre armée et nos forces de sécurité ont fait que nous jouissons aujourd’hui d’un climat de paix et sécurité (Al hamdou lillahi !) enviables dans tout le Continent, nous en sommes fiers.

La sécurité alimentaire a été marquée par la prolifération des boutiques Emel subventionnées pour les couches défavorisées, ainsi que le poisson de qualité à prix dérisoire, en grande quantité et dans tous les coins du territoire (10.000 tonnes/an).

Le riz mauritanien qui ne valait pas grand-chose est aujourd’hui dans tous les foyers, y compris bourgeois… Autre grande réalisation : la compagnie Mauritania Airlines… Ceci dit, personne ne peut nier la réalité des erreurs commises pendant cette période.

Mais, à mon avis, le simple fait que le président Ould Abdel Aziz ait accepté de sortir sans tripatouiller la Constitution, comme voulaient l’y pousser ses « ouailles » et c’est coutume sous nos cieux africains et arabes, doit être considéré comme une réalisation démocratique de première importance car elle consacre, pour la première fois, l’alternance pacifique au sommet.

Son ami et compagnon, le Président Ghazwani, s’est engagé à poursuivre cette œuvre, en l’améliorant et corrigeant les erreurs. Il doit surtout éviter de tomber dans le piège de ceux qui, par le passé, ont trempé dans les magouilles et sont animés d’un esprit de revanche incompatible avec les besoins de consolidation de la démocratie.

- Quelle évaluation faites-vous de la première année du président élu Mohamed Cheikh Ghazouani ?

- Il ne me revient pas d’évaluer le travail du Président, c’est plutôt au peuple, à travers les institutions spécialisées, et ce sera bientôt fait, je l’espère. Mais, il est clair que la majorité connaît actuellement une psychose car une partie de l’opposition, alliée à des transfuges logés à l’UPR, reconvertis récents, cherchent à encadrer et même accaparer le pouvoir.

Ce n’est pas une situation saine car la majorité doit gouverner et l’opposition rester critique, en aspirant à diriger un jour. Des membres éminents de l’opposition se complaisent à faire les éloges du pouvoir, au lieu de se préoccuper du sort des agriculteurs de la Vallée qui connaissent la plus grande catastrophe due aux pluies en pleine récolte : c’est édifiant.

Personne parmi cette opposition ne s’en préoccupe, ni de celle qui plane sur la pêche ces jours-ci. Le consensus mou auquel ils aspirent trahit le peuple ; en somme, l’aspiration au partage du gâteau est un danger pour la démocratie, comme nous l’a déjà prouvé le Mali sous ATT. Nos islamistes n’ont pas eu le courage de présenter un candidat à la présidentielle de 2019, le candidat qu’ils ont soutenu est arrivé troisième, les autres UFP et RFD ont obtenu ensemble moins de 3%.

Le paradoxe est que ceux qui ont soutenu Ghazwani et l’ont fait élire grâce aux réalisations de la décennie passée, se trouvent aujourd’hui considérés comme des criminels, surtout les plus engagés d’entre eux, et noire, la décennie !

Nous perdons malheureusement le crédit engrangé grâce à cette alternance pacifique unique en Mauritanie et appréciée par nos partenaires étrangers. Elle pouvait d’autant plus nous servir de tremplin pour le développement que l’opposition dans son ensemble avait reconnu le résultat de l’élection. Or nous sommes dans une impasse. Seul le Président peut la régler, comme il a pu régler à son avantage celui de la marji’iya.

- Quelles doivent être selon vous les priorités sur lesquelles le Président doit se concentrer ?

- Le président doit ouvrir un dialogue national entre toutes les composantes nationales ; un autre, politique, entre les partis représentatifs, afin de revoir la composition de la CENI ; mettre en place, si possible de façon consensuelle, les instruments de garantie des futures élections ; éclaircir le paysage politique et permettre ainsi à chacun de jouer son rôle, dans une partition audible.

Le Président doit aussi mettre en place une stratégie adaptée pour tous les secteurs, particulièrement la pêche, l’agriculture et les mines, afin d’en tirer le maximum de profits. Bien sûr, la bonne gouvernance doit constituer un objectif majeur et être intégrée dans cette stratégie. Le Président doit se mouvoir rapidement car il ne lui reste que deux ans à cette fin, sachant que les deux dernières années du mandat constituent la pré-campagne du suivant.

Propos recueillis par El Houssein Mahand

Source/El Emel El Jedid





Les articles, commentaires et propos sont la propriété de leur(s) auteur(s) et n'engagent que leur avis, opinion et responsabilité


 


Toute reprise d'article ou extrait d'article devra inclure une référence www.cridem.org