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Aller à Chinguitty
Il est de coutume que beaucoup de gens voyagent pendant les vacances de noël, souvent loin de leurs pays.
Moi, par contre, j’ai fait cette expérience en suivant un chemin inspiré par les touristes étrangers qui parcourent notre pays, de long en large. Comme beaucoup parmi eux, j’ai choisi, pour mon premier déplacement touristique, une destination qui en est digne : la ville de Chinguitty.
Le présent document est le récit de ce voyage qui n’a pas manqué de surprises, voire d’aventures. Je m’efforce d’y relater les temps forts de cette expérience.
La préparation.
J’ai commencé à me préparer depuis trois mois. J’avais pris rendez-vous avec un ami « véhiculé » qui devait me rejoindre à Atar avant le 20 décembre 1985, pour que nous fassions ensemble le voyage. Le jour « j », l’ami en question me fait parvenir un message de Nouakchott pour m’annoncer qu’il renonce. Après un petit moment difficile, de doute, d’hésitation, d’incertitude, je mets rapidement un terme à l’épreuve de l’indécision qui me tourmente et me dis: « Tant pis ! Je maintiens mon projet ». Quitte à modifier mon plan: le voyage, je le ferai sur mes propres frais. Seul.
Des amis, Mauritaniens et coopérants militaires français, m’avaient informé qu’un hôtel a été construit à Chinguitty, en 1973. Il était destiné à héberger les équipes de savants et de chercheurs qui étaient venus des quatre coins du monde pour étudier les phénomènes scientifiques liés à la grande éclipse solaire qu’a connue la région à l’époque. Dix ans plus tard, d’importants travaux de restauration et de réaménagement y sont conduits pour les besoins du tournage du film Fort Saganne.
Pour l’occasion, il a abrité des stars montantes du Cinéma français, comme Gérard Depardieu ou Sophie Marceau. Depuis, avec ses 34 chambres, toutes climatisées, « cet hôtel de luxe, situé en plein désert, est réservé aux touristes. Son seul défaut est qu’il n’y a pas de restaurant jumelé avec », me dit-on. « Une difficulté simple à surmonter en emmenant des provisions», me rassurent le lieutenant Talbot et l’Adjudant Claude, qui y ont séjourné l’année dernière en compagnie de leurs amis mauritaniens, Salek et Al Khair, qu’ils avaient connus à Kanawal.
Le départ.
22 décembre. Agissant à la lumière des conseils des deux coopérants français, je paye ce qu’il me faut comme nourriture pendant 48 heures. Et deux jours plus tard, me voilà sur la route de Chinguitty à bord d’une Land-rover, louant les services d’un transporteur privé qui s’avérera assez « original » dans sa façon de faire. Pour parcourir les 120 Km qui séparent la ville d’Atar de celle de Chinguitty, notre brillant conducteur n’a fait que 10 heures de route !
A l’embarquement, j’ai remarqué qu’il était vraiment audacieux, comme transporteur ! Car, en terme de volume de charge utile, en plus de nous cinq qui occupons la cabine, il a placé une vingtaine de passagers dans la caisse. Entassés les uns contre les autres comme des boites de sardine ! Quant au vingt sixième passager, il l’a fait monter sur le capot (bigre !). Je salue admirablement le calme de ce jeune et ses capacités de résistance aux aléas du climat et à l’inconfort.
Perdre la route.
20 heures. Ne connaissant pas parfaitement le chemin, et lâchant la piste plus d’une fois, il a fini par s’égarer, l’audacieux conducteur. Je reconnais que ce n’était pas totalement par sa faute. Le jeune installé sur le capot l’empêchait souvent de voir les mouvements de terrain sensés lui servir de repères. En outre, la jeune dame, notre cinquième passagère dans la cabine, avec laquelle il a engagé, dès le départ, une discussion amicale ininterrompue, l’empêchait, elle aussi, de se concentrer.
Elle semble avoir suffisamment de ressources pour le distraire. Ils sont excellents dans l’art de séduire, certains conducteurs, lorsqu’ils sont au volant ! Vers 21 heures, certains passagers s’impatientent, commencent à s’inquiéter et finissent par mettre en doute le sens de l’orientation du chauffeur. Mais, lui, il reste de marbre face à leurs inquiétudes, se montrant sûr de lui et de plus en plus confiant grâce à la complicité, à peine voilée, de notre jeune voisine dans la cabine.
Complicité que les « contestateurs de la cabine » arriveront à briser au bout d’une demi-heure plus tard. La voix de la jeune dame, celle du passager sur le capot et la mienne s’ajoutent à eux. Un grand débat s’engage, mobilisant la totalité des passagers contre le chauffeur qui, au bout d’une demi-heure, abdique, s’arrête et descend de la voiture, imité par la majorité des passagers.
S’improviser en guide.
21 heures 30. Le conducteur, d’un air quelque peu gêné, reconnait qu’il est déboussolé et demande « quelqu’un du bled pour nous guider ». Ce guide devra échanger de place avec le jeune installé sur le capot, faute de quoi il risque de ne pas voir le terrain. Le jeune- et cela se comprend aisément- accepte l’idée sans la moindre hésitation, mais personne d’autre ne veut de cette offre maudite. Pire, personne parmi nous ne peut se situer sur le terrain, géographiquement parlant. Et il n’est pas question de passer la nuit ici.
Personne ne veut dormir dans cet endroit inconnu, à la belle étoile. Surtout, pas le chauffeur qui est intraitable sur la question. Et il a une bonne raison : il doit impérativement prendre le chemin du retour demain à six ou sept heures du matin pour prendre d’autres clients. Dans cette situation de crise, ma formation d’officier va me servir, une fois de plus, à quelque chose.
Elle m’aide à me porter volontaire pour cette fonction de guide quelque peu risquée. Ma candidature est soutenue par un Garde et un vieux de Ouadane, un ancien Supplétif. Tous deux, comme tous les «cinq choyés » de la cabine, ont payé, chacun, la modeste somme de 1200 UM pour leurs places « confortables ». Ils avaient remarqué la présence d’une carte et d’une boussole que je porte sur moi. Je ne suis pas certain qu’ils savent les utiliser.
Mais je comprendrai plus tard que c’est grâce à ma possession de ces outils « magiques » qu’ils m’ont fait confiance. Ils incitent les autres à m’élire et y insistent. D’ailleurs inutilement ! En effet, l’absence d’un rival facilite énormément leur campagne en ma faveur. Je suis désigné quasiment à l’unanimité. Un plébiscite ! Seule la jeune dame, ma voisine dans la cabine - encore elle !-montre peu d’enthousiasme à mon égard. Pour quelle raison ? Je ne le saurais probablement jamais. La question de désignation du guide réglée, nous devons, obscurité oblige, rester deux heures supplémentaires sur place, en attendant la levée de la lune.
Reprendre la route.
00 Heure. La lune s’élève dans le ciel, éclaire le paysage… Les lignes caractéristiques du terrain apparaissent progressivement: je les vois dans la nature… et les lis sur la carte en l’éclairant d’une petite lampe électrique en ma possession. Mettant en pratique mes connaissances en topographie, et aidé par l’ancien Supplétif qui connait passablement la zone, je fais un tour d’horizon, définis mon point de station et conclus que Chinguitty est à plus de 100 km derrière, et que la piste que nous suivons depuis la passe d’Amogjar est l’une de ces bretelles, nombreuses dans la région, qui s’éloigneraient infiniment de notre destination, ne menant nulle part.
« Il faut rebrousser chemin… et rouler à 30 km/h », dis- je avec un peu de fierté, en m’adressant au conducteur, avant de reprendre la route. Même à cette faible allure, je ne tiens pas le coup à cause du froid qui me glace le visage et les membres supérieurs, alors que la chaleur dégagée par le moteur de la Land-rover me surchauffe au niveau de la partie inferieure du corps en contact avec la surface métallique du capot: les jambes, les cuisses...
« Quel paradoxe climatique ! », songeai- je un petit instant, avant de demander de l’aide. Un passager me prête une couverture dont je n’arrive pas à m’en servir. On s’arrête. Le Garde, efficace qu’il est comme toujours, vient à mon secours : il m’enveloppe avec la couverture en l’attachant avec de la ficelle autour de mon corps.
Il a pris soin de me laisser les mains libres moyennant quoi je pourrais m’accrocher, tant bien que mal, au capot et éviter ainsi la chute qui me menace à chaque fois que le véhicule amorce l’un de ces virages acrobatiques auxquels se livre fréquemment l’audacieux conducteur, pour nous montrer combien il est viril et courageux.
Pour confirmer l’identification d’un point géographique sur notre itinéraire, il me faut demander un arrêt que j’obtiens, souvent non sans difficulté. Le Garde, qui voyage en tenue militaire, intervient parfois pour le faire exécuter par notre chauffeur indocile. Nous effectuons plus de cinq arrêts.
L’arrivée à Chinguitty … et la question d’hébergement.
03 heures. La ville célèbre est plus que mythique à cette heure de la nuit. Aucun mouvement, aucun bruit sauf celui du vent… Pas de signes de vie apparents… Je me rends au poste de la Gendarmerie. Le gendarme de faction me confirme les renseignements que j’ai au sujet de l’hôtel, me conseille de passer chez le responsable, qui en a la charge pour obtenir une chambre, et suggère de garder mes effets en attendant mon retour. Le domicile du « responsable » n’est qu’à 200 mètres, et il n’y a pas de sentinelle.
Dès que je franchis le seuil de la porte de la clôture, la musique, la causerie et d’autres bruits me proviennent d’une salle faiblement éclairée. « Heureusement ! Heureusement qu’ils ne dorment pas encore », me dis-je avec soulagement, en me répétant. Il s’agit de gens respectables que je découvre dans le salon : le « responsable », un autre haut responsable, 3 ou 4 messieurs appartenant apparemment en majorité à la Fonction Publique. Manifestement, ils organisent une veillée amicale en alternant des choses agréables devenues coutumières pour eux : boire le lait de chamelles, jouer à la belotte, raconter des souvenirs, se taquiner amicalement, parler service…
Après un petit quart d’heure, juste le temps nécessaire pour que le groupe s’intéresse à moi à l’issue d’une partie rapide de belotte, et après les salutations d’usage, j’expose l’objet de ma visite nocturne tardive, tout en m’excusant. Bien qu’apparemment compréhensif, le « responsable » me répond sur un ton catégorique qu’il n’y a pas question de me donner une chambre à l’hôtel ; « car, il n’a toujours pas de statut », dit-il.
Il ajoute que je peux, si je n’ai pas d’autre endroit, dormir chez lui, avant de me demander quelle était ma tribu. Je me dérobe à sa question, le remercie pour son offre d’hébergement, « bien qu’elle soit assortie de condition », remarquai-je dans mon fort intérieur, sans le lui dire, et prend congé de lui et son groupe d’amis et de leur ambiance festive.
Mes bagages mis en salle d’arrêt !
Je retourne voir le gendarme à qui j’ai confié mes effets. Il me propose de passer la nuit dans le domicile du commandant de Brigade qui est à dix pas de marche. N’ayant pas d’autre choix, j’accepte avec plaisir et lui confie de nouveau mes bagages qu’il a gardés dans la salle d’arrêts, salle qui n’a pas été utilisée depuis plusieurs mois, selon ce qu’on me dira plus tard. L’explication en est simple : ils sont très peu nombreux, les actes délictueux à Chinguitty.
Le contraste est frappant avec Nouakchott et les cellules de ses commissariats de police qui pullulent de délinquants. Le Gendarme me conduit dans le salon, propose de m’apporter à manger et du thé, mais je décline tout, pensant au dérangement que ça pourrait occasionner pour lui à cette heure trop tardive de la nuit. Attitude que je regretterai quelque peu, plus tard dans la nuit ! Il me quitte en me souhaitant bon sommeil. Seulement, la faim, le froid et les soucis qui me cassent le crâne empêchent son souhait de s’exhausser.
La cité mythique ensevelie.
07 heures. Tôt dans la matinée, j’entame mon périple à travers la Septième Ville de l’Islam et ses ruines. Je commence par la visite de sa mosquée dont le célèbre minaret représente dans nos manuels scolaires et dans le subconscient collectif de nos élites ce que vaut la Tour Eiffel dans les brochures de publicité parisienne et pour les Français. Par la même occasion, je fixe un rendez-vous avec l’imam pour 14 heures.
Puis, je continue ma promenade dans les palmeraies mourantes, au nord et à l’est de la ville. Je m’arrête un petit moment pour observer quelques paysans et échanger avec eux, alors qu’un vent de sable souffle, devenant de plus en plus violent au fil des heures. Ils essaient vainement d’y résister en construisant ou en plantant des haies ou des ceintures de protection contre l’ensablement qui envahit leurs oasis. Devant ce spectacle désolant, de désertification rampante, la voix inaudible de cette tempête alarmante, qui résonne toujours en moi, m’interpelle douloureusement.
Elle me plonge dans une méditation philosophique personnelle insupportable, avec des idées noires qui m’assaillent de toute part. J’en tire une conclusion factuelle assez pessimiste : l’inefficacité des « projets de fixation des dunes », l’absurdité de ce combat mené par des hommes démunis contre une nature austère, parfois féroce, et toujours indomptable...
Mon attention y est concentrée totalement, tellement le constat est amer : en l’état actuel des choses, ils me semblent trop optimistes ceux qui pensent que la palmeraie de Chinguitty résistera encore plus de 10 ans, à cette avancée inéluctable du désert. Non ! Si rien n’est fait, elle sera ensevelie. Telle est mon impression. Elle est largement partagée par les paysans que j’ai rencontrés. Pour eux, comme pour moi, Chinguitty, ville agricole, est appelée à disparaître. Malgré cet avenir sombre de leur cité mythique, ces habitants sont déterminés à y rester quelles que soient les tempêtes.
Est-ce par fatalisme ? Par attachement au terroir ? Ou pour d’autres motifs ? Dans tous les cas de figure, je leur donne raison : Chinguitty, c’est leur orgueil. Mais au-delà de sa dimension régionale et locale, la cité mythique est la fierté de tout un pays, un symbole historique- mais vivant- d’une nation, de son rayonnement culturel et civilisationnel. Un capital énorme à préserver, quel que soit le prix à payer.
Des sensations de dépaysement.
12 heures. Retour chez mes hôtes. On me sert la boisson (du zrig), le thé et le repas. Un gendarme m’apporte mes bagages sans que je le lui demande ; « Au cas où vous auriez besoin d’y prendre quelque objet », me dit-il poliment. Il ignore que je n’ai pas envie de les défaire de crainte que l’on découvre mes provisions. Je les trouve en ce moment mal adaptées au contexte. Ces rations individuelles composées de boites de conserve, de café, de lait manufacturé… de sachets de champignon, d’asperge… sont certainement bonnes à détenir sur la Côte d’Azur ou sur un autre continent.
Par contre, ici à Chinguitty, je réalise qu’elles sont totalement malvenues. Vouloir m’en servir serait interprété comme de l’ingratitude ou comme un manque de respect à l’égard de mes généreux hôtes. Rien qu’à y penser me tourmente, me donne un sentiment d’auto culpabilité, « d’aliéné », une sensation de dépaysement que je m’efforce de surmonter, de cacher.
Faire le muezzin… et visiter la bibliothèque…
14 heures. Je me rends à la mosquée, escalade doucement les marches de ses escaliers vieux de quelques siècles, et m’improvise en muezzin, le temps d’une prêche pour la prière de Dhoher. La prière terminée, l’imam me conduit dans la célèbre bibliothèque d’Ehel Habott. Cette honorable famille a pu rassembler, au cours de plusieurs siècles, plus d’un millier de livres achetés au prix fort, transportés ou livrés à dos de chameaux.
D’après mon interlocuteur, Mohamed Lemine Ould Ghoulam, l’imam, il y avait plus de 1500 livres, à l’arrivée des colons. Il n’en reste plus aujourd’hui que 900 dont une trentaine écrite à la machine, tout le reste à la main, par des copistes. Certains de ces manuscrits ont disparu des bibliothèques arabes. Seuls sont conservés les exemplaires détenus par Ehel Habott. Cette bibliothèque traite de tous les aspects de la connaissance et du savoir arabes de l’époque précoloniale : linguistique, sciences islamiques, poésie, … mais aussi des sciences et techniques : alchimie, médecine, logique, mathématique…
Devant ce trésor inestimable, je reste réellement ébahi. Le gérant de la bibliothèque de l’EMIA que je suis, s’étonne que des citoyens d’antan, avec des moyens aussi dérisoires, aient pu réunir un capital culturel aussi précieux. La comparaison avec la bibliothèque dont j’ai la responsabilité est peu flatteuse pour moi. Sur mes rayons, le fonds n’est pas aussi riche et varié. Il se limite à quelques centaines d’ouvrages constitués pour l’essentiel de romans policiers du style : Maurice Le Blanc, Aghata Christie, Exbray… et j’en passe.
Le retour à Atar… et la question sans réponse
18 heures. Je suis chez mes hôtes quand une Land-rover de la Gendarmerie ramena le commandant de Brigade. Il rentre d’une permission… et semble un peu surpris par ma présence. Je lui explique l’objet et les conditions de ma visite. Rapidement, il se montre compréhensif. Et pour preuve : il me demande de prolonger mon séjour parmi eux et y insiste. Je décline poliment sa requête en bavardant autour d’un thé que j’ai pris rapidement avec lui.
Puis, je le remercie pour l’hospitalité, pour le soutien chaleureux et actif de ses collaborateurs et le quitte à bord du véhicule de la Gendarmerie qui me ramena à Atar après une heure et demie de route. Un délai sensiblement dix fois plus court que celui que j’ai mis à l’aller ! La grande différence entre les deux temps mis s’expliquerait peut-être par l’absence, au côté du chauffeur, de femme capricieuse dans le dernier voyage, ou plutôt encore, par le sens de responsabilité chez les conducteurs militaires et leur esprit de rigueur.
La dernière hypothèse me semble plus plausible bien qu’elle n’explique pas tout. Encore, faudra-t-il vous avouer que ce n’était pas là la problématique intellectuelle majeure qui a retenu mon attention durant cette petite aventure, malgré tout agréable. La question que je me suis toujours posée, et que je me pose encore est comment éviter le traditionnel et célèbre test d’identité : « quelle est votre tribu ? ».
Atar, 30 décembre 1985
Lieutenant El Boukhary Ould Ahmedou O. Mohamed Mouemel
Instructeur et Gérant de bibliothèque à l’EMIA
Adresse actuelle : elbukhary_mm@yahoo.fr
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