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Les producteurs de l'Histoire mauritanienne (8)
Adrar-Info - L’historiographie contemporaine : place prépondérante de l’islam, tripartition statutaire, émirs et émirats comme embryons d’États.
La plupart des auteurs qui ont écrit sur la Mauritanie entre 1950 et la fin des années 1990(18) n’ont remis en question ni la vision historique coloniale, ni les thèmes les plus représentatifs de celle‐ci : l’islam confrérique, la division sociale en trois ordres issue de Sharbubba, et l’organisation politique en quatre émirats.
Dans ce contexte, une mention tout à fait particulière doit être faite aux travaux de l’historien britannique Harry T. Norris, qui a publié des travaux d’une grande érudition depuis 1962 jusqu’à nos jours (une liste de ses textes sahariens est proposée dans la bibliographie).
L’oeuvre de Norris, qui reste malheureusement très mal connue en France et en Mauritanie, a cette valeur fondamentale d’avoir été réalisée dans un cadre saharien largement comparatif, concernant les Bidân et les Tuareg. Les travaux de Norris nous renseignent avant tout sur la littérature saharienne arabe, c’est‐a‐dire sur les oeuvres des érudits locaux, sur les influences littéraires et culturelles qu’ils ont reçues et sur les échanges qu’ils ont eus entre eux.
Les traductions des sources arabes qu’il a effectuées m’ont énormément aidée dans la compréhension des traditions orales, des discours et des mythes sahariens et, grâce à ses analyses, on peut comprendre que les sources et les thèmes étaient souvent communs, plongeant parfois leurs racines dans des histoires légendaires proche‐orientales, notamment yéménites. Ainsi, l’oeuvre de Norris reste un modèle d’originalité et d’érudition non égalé jusqu’à nos jours(19).
Les études sur l’islam confrérique dans la gebla
Nous savons que l’importance accordée à l’islam en Afrique fut affirmée dès le début de l’occupation coloniale européenne, et ce pour des raisons qui tenaient autant à l’ancienne crainte et méfiance héritée du Haut Moyen‐âge vis‐a‐vis des « Sarrasins » (musulmans occupants de la péninsule ibérique) qu’à la peur plus immédiate de voir émerger une armée musulmane qui s’opposerait à l’occupation européenne. Pour les Européens, l’islam était bien plus qu’une religion, c’était une « chose monolithique » qui réglementait la vie entière des musulmans et qui faisait qu’ils agissaient et pensaient de la même manière partout dans le monde.
Cette façon orientaliste de concevoir l’islam ignore le fait, comme le note Edward Said (2002 : 238), qu’en réalité il n’existe pas « un islam » mais différentes manières de penser et de pratiquer l’islam dans le monde. En Mauritanie, une littérature importante avait été rassemblée par les auteurs coloniaux sur l’islam, grâce à leurs relations privilégiées avec les lettrés locaux issus pour la plupart de la gebla et qui faisaient partie du système confrérique saharo‐sahélien (la qâdiriyya, la tijâniyya et la fâdeliyya entre autres).
De manière quasi logique, les premiers travaux de longue haleine entrepris dans la société bidân eurent comme thématique centrale l’islam et furent effectués par Charles Stewart (1973) et Abdel Wedoud ould Cheikh (1985, 1991) dans la région de la gebla. Ils constituent les premiers producteurs de l’histoire universitaire des Bidân de Mauritanie.
Les travaux pionniers de Charles Stewart
Charles Stewart travailla dans la gebla à la fin des années 1960 ; il soutint sa thèse en 1970 à l’Université d’Oxford (Faculté d’études orientales) et une version remaniée de ce travail fut publiée en 1973, sous le titre Islam and Social Order in Mauritania. A Case Study from the Nineteenth Century. Dans sa préface, il note que l’islam est un thème d’importance considérable pour les historiens africanistes, en particulier parce qu’il s’accompagne généralement de l’écriture arabe.
Or, une langue écrite parmi les sociétés africaines sans écriture offre ainsi, potentiellement, l’une des meilleures sources pour la documentation du passé africain (Stewart 1973 : vii). Le cadre large de ses intérêts académiques concerne les institutions islamiques, l’école de jurisprudence malékite et la science islamique du mysticisme (tasawwuf), avec une référence spéciale à la confrérie qâdiriyya propagée par les Kunta dans l’Ouest saharien.
C’est pourquoi il choisit de centrer son étude sur Shaykh Sidiyya al‐Kabir, chef confrérique qâdiri, formé par des maîtres Kunta du milieu du XIXe siècle, qui devint plus tard le chef politique de sa qabîla, les Awlâd Abyayri, conseiller et « faiseur d’émirs » de sa région.
Pour mener à bien son travail en Mauritanie, Stewart reçut des appuis de la part des érudits comme Mokhtar ould Hamidoun et Muhammad Shennafi, qui collaboraient à l’Institut Fondamental de l’Afrique Noire (IFAN) de Dakar, mais aussi de la part des membres éminents de la famille de Shaykh Sidiyya, dont Harûn ould Shaykh Sidiyya Baba qui fut le plus important de ses interlocuteurs. Il lui permit notamment de microfilmer des documents de sa bibliothèque, que Stewart a installés aux Etats‐Unis (Haroun ould Cheikh Sidia Collection, HOCS, University of Illinois, Urbana).
La contribution de Stewart à la construction de l’histoire mauritanienne est sans aucun doute importante et riche en renseignements sur les liens entre l’ordre du religieux et l’ordre du politique au sein d’une qabîla qui, grâce à son action confrérique, se renforce à tous points de vue, y compris économique(20).
Certains points critiques méritent d’être évoqués rapidement. Sa vision historique est influencée par la théorie de la segmentarité — qui défend l’équivalence et/ou la complémentarité des segments sociaux —, ce qui l’empêcha de comprendre la dynamique de la hiérarchie sociale et des statuts de la société bidân. Cependant, sa reconstruction historique proprement dite doit beaucoup aux écrits des auteurs coloniaux.
Il reprend ainsi toutes les phases historiques énoncées par la tradition de la gebla et par les auteurs coloniaux : les Bafur comme « habitants originaires », l’arrivée au XIe siècle des Berbères ou des Arabes « berbérisés » avec les Almoravides, l’arrivée des Banî Ma‘qil à la fin du XIVe siècle, l’arrivée au XVIe siècle des Banî Hassân dans la gebla, les impositions de tributs qui auraient causé la révolte des Berbères, et enfin le conflit de Sharbubba, à partir duquel une nouvelle stratification sociale s’installe dans le pays (Stewart 1973 : 12‐16).
Cela étant posé, Stewart introduit des idées novatrices qui ne sont pas suffisamment connues chez les francophones. D’abord, il considère Sharbubba comme un « mythe de fondation » et la « stratification sociale » résultante comme un « modèle social » des relations de pouvoir entre guerriers et religieux (Stewart 1973 : 54 et sqq.).
Deuxièmement, il remet en question, pour la première fois, le thème de l’autorité émirale et l’absence de pouvoir réel des émirs (Stewart 1973 : 56), ainsi que celui de la fixité statutaire, défendue par les auteurs coloniaux et post‐coloniaux. Il souligne ainsi la mobilité statutaire, notamment chez les groupes tributaires (Stewart 1973 : 62 et sqq.), question qui allait devenir centrale dans les hypothèses théoriques sur les « émirats » de P. Bonte, comme on le verra plus loin.
Je noterai enfin que Stewart (1989) a été le premier chercheur à réagir, avec une analyse tout à fait pertinente, au conflit mauritano‐sénégalais de 1989, apportant une vision distancée et courageuse de ces faits politiques contemporains. Les travaux de A. W. ould Cheikh : histoire globale, islam et Ibn Khaldûn Abdel Wedoud ould Cheikh a présenté une volumineuse thèse en sociologie près l’Université Paris V, en 1985, dont l’intitulé est : Nomadisme, islam et pouvoir politique dans la société maure précoloniale (XIeXIXe siècle).
Essai sur quelques aspects du tribalisme. Ce travail assez considérable et érudit, d’un millier de pages, ne saurait faire l’objet d’une critique détaillée(21), je voudrais seulement relever quelques points qui ont trait à la problématique de l’islam, de l’histoire et de la hiérarchisation sociale. Disons pour commencer que l’auteur se propose de présenter une histoire globale des Bidân depuis le XIe siècle jusqu’au XIXe siècle, un peu à la manière de Paul Marty, mais en tenant compte de nouvelles sources locales et de sources européennes.
Les traditions orales elles‐mêmes ne sont pas considérées comme sources d’une histoire qui se veut, de toute évidence, une Histoire historienne des Bidân. Dans la reconstruction historique et l’organisation conceptuelle de la thèse, les travaux de Ibn Khaldûn occupent une place considérable, en particulier les propos de cet auteur du XIVe siècle concernant le rôle central de l’islam dans la construction des empires dynastiques maghrébins et, plus généralement, dans la cohésion sociale et politique des nomades (la célèbre ‘asabiyya).
Néanmoins, malgré l’incorporation d’éléments nouveaux, le travail suit pour l’essentiel la manière de construire l’histoire des lettrés bidân du XIXe siècle. L’ambition de rassembler les éléments sur les généalogies tribales de tous les Bidân est d’autant plus évidente que l’auteur propose la première traduction des généalogies recueillies par Mokhtar ould Hamidoun dans son Hâyat Muritânya (Cheikh 1985 : 217‐231).
D’autre part, en suivant Ibn Khaldûn, Cheikh avance que l’islam est « une matrice de légitimité sociale et politique » depuis le XIe siècle, lorsque les Almoravides l’imposent dans le futur pays des Bidân (Cheikh 1985 : 679). Cet islam, conçu comme homogène et totalisant, aurait ainsi contribué à asseoir l’ordre hiérarchique et même l’opposition entre les groupes statutaires guerriers et religieux.
Cette vision des choses reflète le point de vue des lettrés zwâya de la gebla, même s’il est rattaché, en suivant les vues de Weber, à une question de lien complémentaire des « valeurs » religieuse et guerrière. Cheikh a consacré ainsi plusieurs travaux à l’islam dans la gebla, fondés exclusivement sur l’examen de textes des eshaykh prestigieux, en particulier Shaykh Sidiyya (m. 1868), à qui il dédie un chapitre dans sa thèse, parue ultérieurement dans un ouvrage collectif (AlAnsâb, la quête des origines, Bonte et alii, 1991 : 201‐238). Mais aussi l’un de ses descendants, son arrière petit‐fils Harûn wuld Shaykh Sidiyya (Cheikh 1997 : 201‐219), et enfin Shaykh Sîd al‐Mukhtar al‐Kuntî (m. 1811), maître de la voie qâdiriyya de l’Ouest saharien (Cheikh 2001 : 137‐161).
Stewart avait travaillé sur ces thèmes précédemment, mais Cheikh le cite peu, et il est souvent en désaccord avec lui. En résumé, en dépit de descriptions érudites de détails intra‐textuels relevant de la sémantique arabe, de la théologie ou du droit musulman, Cheikh n’apporte pas d’idées novatrices sur un islam confrérique qu’il envisage dans sa seule dimension arabo‐bidân, très éloignée des faits d’histoire qui associaient, hier comme aujourd’hui, de vastes réseaux multiethniques de commerce et de savoirs au Sahara et au Sahel (McLaughlin 1997).
A suivre …./
Mariella Villasante Cervello : »Les producteurs de l’histoire mauritanienne. Malheurs de l’influence coloniale dans la reconstruction du passé des sociétés sahélo-sahariennes », in Colonisations et héritages actuels au Sahara et au Sahel. Problèmes conceptuels, état des lieux et nouvelles perspectives de recherche (XVIIIeXXe siècles), M. Villasante (dir.), Vol 1, 2007 : 67-131.
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18 Citons ici Lériche 1949, Hammoni 1959, F. de Chassey 1978, Balans 1979, Collectif : Introduction à la Mauritanie 1979, Cheikh 1985, Khalifa 1991 et 1998, Caratini 1989, Marchesin 1992, Leservoisier 1994 ; Boubrik
1999, Robinson et Triaud 1997, Robinson 2000, et enfin P. Bonte 1975, 1979, 1981, 1982, 1991, 1998a. Ces références ne sont pas exhaustives mais seulement indicatives.
19 Son dernier texte saharien est paru récemment: voir H.T. Norris, Les relations littéraires arabes entre les Tuareg et les Bidân dans les régions de frontière de l’Azawâd, de l’Adghagh-n-Ifôghâs [Mali] et du Hawd [Mauritanie], trad. par C. de Beauvais, Hawal, Cahier d’études berbères, 2005 : 101-127.
20 Les liens entre confréries et commerce saharien avaient été explorés brillamment par J. S. Trimingham 1975.
21 Les données de sa thèse ont été publiées en divers textes, dont un livre de vulgarisation Éléments d’histoire de la Mauritanie (1988), et divers articles, voir Cheikh 1991a, 1991b, 1995, 1997, 1999, 2001.