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17-04-2014

21:47

Le langage d'autorité politique et ses traductions en Mauritanie précoloniale rois, chefs et émirs dans la Gibla du XIXe siècle

Adrar-Info - En Août 1848, Muhammad al-Rajil s’adressa officiellement au Gouverneur (wâli al-nasârâ) de Saint-Louis, siège de la colonie française située à l’embouchure du Fleuve Sénégal.

En tant qu’amîr des guerriers Brâkna, il demandait le reste des coutumes, ou des péages commerciaux que les marchands de Saint-Louis lui devaient à la suite de la fin de la saison de commerce de la gomme arabique, qui avait eu lieu à l’Escale du Coq, situé en territoire Brâkna, à une journée de voyage de la capitale.

Muhammad al-Rajil se doutait qu’il aurait des résistances à sa demande. Bien que les Français continuassent à le reconnaître comme Roi des Braknas et qu’ils lui payaient les cadeaux coutumiers et lui rendaient des honneurs, ils ne dissimulaient plus leur mépris à son encontre.

L’année précédente, Muhammad al-Rajil n’avait pu empêcher une soudaine poussée de violence et de vols à l’escale qui avait conduit à la suspension provisoire du commerce de la gomme. Durant la saison commerciale de l’année 1848, il subit encore une plus grande humiliation. À la fin du mois de Mai, ses propres parents rejetèrent son autorité et le forcèrent à s’exiler parmi les guerriers Trârza.

Sous la conduite de son cousin Bûbakar wuld Khaddish, ils visitèrent le représentant du Gouverneur, le Lieutenant Reverdit, pour contester le droit de Muhammad al-Rajil de collecter les coutumes ou d’agir en tant qu’amîr des guerriers Brâkna. Ils pressèrent Reverdit de leur donner le payement restant et de cesser de reconnaître leur cousin comme Roi.

Deux semaines plus tard, Muhammad al-Rajil revint avec le puissant chef Trârza Muhammad Lhabib, accompagnés d’un grand nombre de guerriers Trârza. Il chassa ses parentes rebelles et repris le contrôle de l’escale. La question du statut des coutumes fut alors sujette de contestation. Bûbakar wuld Khaddish en avait pris une part, ainsi que le propre chef et négociateur du Roi, Njak Mukhtar. Ce qui restait était tenu comme une dette à l’encontre des commerçants.

Pour rendre les choses pires encore, un autre cousin apparut alors sur le devant de la scène. Soutenu par un parti de guerriers des Awlâd Ahmad, de l’intérieur du pays, Mhammad wuld Sidi entama un blocus de l’escale. Il exigeait les coutumes et sa reconnaissance en tant que Roi des Braknas. Les marchands de Saint-Louis en eurent assez ; ignorant les conseils de patience de Reverdit, la flotte marchande leva l’ancre le 29 Juin 1848, mettant ainsi un terme à la saison commerciale [1].

En Août, Mhammad wuld Sidi répartit nomadiser au Nord, laissant Muhammad al-Rajil protester auprès du Gouverneur sur son bon droit sur les coutumes. Il rappelait au Gouverneur qu’il ne souhaitait que « ce que allâh et mes ancêtres [abâ‘i] ont reçu de vous et de vos propres ancêtres ».

Les coutumes revenaient par droit « à celui qui prenait en charge les affaires parmi les Ahl Aghrish, [li man tawallâ al-umûr min ahl aghrish] », la lignée de chefferie à laquelle appartenait Muhammad al-Rajil. Ce n’était pas au Gouverneur de prendre parti au sein de cette dispute familiale puisque « votre seul recours [sabîl] est avec celui qui est en charge [mutawallin] des affaires, votre seule préoccupation est de donner ces biens [2]».

Muhammad al-Rajil était conscient que le Gouverneur pensait l’abandonner. Il y avait au moins deux autres chefs des Ahl Aghrish qui pouvaient être reconnus comme Roi des Braknas. Le plus puissant était Muhammad wuld Sidi. Cependant, le Gouverneur avait d’autres idées en tête, quoiqu’à plus long terme. Après le chaos des mois passés, les Français avaient pris en charge un jeune garçon de douze ans, Sidi A‘li, et l’avaient placé au service du Gouverneur à Saint-Louis. Sidi A‘li était le fils survivant de Ahmaddu, le chef Brâkna qui avait contrôlé l’escale en tant que Roi des Braknas entre 1818 jusqu’à son assassinat en 1841.

Les Français se rappelaient l’époque de Ahmaddu comme un temps de paix et de stabilité politique. Ils attendaient le jour où Sidi A‘li pourrait succéder à son père. À leurs yeux, Muhammad al-Rajil et les autres chefs qui agissaient en tant que Rois depuis 1841 étaient des régents, des gardiens du « trône » dont le temps s’achèverait lorsque Sidi A‘li, le successeur légitime serait en âge de reprendre le titre. Reverdit avait signifié à Muhammad al-Rajil en termes secs, que les coutumes revenaient à Ahmaddu et qu’elles devaient revenir en droit de succession légitime à Sidi A‘li. Cependant, Muhammad al-Rajil poursuivit sa réfutation :

« Quant à ce que Reverdit a dit, c‘est-à-dire que les coutumes [mkabbul] appartiennent à Ahmaddu : les prédécesseurs [sâbiq] d’Ahmaddu, qui reçurent les coutumes étaient son père et son grand-père. La raison pour laquelle je les ai prises est que je suis en charge des affaires [tawallâ al-amr] du peuple [qawm] de Ahmaddu. Commander est la même chose chez vous les chrétiens. »

L’opposition des hypothèses implicites est ici patente. Pour Reverdit et les autorités du gouvernement de Saint-Louis, l’ordre de succession apparent du grand-père, du père de Ahmaddu, et de Ahmaddu lui-même confirmait leur supposition que le fils de Ahmaddu devait un jour hériter de la chefferie.

Muhammad al-Rajil présentait au contraire une argumentation opposée. Ses prédécesseurs avaient revendiqué leurs coutumes non par droit de succession, mais parce que chacun d’entre eux « avait prit en charge les affaires des Ahl Aghrish. » Il mettait en avant un concept d’autorité enraciné dans un discours sur la responsabilité tribale.

Les coutumes sont un droit collectif qui appartient au « peuple » (qawm). Muhammad al-Rajil mettait en avant sa capacité en tant que gardien de ce droit, à l’instar de Ahmaddu précédemment. Il n’avait pas hérité d’un droit, mais sa position impliquait le même droit que celui de Ahmaddu. En tentant d’exprimer ces idées à son correspondant de Saint-Louis, Muhammad al-Rajil trouva une analogie évidente : « le commandement se passe de la même manière chez vous les chrétiens. »

Les Gouverneurs Français détenaient également leur position par confiance plutôt que par droit héréditaire. Auguste Baudin, qui occupait le poste de Gouverneur en 1848, était le sixième Gouverneur Français du Sénégal depuis 1817. La comparaison passa au-dessus de la tête de Baudin et de Reverdit.

Les administrateurs Français considéraient les hassân du Trârza et du Brâkna comme une aristocratie barbare, une caste de guerriers dirigés par des rois héréditaires dans un contexte d’anarchie féodale. La terminologie des monarchies européennes leur fournissait un langage et une représentation. Il s’agissait du « Roi » et de ses « Ministres » avec lesquels ils traitaient aux escales. Les élites guerrières ou hassân devenaient « princes », leurs tributaires et dépendants des « vassaux » ou les « sujets ».

La guerre qui faisait rage dans la gibla était une lutte de « succession » pour le « trône » de Brâkna ou du Trârza. Muhammad al-Rajil était plus ou moins un « régent », Sidi A‘li wuld Ahmaddu était le « prince héritier ». Pour ses correspondants de Saint-Louis, dont la conception de la politique de la gibla était emprisonnée dans ce lexique, l’analogie de Muhammad al-Rajil entre sa propre autorité et celle du Gouverneur était rien moins qu’incompréhensible.

A suivre…/

Dr Raymond M. Taylor[1]

Saint Xavier University, Chicago (États-Unis)

Traduit de l’Anglais par Christophe de Beauvais .Publié dans : Colonisations et héritages actuels au Sahara et au Sahel, sous la direction de Mariella Villasante Cervello, Paris, L’Harmattan : 205-236.


[1] Ce texte est issu du chapitre 5 de la thèse de Raymond Taylor (1996 : 241-296), intitulé « Of Rois, Buurs and Emirs : Authority and Translation in the Mid-Nineteenth Century ». Il a été considérablement remanié et actualisé pour cette publication francophone [NDE].

[1] Les événements de l’Escale du Coq et les dispositions pour les coutumes concernant l’année 1848 sont documentés dans les dossiers des Archives Nationales du Sénégal, Dakar (ANS) : Q-20, 85, Rapport de Reverdit sur le commerce des coutumes, le 6 Juillet 1848 ; et ANS 9G-1, 101, Rapport de Reverdit au Gouverneur, le 14 Février 1849. Voir aussi la lettre de Bûbakar wuld Khaddish citée plus loin dans ce texte.

[2] ANS 9G-4, 31-32, Le 4 Août 1848, Muhammad al-Rajil au Gouverneur, traduction française et original en arabe.



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