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Mémoire nationale Mauritanienne : Guerre civile et conquête coloniale au Sénégal.(2)…
Adrar Info - …La fin de la monarchie et l’essor de l’islam au Kajoor, 1859-1890
L’avancée coloniale française au Kajoor sous Faidherbe
Les colonisateurs Français restaient sur leurs positions des années 1859-1860, même s’ils s’intéressaient des événements en cours.
L’inaction française était en partie due à l’incertitude de Faidherbe sur la manière de réaliser ses objectifs. Ses plans sur le Kajoor constituaient un nouveau départ pour le gouvernement français au Sénégal. Jusqu’en 1860, la politique de Faidherbe fut destinée à liquider les restes du système de la traite du XVIIIe siècle le long du Fleuve Sénégal et de la côte atlantique.
Au cours d’une série de campagnes dans la vallée du Fleuve, de 1854 à 1859, Faidherbe infligea des défaites importantes à l’émirat bidân de Trârza, le plus puissant des États ouest-sahariens [sur le Trârza voir Taylor, Langage, supra]. Et au jihâd de Al-Hajj Umar.
Les Français cessèrent de payer tribut aux États africains le long du Fleuve, et contrôlèrent une série de postes fortifiés de Saint-Louis à Médine. Le pouvoir français avait créé des poches de souveraineté et une « zone de libre-échange » pour les commerçants Français (Searing 1993 : 187-193).
En 1859, Faidherbe conduisit une campagne dans la région de Siin-Saalum [au Sud-est du Kajoor] qui créa des avantages similaires pour les Français et les marchands résidants de Gorée, qui contrôlaient la plupart du commerce dans les territoires situés au Sud de la Péninsule du Cap-Vert (Ba 1976 : 174-212).
Néanmoins aucune de ces actions ne permit d’étendre le contrôle territorial des Français en dehors de postes de commerce contrôlés par eux-mêmes, exceptés dans les alentours de Saint-Louis. Jusqu’en 1860, la logique de la conquête était marchande et non territoriale.
Après ces victoires, Faidherbe s’intéressa au Kajoor. En octobre 1859, juste avant la rébellion au Njambur, il décrivit la situation. Il pensait en effet que les Français avaient montré leur force aux populations africaines « qui n’y croyaient pas jusqu’alors » parce qu’elles pensaient que les Européens étaient seulement des commerçants[1].
Les Français contrôlaient à présent le Fleuve Sénégal pour 250 lieues et le Kajoor était la seule région qui ne disposait pas d’un traité écrit. Faidherbe pensait que les Français pourraient obtenir l’aide de la majorité de la population, décrite comme étant composée de « cultivateurs aimant la paix », si leur politique était de « mettre fin au brigandage des ceddo des dammel », et « régulariser son système de gouvernement[2] ».
Si les Français pouvaient réussir à changer le régime, leur but essentiel serait accompli. Faidherbe basait cette réflexion sur sa croyance que les musulmans de la province de Njambur, le cœur de cette paysannerie aimant la paix, deviendraient alors des alliés des Français. Des liens commerçants étroits et une correspondance fréquente entre les Français et les principales villes musulmanes renforçaient cette alliance.
Les Français considéraient le Kajoor comme une zone stratégique en 1859 : leurs possessions le long du Fleuve Sénégal et les postes commerciaux liés à Gorée, pourraient être restructurés au sein d’une seule colonie s’ils pouvaient sécuriser leur influence au Kajoor.
L’instrument matériel de cette influence sera une la ligne télégraphique entre Saint-Louis et Dakar-Gorée, qui devait être suivi d’un chemin de fer. Dès 1857 des ingénieurs militaires prévoyaient l’importance stratégique d’un chemin de fer. Ainsi les officiers de la Marine française considéraient Dakar comme un futur port maritime et commercial.
Ils notaient avec satisfaction la naissance d’une « petite ville française » basée sur le commerce à l’exportation d’arachides et considéraient « le chemin de fer entre Saint-Louis et Gorée » comme un moyen pour consolider ces développements[3]. Une ligne télégraphique et une voie de chemin de fer permettraient aux forces françaises de contrôler les progrès de « l’organisation rationnelle » du Kajoor.
Faidherbe espérait remplir ces buts en poussant la monarchie à approuver un traité autorisant les Français à construire et à maintenir les lignes télégraphiques entre Saint-Louis et Dakar. Il avait débuté des négociations avec le dammel Birama, qui décéda en 1860, et il se préparait à négocier avec Makkodu.
En cas d’échec des négociations, il pensait qu’une démonstration militaire serait suffisante pour persuader le roi d’accepter ses plans. Enfin, si rien ne fonctionnait, les Français pouvaient imposer un nouveau gouvernement. Avec ses plans en tête, Faidherbe demanda l’aide militaire et financière de Paris en 1859, tout en faisant attention de minimiser les dépenses futures et insistant sur la nature modeste des modes des changements qu’il avait en tête.
Faidherbe mit en avant la possibilité d’une aide locale, fondée sur sa capacité à recruter des troupes dans la « colonie ». Durant sa « démonstration militaire » au Saluum en 1859, il annonça le principe d’un recrutement militaire dans la « colonie » française, essentiellement à Saint-Louis et ses alentours et dans la péninsule du Cap-Vert [sur la colonisation portugaise du Cap-Vert, voir Green, supra].
Il déclara aux populations rassemblées du Cap-Vert « qu’ils étaient Français » et devraient servir dans les campagnes contre les « régimes » qui les appauvrissaient en pillant le commerce français. Selon Faidherbe, la foule à laquelle il s’adressait fut surprise, mais n’osait pas refuser (Ba 1976 : 180). Puis, en 1861, Faidherbe recruta des « volontaires » à Saint-Louis et au Cap-Vert.
On dit à ses volontaires qu’ils devaient protéger le commerce français et les populations locales des pillages organisés par leurs propres gouvernants. Ces nouvelles recrues augmentèrent les garnisons permanentes et des nouveaux contingents arrivaient de France et d’Algérie. Même si le principe d’un service militaire n’était pas nouveau, c’était bien la première fois qu’il était associé au principe d’identité et de citoyenneté française.
Au XVIIIe et au XIXe siècle, les marchands résidents à Saint-Louis et à Gorée avaient appuyé les projets du gouvernement français, prêtant leurs propres esclaves qui étaient entraînés à porter des armes et à protéger les marchands et le commerce. L’esclavage avait été aboli dans la colonie en 1848 et l’initiative de Faidherbe restaura le service militaire sur de nouvelles bases[4].
La décision de Faidherbe eut de conséquences importantes. Il créa en effet un « parti citadin » pro-français dans le contexte d’une guerre civile émergeante en pays wolof. Faidherbe ne s’inquiétait pas outre mesure des conséquences de ses actes car il pensait que les habitants [Africains et métis, commerçants des villes côtières] étaient voués à décliner :
« Le travail de transformation en cours dans la colonie du Sénégal a causé une grande consternation. Les éléments de la population qui ont montré la pire des réactions est celle que l’on appelle les habitants (…) Ils sont attachés à ce qu’ils étaient dans les temps anciens, les intermédiaires obligatoires entre nous et les États de la région, pas simplement pour le commerce mais aussi pour la politique, ce qui les a rendus riches et puissants. Aujourd’hui, néanmoins, ils sont appauvris. » (Cité in Ba 1976 : 283).
Avec ce déclin des élites marchandes, Faidherbe ne prit pas la mesure des conséquences du recrutement des soldats issus des populations de pêcheurs, de marins et d’artisans qui constituaient le cœur des travailleurs de la colonie. En novembre 1852, alors que la rébellion de Njambur débutait, le Ministre Français des colonies approuva les plans de Faidherbe au Kajoor. Des fonds furent alloués au cours de l’année suivante.
Le Ministre insistait sur les buts limités de l’occupation militaire du Kajoor. Il ne voulait pas « une autre Algérie ». Le « contrôle » de la terre devait rester aux mains de la population indigène. Les intérêts français étaient commerciaux et pouvaient être réalisés en protégeant la population de « rapines de leurs propres chefs ». Et en replaçant les « chefs hostiles par d’autres dévoués à notre politique.[5] » Cette description de ce qu’on appellera plus tard le « gouvernement indirect » renvoie à la propre description des intentions de Faidherbe.
La rébellion de 1859 a pris — éventuellement — Faidherbe par surprise, mais dans tous les cas, les Français furent étonnés par la rapide et totale défaite des musulmans. Faidherbe décida d’attendre pour voir quelle faction émergerait comme la plus forte. Les services français décrivent un certain nombre de concurrents pour le trône.
Un candidat proposé par la lingeer [princesse] Debbo, était Lat Joor Joob, qui était le gouverneur de la province Geet et qui appartenait au lignage matrilinéaire Geej. La princesse Debbo fut volontaire pour servir comme conseillère de Lat Joor. Samba Maram Xaay encouragea cette idée en septembre 1860. Maajoojo Faal avait encore de partisans parmi les rebelles de 1859. Les esclaves royaux du Kajoor étaient divisés.
Une faction fit allégeance à Makkodu, le père du roi mort, en échange d’une promesse pour respecter leur propre position. Mais une autre faction des esclaves royaux soutenait Lat Joor parce qu’il était un membre de la lignée matrilinéaire Geej. Enfin des comptes, Makkodu émergea comme le plus fort, et il fut acclamé nouveau roi par une assemblée de notables de Kajoor.
L’accession de Makkodu au pouvoir fut durement ressentie par les Français. Cela fut exprimé symboliquement lorsqu’il écrivit à Faidherbe et lui dit : « Vous êtes les maîtres de la mer, mais je suis celui de la terre.[6] » Cette phrase rejetait sommairement les changements que Faidherbe avait introduits depuis 1854. Les Français étaient circonscrits en tant que commerçants qui contrôlaient les mers, mais qui ne pouvaient jamais revendiquer le pouvoir politique sur la terre firme.
De fait, ce langage reflétait le système de la traite du XVIIIe siècle et ses protocoles. Makkodu n’avait pas « entendu » le message sur le pouvoir militaire français que Faidherbe avait construit si patiemment à travers ses campagnes et sa propagande. Makkodu reniait également tous les accords sur les mines de sel de Ganjool [au Nord du Kajoor] et du télégraphe entre Gorée et Saint-Louis. À la fin de l’année 1860, il fut clair que Faidherbe n’avait rien réussi au Kajoor, et qu’il se préparait à la guerre.
De la rébellion musulmane à la guerre civile wolof : l’intervention française dans les luttes factionnelles du Kajoor
Au début de l’année 1861, Faidherbe décrivait le Kajoor au Ministère des colonies comme le seule royaume du Sénégal qui n’avait pas de traité de paix avec la France malgré le fait qu’elle occupait des territoires situésentre Saint-Louis et Gorée, « nos principaux établissements sur la côte de l’Afrique de l’Ouest. » Le commerce du Kajoor était plus petit de ce qu’il aurait du être et les commerçants Français étaient attaqués et pillés. Faidherbe prit un ton de haute moralité et relia le Kajoor à la sauvagerie et aux injustices du commerce des esclaves :
« La plus grande critique que l’on peut faire à l’encontre du gouvernement du Kajoor est que le roi ou dammel, lorsque ses revenus ordinaires ne satisfont pas ses besoins, et qu’il veut acquérir des cheveux, des liqueurs, de la poudre, des fusils ou toute autre chose, il revendique le droit d’utiliser ses ceddo pour se saisir non seulement des troupeaux et des propriétés de ses sujets, mais aussi ses sujets eux-mêmes, qu’ils soient libres ou esclaves. (…) Ceci est la cause d’une terrible dépopulation et un manque de sécurité des producteurs, ce qui constitue également un affaiblissement pour notre commerce.[7] »
Faidherbe soulignait que les Français avaient ignoré trop longtemps ce problème et qu’il était temps d’agit :
« Depuis longtemps nous avons limité nos actions à des plaintes de ce régime sauvage, un souvenir de l’époque de la traite que seuls les rois Wolof et Sereer ont préservé parmi tant des autres gouvernants Sénégalais.[8] »
La rhétorique de Faidherbe suggère qu’il eût placé cette guerre à venir contre le Kajoor au niveau d’une « croisade » contre la traite des esclaves. Ce discours abolitionniste était dirigé au gouvernement français, mais il faisait aussi écho aux critiques musulmanes contre la monarchie wolof.
Les actions de Faidherbe en 1861 renforcèrent les dissensions au sein du Kajoor, transformant ce qui avait débuté comme une rébellion musulmane limitée en une guerre civile wolof de plus grande envergure. Faidherbe réalisa cette escalade par ses efforts pour recruter des alliés Wolof, à l’intérieur mais aussi à l’extérieur du Kajoor. Trois groupes clés furent immédiatement affectés.
Tout d’abord les habitants de la colonie elle-même, à qui l’on demande d’aider les Français dans leur guerre contre le Kajoor. En deuxième lieu, les plans de Faidherbe incluaient un appel aux musulmans qui s’étaient rebellés en 1859, et pouvaient ainsi remplir leurs objectifs grâce à l’aide française.
Enfin, en décidant de faire venir au pouvoir un rival dynastique des Geej, Maajoojo Faal [l’un des chefs musulmans de la rébellion], Faidherbe créa un éclatement des classes dirigeantes du Kajoor en factions distinguées sur la base de leur acceptation ou de leur rejet de son candidat.
En instaurant le service militaire pour les habitants de la colonie. Faidherbe haussait les enjeux pour eux. On affirma aux « volontaires » de Saint-Louis, de Rufisque et d’autres villes qu’ils étaient « Français » et on leur demande de combattre contre un ennemi commun. On leur promis une nouvelle ère de prospérité sous un futur gouvernement wolof plus éclairé.
Puisque les villes françaises au Sénégal étaient essentiellement des villes marchandes, le futur décrit par Faidherbe avait des attraits potentiels. La population de la colonie, composée majoritairement d’esclaves libérés, imagina que de nouvelles opportunités s’ouvriraient à eux dans un Kajoor dominé par les Français. De toute façon, de 1859 à 1860, les Français recrutèrent des soldats de la colonie dans toutes les campagnes militaires contre les royaumes wolof.
Ce rôle fut symbolisé par l’action du Général Dodds, un métis de Saint-Louis, dans la campagne finale contre les Wolof en 1890. Mais le rôle du soldat ordinaire était bien plus important. Des attentes apparurent au sein de la population africaine de la colonie qui pourrait bénéficier de l’expansion du pouvoir français. Ces attentes, qui furent pour la plupart non-comblées, eurent cependant un impact important sur le rôle politique de la vieille colonie au sein du nouveau Sénégal.
Faidherbe eut des difficultés à organiser une rencontre militaire décisive avec le Kajoor. Sa première tentative, en janvier 1861, fut un échec total. Faidherbe entra au Kajoor avec une colonne forte de 2.200 hommes, dont environ un tiers était composé des « volontaires » de la colonie.
Makkodu battit en retraite à l’intérieur refusant tout contact avec les Français. Il envoya ensuite un message à Faidherbe en lui promettant qu’il accepterait toutes ses conditions s’il se retirait. Alors que Faidherbe étudiait la proposition, il rencontra des envoyés des provinces de Jolof et de Ber-Geet, Lat Joor, lui offrant son aide dans sa guerre contre le Kajoor. Faidherbe décida de faire confiance à Makkodu. Redoutant de se voir entraîner au sein d’une « guerre civile », Faidherbe retourna à Saint-Louis[9]. Peu après, Makkodu renonça à son traité avec les Français.
Faidherbe organisa un conseil de guerre en février 1861 pour discuter de la manière dont le gouvernement pouvait répondre au rejet du Kajoor des « traités » autorisant la construction d’une ligne télégraphique et d’un poste militaire. Faidherbe voulait la guerre. L’opposition la plus forte vint des Français et des commerçants habitants qui parlaient au nom du « commerce ».
Gustave Chaumet [un commerçant fortuné]demanda si les Français pourraient réussir à conclure un traité de paix avec Makkodu. Faidherbe répliqua qu’il ne pouvait négocier avec des « brutes » qui étaient « toujours ivres » et qui avaient récemment repoussé son émissaire.
Chaumet écouta les plans imaginés par les militaires Français pour imposer leur traité par la force ; dans sa réponse, il souligna que le commerce et les populations de la colonie française avaient souffert de l’état de guerre le long du Fleuve Sénégal et de ses conséquences. Ils souffriraient encore si le Kajoor, « une riche province à nôtre porte » qui « avait toujours été le grenier à pain de Saint-Louis et de ses alentours » et qui commerçait avec les Français plus que toute autre région, devait maintenant suspendre ses relations.
Il cita des statistiques d’exportation détaillées, prudemment préparées à l’avance, qui montraient l’importance des exportations d’arachides du Kajoor. Il trouvait étrange qu’un traité, destiné à « renforcer des liens » puisse être maintenant la cause d’une rupture complète. Il conseilla à Faidherbe d’être patient et d’ignorer les insultes du dammel, qui était « illettré » et qui ne comprenait pas le traité négocié en son nom.
La France, en tant que puissance civilisée, négociant avec un pays « d’arrière cour » avait toutes les raisons de faire en sorte que les deux parties comprennent le traité. Chaumet termina son discours avec un plaidoyer pour la paix basée sur sa peur que la guerre pourrait détruire la prospérité[10]. Les militaires majoritaires au Conseil ignorèrent les peurs du représentant des commerçants.
Alors qu’ils se préparaient à attaquer le Kajoor et à sécuriser l’élection d’un nouveau roi, Faidherbe maintenait ses contacts avec les chefs musulmans les plus importants. Il décida que les musulmans étaient trop faibles pour gouverner le Kajoor, mais il fit quelques gestes en leur direction.
Avant sa première campagne en mars, Faidherbe invita la population à renverser leur roi et à le remplacer par « quelqu’un qui ne boirait pas[11] ». Il était en négociations avec différents candidats pour le trône, mais son souhait d’obtenir le soutien des musulmans le fit pencher pour Maajoojo Faal, qui avait été le candidat des rebelles en 1859.
Faidherbe aidait Maajoojo et son allié Samba Maaram Xaay sur l’hypothèse qu’ils avaient encore des alliés musulmans. Le nouveau régime imaginé par Faidherbe ressemblait à une tentative de ressusciter la coalition qui s’était rebellée deux années auparavant.
Durant sa campagne de mars, Faidherbe tenta d’infliger des pertes élevées à son ennemi dans l’espoir que Makkodu perdrait toute aide. La colonne était un amalgame de forces françaises régulières et des volontaires de Saint-Louis qui comptait 25% des 1.200 hommes des troupes[12].
La campagne fut une série d’escarmouches, les forces de Makkodu se retirant constamment, cherchant à éviter tout contact direct avec les forces françaises ; Faidherbe estimait qu’il avait détruit 25 villages, saisi 500 têtes de bétail et tué environ 300 soldats Wolof, y compris certains commandants de l’armée du dammel[13].
L’arme française la plus efficace était l’artillerie légère de campagne qui entraînait des pertes considérables parmi les forces africaines lorsque la fuite était impossible. Les victoires françaises ne réussirent cependant pas à produire un résultat politique concret.
En conséquence, Faidherbe fut forcé d’organiser une troisième campagne en mai, au cours de laquelle une force française à peu près égale en nombre fut rejointe par environ 500 partisans de Maajoojo Faal. À cette époque, les plans pour le Kajoor étaient clairs. Maajoojo serait le nouveau roi. Il nomma Samba Maram Xaay comme chef des jaambuur [hommes libres non aristocrates, notables] ainsi que le général qui commanderait les esclaves royaux.
Alors que la colonne française poursuivait Makkodu, son contingent central de partisans, que les Français estimaient à 200 ou 500 cavaliers[14], s’enfuit. Et le nombre de partisans de Maajoojo augmenta. Le 22 mai, une majorité des électeurs du Kajoor choisi Maajoojo comme nouveau roi (Ba 1976 : 467).
Quelle que soit la manière dont on le considère, le règne de Maajoojo fut un échec, que ce soit sur le plan des affaires intérieures, ou des efforts français pour organiser le gouvernement. En décembre 1861, Maajoojo et Samba Maraam Xaay expliquèrent leurs difficultés avec le « nouveau système [politique] », au sein duquel le droit du dammel de piller ses propres sujets avait été aboli.
Les villages de Taïba et de Lao avaient refusé de payer leurs taxes et d’honorer les droits du roi. Le nouveau roi était un converti mécontent des manières françaises de gouverner ; dans une lettre adressée au Gouverneur en décembre 1861, Maajoojo affirma : « depuis que nous avons renoncé au pillage et au vol, nous n’avons pas été capables d’obtenir quoi que ce soit de nos sujets.[15] » Le dammel se plaignait que les Français lui avaient refusé le droit de « punir » le village de Lao et rappelait son plan de châtier les Sereer, qu’il décrivait comme « des sauvages noirs qui sont nos sujets.
(…) Ils ne m’obéissent plus — se lamentait-il — au lieu d’accueillir mes envoyés, ils les battent et les chassent hors de leurs régions[16]. » Malgré ses plaintes, Maajoojo agissait en fait suivant « l’ancienne manière ». À la fin de décembre, les Français reçurent une lettre de Sëriñ Taïba, le chef musulman de l’un des villages cités par Maajoojo, qui rapportait que celui-ci avait pillé son village, emportant 70 fusils, 200 têtes de bétail, 100 chèvres et 300 habits qui contenaient des trésors d’or et d’argent. Les troupes du dammel furent accusées d’avoir pris les approvisionnements en nourriture, d’avoir saccagé les champs de culture, et d’avoir saisi 20 esclaves plus des cheveux et des ânes à leur départ.[17]
L’avènement de Demba War Sall et de Lat Joor, futur dammel du Kajoor
L’opposition à Maajoojo se cristallisa autour de Demba War Sall, le chef des esclaves royaux de l’ancienne dynastie. Demba représentait une famille puissante dont les membres dominaient les esclaves des Geej et, à travers eux, l’État lui-même. Bien qu’ils étaient des esclaves par statut, leur fonction comme commandants militaires et gardiens de la maison royale explique bien mieux leur position sociale.
Les esclaves royaux n’acceptaient pas leur mise à l’écart et recherchaient un candidat qui représente la cause de la dynastie Geej. À la fin de l’année 1861, Demba War avait choisi Lat Joor auquel il avait rendu visite à Kokki. Lat Joor fut choisi pour ce qu’il représentait politiquement, un rassembleur du loyalisme geej avec l’islam.
Les références islamiques de Lat Joor, à travers son grand-père, un célèbre conseiller royal, et par sa mère, qui était mariée à Sëriñ Kokki[18], l’emportèrent sur sa jeunesse et le fait qu’il appartenait à la « mauvaise lignée patrilinéaire ». En effet, Lat Joor appartenait au lignage matrilinéaire Geej, mais il n’était pas des « Faal », qui pouvaient retracer leur ascendance jusqu’au premier roi du Kajoor [Amari Ngone Ndella Faal, c. 1549], comme les règles de succession le demandaient.
En tant que « Joob », Lat Joor pouvait revendiquer son droit à gouverner la province de Geet (fief ancestral des Joob), à l’Est du Kajoor, mais non pas à régner en tant que roi du Kajoor. Dans les célébrations épiques de la mémoire de Lat Joor par les bardes Wolof, la trame narrative principale entre 1861 et sa mort en 1886, est son « amitié » avec Demba War Sall.
Entre 1861 et 1864, les forces Geej infligèrent des défaites humiliantes à Maajojo, seule l’aide française empêcha Lat Joor d’être reconnu comme roi ; avec deux « rois », le Kajoor entra dans un état de guerre prolongé jusqu’à ce que les Français chassassent Lat Joor et ses alliés en 1864 (Duguay-Clédor 1985 : 69-77).
La décision de Demba War d’installer Lat Joor sur le trône était calculée pour dissocier le parti musulman. Demba pensait que la candidature de Lat Joor affaiblirait l’opposition vis-à-vis de la dynastie Geej. Lorsque Lat Joor fut choisi, il était un tout jeune homme. Les bardes Wolof rappellent qu’il portait toujours ses tresses d’adolescence et que Demba War Sall aurait dû organiser une cérémonie de circoncision en son honneur[19].
Les Français estimaient son âge entre 16 et 17 ans (Ba 1976 : 260). Après que les Français eurent repoussé les forces Geej du Kajoor en 1864, la signification de la candidature de Lat Joor fut redéfinie de manière importante. Demba War conduisit son protégé en exil, au Saluum, et construisit une alliance avec Màbba Jaxu, dont le jihâd au Saluum constituait un défi à l’ordre politique traditionnel. Cette alliance entre la dynastie Geej et l’islam prépara le chemin de la restauration du pouvoir Geej dans le futur.
Les Français ne vinrent pas immédiatement la menace constituée par ces développements ; ils considéraient les problèmes de «l’organisation politique » comme une question liée au remplacement d’un gouvernement discrédité et moralement corrompu par un gouvernement plus favorable à leurs propres intérêts. Ils ignoraient totalement la force de la dynastie Geej, mais notaient les progrès de la réhabilitation de MaajoojoVis-à-vis de la dépravation des ceddo. Les services français rapportaient périodiquement des nouvelles sur le comportement de Maajoojo, ainsi en juin 1864 :
« Madiodio [Maajoojo] est resté sobre et aujourd’hui on peut affirmer qu’il a complètement renoncé aux boissons alcooliques, il donne l’exemple [à son peuple] du travail en cultivant lui-même ses vastes domaines.[20] »
La sobriété de Maajoojo était une bonne nouvelle. Mais l’événement principal était que le Kajoor avait subi une grave sécheresse en juin et juillet qui menaçait d’apporter la famine dans la région[21]. Les commerçants Français organisèrent la distribution de nourriture d’urgence pour les victimes de la famine en juillet 1864. Pour des nombreuses décennies, les Wolof se rappelleraient de l’année 1865 comme « l’année de la faim » (atumee xiif ba).
La famine de 1865, qui fut la pire depuis le milieu du XVIIIe siècle, avait de multiples causes, je les ai abordés ailleurs (Searing 1993 : 132-144). Pour la deuxième année, des sécheresses apparurent en série. Et, comme au cours des pires famines du passé, la sécheresse s’accompagna de nuages de criquets pèlerins et de la guerre.
Ces deux facteurs consumèrent la plupart de récoltes restantes ; les armées en marche se saisissaient des réserves en grains, et les criquets pèlerins s’abattaient sur les champs presque vides. De plus, une épidémie non identifiée tua les troupeaux de bétails qui normalement servaient de réserves, en dernier recours, durant les famines[22]. En 1865, les Français organisèrent des secours sur une échelle beaucoup plus large que l’année précédente.
Treize maisons commerciales françaises fournirent 30.000 FF pour acheter du mil et couvrir les coûts des graines d’arachide pour les paysans durant la famine. Les autorités coloniales ouvrirent les réserves de mil et du riz qu’elles avaient collecté par le biais de taxes ou de saisies lors des campagnes militaires précédentes. Cette « aide humanitaire » était vue comme un moyen de consolider l’influence française au Kajoor, même si elle prit la forme de « prêts » qui devaient être remboursés à partir de futures récoltes.
Au cours des efforts pour endiguer la famine de 1865, les officiels Français supprimèrent tranquillement la monarchie au Kajoor, jugeant que leurs efforts pour gouverner à travers Maajoojo constituaient un échec. Ils firent montre de leur meilleur visage au cours de cette série de désastres, en faisant de la réforme politique et de l’aide humanitaire les deux faces de la « régénération » du Kajoor :
« Nous avons réussi à détruire le brigandage au Kajoor en nous débarrassant du dammel et de ses ceddo qui contrôlaient auparavant la région centrale du pays.[23] »
En fait, les efforts des Français pour gouverner le Kajoor furent un échec. Le pire des cauchemars des commerçants Français fut réalisé. Personne n’avait de l’intérêt pour annoncer cette rechute, mais en 1865 le Kajoor sombrait dans l’anarchie sans aucun gouvernement central. Dans certaines régions, cela signifia que les gouverneurs locaux étaient virtuellement indépendants.
À Njambur, les chefs des communautés musulmanes réalisèrent le type de gouvernement local qu’ils avaient souhaité au cours de la rébellion de 1859[24]. M’Barick Lo, le nouveau Sëriñ de Luuga, se considérait lui-même comme le Gouverneur du Njambur.
Dans les régions minoritaires Sereer, qui avaient toujours résisté à la monarchie, le même état d’indépendance virtuelle fut accompli. En théorie, les chefs rémunérés par les Français avaient pris le contrôle des provinces centrales en 1865. Mais aucun des responsables du Kajoor ne put protéger ses propres populations des incursions périodiques des factions armées basées au Bawol, au Jolof et au Saluum, où la guerre civile du Kajoor se mélangeait avec des conflits plus étendus entre un islam révolutionnaire, un pouvoir aristocratique, et la religion des esprits.
A suivre…/