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Manuscrit d’auteur : « Ils travaillent pour manger et ils mangent pour travailler » (1)
Adrar-Info - Classements théoriques et discours sur les artisans (m’allemîn) de la société bidân de Mauritanie.
Dans le cadre des disciplines anthropologique et historique, un certain nombre de travaux portant sur les sociétés de la région saharo-sahélienne font mention de groupes restreints, endogames, nomades et/ou sédentaires, qui ont une spécialisation professionnelle et dont la principale stratégie de survie est la vente des biens et des services.
Cependant, plusieurs auteurs notaient dans l’ouvrage The Other Nomads (ed. A. Rao 1987), que le thème était négligé dans ces disciplines et que très peu d’études lui étaient consacrés. Aujourd’hui, plus de dix ans après, nous pouvons faire le même constat.
En dépit de la grande diffusion des groupes qui peuvent être classés comme des communautés péripatétiques en Afrique (Bollig 1987, Casajus 1987), Notre connaissance de leur situation reste modeste. Plus précisément, en ce qui concerne la région saharo-sahélienne, la connaissance des arguments théoriques et conceptuels portant sur la notion de “communautés péripatétiques”, telle qu’elle a été définie par A. Rao (1982, 1985, 1987), semble encore peu répandue.
Cependant, des efforts importants de réflexion théorique sur l’applicabilité du concept de “péripatétiques” en Afrique ont été déployés par Michel Bollig dans son article “Ethnic relations and spatial mobility in Africa ” (1987 : 179-228). Il souligne en particulier, et avec raison, que de nombreux groupes remplissent les trois critères qui définissent les péripatétiques dans le monde : la pratique d’une économie non productive, la mobilité sociale et l’endogamie.
Néanmoins, la majorité des groupes africains montre une grande flexibilité dans la concrétisation de ces critères —ils
peuvent développer quelques activités productives, avoir une mobilité restreinte et pratiquer une endogamie variable (Bollig 1987 : 182).
A mon sens, cette situation rend simplement plus complexe la notion de communautés péripatétiques, sans qu’il semble nécessaire de créer d’autres notions distinctes pour rendre compte du cas africain. Deuxième point, dans l’aire saharo-sahélienne, Bollig (1987 : 185-186) évoque des communautés péripatétiques chez les Arabes et les Berbères (maghrebenean ‘Gypsies’), chez les Touareg (inaden), chez les Teda (yuudi), chez les Dazza (aza), chez les Peul (nyeenyBe), chez les Bambara (nyamakala), chez les Wolof (nyeenyoBe), chez les Senufo (fijembele), et, enfin, chez les “Maures” il distingue deux groupes : les m’allemîn (forgerons) et les îggâwin (musiciens).
On peut ainsi constater que les péripatétiques se trouvent présents aussi bien dans des sociétés de pasteurs nomades (Touareg, “Maures”, Peul, Toubous-Teda et Dazza), que dans des sociétés agropastorales du nord de l’Afrique et du Sahel. Dans cette contribution je centrerai mon analyse sur le seul groupe des m’allemîn de la société bidân de Mauritanie, c’est-à-dire la société constituée des arabophones Bidân qui reçurent officiellement l’appellation coloniale de “Maures” au XIXème siècle(2).
Il faut également préciser dans cette introduction que malgré le fait que les m’allemîn de la société bidân furent classés parmi les communautés péripatétiques africaines par Michel Bollig, cet apport conceptuel important est resté pratiquement méconnu dans le cadre des études mauritanistes.
Des études qui, par ailleurs, ont largement négligées les enquêtes de terrain sur les groupes dominés, subordonnés, de la société bidân(3). Précisons enfin que de manière courante on traduit le terme “m’allemîn” par “forgerons” (blacksmiths), or l’emploi de ce mot ne semble pas précis et il peut même avoir des connotations négatives —associées au bas statut des personnes concernées— en Afrique occidentale.
En effet, le terme français “forgeron” vient de “forger” et désigne “celui qui travaille le fer au marteau après l’avoir fait chauffer à la forge” (Petit Robert). Néanmoins, les m’allemîn ne travaillent pas seulement le fer, mais aussi le cuir et le bois et ont d’autres métiers traditionnels. Compte tenu de ce fait, j’utiliserai ici le terme “artisans” qui traduit mieux le sens de la spécialisation du travail manuel et artistique des m’allemîn. Cette étude est divisée en deux parties.
Dans la première, j’aborderai la question du classement conceptuel des m’allemîn au sein des communautés péripatétiques. On verra ainsi que non seulement aucune étude n’a été consacrée jusqu’à présent au groupe social des m’allemîn, mais que de plus, tous les chercheurs qui ont mentionné leur existence ont eu des difficultés théoriques de classement.
Il est ainsi question de “castes” (Caro Baroja 1955, Hamès 1969, Gabus 1976), de “lower classes” (Stewart
1973 : 61), des “groupes de moindre importance démographique et sociale” (Ould Cheikh 1985 : 367), ou de “groupes statutaires bien particuliers” (Bonte 1998 : 856), ceci non seulement pour parler des m’allemîn, mais aussi des musiciens îggâwin et de deux autres groupes bidân, jamais bien définis, les chasseurs nmâdi et les pêcheurs imrâgen.
S’agissant des m’allemîn, les spécialistes les plus connus de cette société citent les traits suivants : leur haut degré d’endogamie (Ould Cheikh 1985 : 404), leur exclusion de l’ordre segmentaire tribal bidân (Bonte 1998 : 856), leur statut proche de celui des groupes tributaires (Ould Cheikh 1985 : 403), et enfin l’idée que leurs activités et leurs métiers les rapproche, culturellement, des sociétés soudanaises voisines (Ould Cheikh 1985 : 405).
La mention de ces traits généraux est souvent accompagnée par des descriptions sur les activités professionnelles des m’allemîn, sur leurs origines attribuées, et surtout sur les préjugés moraux et les stéréotypes dont ils font l’objet de la part de la société dominante. Néanmoins, aucune interprétation conceptuelle n’est proposée pour leur classement au sein de leur société, ni sur leur rôle social, ni sur l’évolution de leur situation statutaire.
La deuxième partie de cette contribution est consacrée à la présentation et à l’analyse des discours des membres nobles de la société bidân sur les métiers, les rôles sociaux et les traits moraux et psychologiques attribués aux m’allemîn. Ces discours soulignent en général l’ambivalence associée à la pratique de leurs “métiers manuels pour d’autres”, considérés comme “avilissants, sales, non-nobles”, mais en même temps “nécessaires”, voire “précieux” pour la société.
L’analyse de deux récits nous permettra d’examiner les fondements idéologiques de la peur, de la crainte et du mépris associés aux métiers des m’allemîn, en particulier leur pratique de la sorcellerie et leurs liens avec le monde surnaturel en général qui occupent une place importante dans l’idéologie sociale des Bidân.
A partir d’un troisième récit qui évoque le thème des origines “étrangères” des m’allemîn, nous verrons que la distance statutaire des m’allemîn peut
être justifiée —en dernière instance et par certains nobles—, par leur “extériorité” à la société bidân.
Selon ces discours, les m’allemîn seraient à l’origine des Juifs islamisés, ou des Kwâr (4), deux groupes qui occupent une place particulière dans l’idéologie des Bidân, musulmans, revendiquant la primauté des origines arabes et/ou arabo-berbères. J’avancerai ici que cette manière de voir est avant tout une idéologie forgée par un groupe dominant et non pas, nécessairement, un fait de structure.
A suivre… /
Mariella Villasante Cervello. Dr en anthropologie sociale (EHESS, Paris). Chercheuse associée/ Investigadora asociada Instituto de democracia y derechos humanos de la Pontificia Universidad Católica del Perú (IDEHPUCP), Institut Français d’études andines (IFEA, Lima, Pérou), Centre Jacques Berque (Rabat, Maroc)
Article publié en anglais in : Customary Strangers : New Perspectives on peripatetic Peoples in the Middle East, Africa and Asia, Joseph C. Berland and Aparna Rao eds., Praeger, Westport 2004 : 123-154.
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1. Je remercie Raymond Taylor (St Xavier University, Chicago) qui a très aimablement accepté de
traduire ce texte en anglais. Mes remerciements vont également à Hélène Claudot-Hawad (IREMAM), à Claude Lefébure (CNRS), à Mohamed Ould Khattar (UNESCO) et à Mohamed Mahmoud Ould Mohamed Radhy (chef des Ahl Sîdi Mahmûd) pour les précieux renseignements et éclaircissements qu’ils m’ont apporté, et enfin à Christophe de Beauvais pour ses critiques et ses commentaires toujours pertinents.
2. En tant qu’ethnonyme englobant, le terme Bidân (sg.m. Bidâni, sg.f. Bidâniyya) semble en effet plus
approprié pour parler des arabophones de cette société que le terme “Maures” dont le contenu sémantique en français reste imprécis et négatif. Dans une deuxième acception, d’usage interne, le terme Bidân possède un sens statutaire et concerne les “hommes libres, nobles” de cette société (Villasante-de Beauvais 1997b).
3. Pour pallier un tant soit peu à cette situation, nous avons élaboré un ouvrage collectif concernant les groupes serviles de la société bidân, Mariella Villasante-de Beauvais (ed.), Groupes serviles au Sahara. Approche comparative à partir du cas des arabophones de Mauritanie. Collection Etudes du Nord de l’Afrique. Paris, CNRS Éditions. Sous presse.