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27-06-2014

07:37

Manuscrit d’auteur : « Ils travaillent pour manger et ils mangent pour travailler » (2)

Adrar-Info - Classements théoriques et discours sur les artisans (m’allemîn) de la société bidân de Mauritanie. Classement conceptuel des m’allemîn au sein des Communautés péripatétiques de la société bidân.

En suivant des travaux précédents (Rao 1982, 1985, 1987; Bollig 1987), je voudrais suggérer ici que le concept de “communautés péripatétiques” peut être adopté, avec quelques nuances, pour décrire et concevoir la situation ancienne et présente de certains groupes subordonnés de la société bidân.

Quelques remarques générales sur cette société et sur son système de hiérarchisation sociale s’imposent pour comprendre le cas des m’allemîn. La société bidân est issue d’un grand métissage entre les populations locales - amazigophones (“Berbères”) et soudanaises - et les populations arabes venues s’installer depuis au moins le XIVè siècle (Norris 1986) dans la région comprise entre le sud du Maroc, le nord du Sénégal, le nord et l’est du Mali actuels, c’est-à-dire, grosso modo, la République Islamique de Mauritanie.

De nos jours, les Bidân sont majoritaires dans le pays, mais on trouve aussi diverses communautés Kwâr (Halpulaar’en, Wolof, Bambara et Sarakolle), ayant des structures sociales hiérarchisées semblables à celle de la société bidân, des groupes nobles et libres, des groupes serviles et des groupes péripatétiques. La population totale est estimée à 2.274.000 habitants (RIM 1998).

Les discussions sur les “origines” de la société bidân ne sont pas encore achevées, loin de là. Cependant, en accord avec des collègues historiens, dont Raymond Taylor (1996), je pense que l’on peut considérer que la forme actuelle de cette société s’est construite seulement au cours du XIXème siècle.

Aussi, les traditions orales des Bidân eux-mêmes, qui placent les fondements de leur société au XIème siècle (lors de la geste des Almoravides), doivent être considérées comme des représentations sociales, des discours, ou des “mythes d’origine” qui tout en ayant une valeur sociale indéniable, ne sauraient avoir des véritables fondements historiques.

Du point de vue structurale les Bidân s’organisent en fonction de deux principes de base, celui de l’égalité statutaire, fondatrice des identités collectives (‘asabiyya) et celui de la hiérarchie sociale (Bonte 1991, Villasante-de Beauvais 1995).

Comme dans la plupart des sociétés saharo-sahéliennes, une distinction hiérarchique centrale sépare les groupes et les personnes selon leur statut de liberté ou de servilité. Malgré les changements enregistrés récemment, dont la création d’un régime “démocratique”, la société bidân mauritanienne reste organisée en fonction de ce même critère.

La condition de “liberté” est étroitement associée à la “noblesse”, qui est souvent justifiée en termes généalogiques (nasab), mais qui est aussi légitimée en référence aux qualités morales et éthiques des nobles (Villasante-de Beauvais 1998b).

Il en résulte que tous les groupes classés comme “nobles” dans l’histoire récente (depuis le XIXème siècle), ont des ancêtres prestigieux et avec ce “capital symbolique” de dominance, ils se sentent obligés d’assumer un comportement social et une éthique de vie —ou des “humanités” chez les Touareg(5 )(Claudot-Hawad 1993 : 147-150)—, propres aux “nobles”.

L’adage français “noblesse oblige”, impliquant un effet d’assignation statutaire (Bourdieu 1982 : 127), s’applique ici avec une pertinence indéniable. Au sein du statut de liberté, on distingue de différences de rang importantes entre les groupes et les individus.

Les groupes les plus libres et les plus nobles sont ceux qui exercent leur dominance politique sur d’autres groupes, et ils peuvent avoir un statut guerrier (‘arab) ou guerrier et religieux à la fois (‘arab et zwâya, tolba). Les groupes strictement religieux (zwâya, tolba) sont libres mais, probablement en raison de leurs occupations productives (commerce, agriculture), du point de vue des guerriers leur noblesse reste relative.

En effet, nous sommes ici dans une société anciennement nomade dont les fondements et l’éthique de vie s’ancrent sur la défense de l’honneur, le pouvoir guerrier, la générosité et la vaillance au combat(6).

Enfin, les groupes libres les moins nobles sont ceux qui ayant été affaiblis par les guerres, les famines ou d’autres catastrophes sociales ou climatiques, se sont vus forcés de demander la protection des groupes nobles en échange de laquelle ils devaient donner des tributs. Cependant, il faut insister sur le fait que leur statut de “tributaires” restait provisoire et en aucun cas il ne constitue un élément de classement “fixe”.

Il en va de même pour les autres groupes, guerriers et religieux. La fluidité statutaire, impliquant un métissage statutaire est en effet l’un des traits les plus importants de la hiérarchisation de cette société. De nos jours aucun groupe segmentaire bidân ne reconnaît plus le statut de “tributaire” et les référents idéologiques et généalogiques des qabâ’il (“tribus”, sg. qabîla) restent associés aux principes statutaires guerrier et religieux, ou les deux à la fois —comme dans le cas de la confédération des Ahl Sîdi Mahmûd (Villasante-de Beauvais 1995, 1997a, 1998a).

Ces longues remarques sur la hiérarchie étaient nécessaires pour mieux comprendre le cas des communautés péripatétiques. Disons pour commencer que les groupes que nous pouvons classer au sein de cette communauté ont un statut libre, non noble, distinct de celui des tributaires —même si certains tributs pouvaient, jadis, leur être demandés.

En effet, une première caractéristique de ces groupes est qu’ils sont peu nombreux, et ne sont pas organisés dans un cadre segmentaire mais sont rattachés, par des liens de clientèle, aux familles et aux qabâ’il bidân nobles. De ce point de vue, leur situation sociale est semblable —mais statutairement distincte— de celle des personnes ou des groupes censés avoir des origines serviles et que l’on nomme couramment “hrâtîn” (sg. hartâni).

Les hrâtîn et les m’allemîn (sg. m’allem) peuvent être classés, globalement, comme des “clients”, c’est-à-dire des dépendants ou des protégés des groupes segmentaires nobles. Une situation semblable a été décrite dans le cas des péripatétiques attachés par des liens de “fraternité’ aux Bédouins Rwala de Syrie (W. & F. Lancaster 1987 : 311).

Cependant, contrairement à l’opinion de certains auteurs (dont Bonte 1998 : 856), les liens tissés dans le cadre de patronage et de clientèle chez les Bidân sont vécus comme des liens segmentaires. Les hrâtîn et les m’allemîn appartiennent toujours à une qabîla donnée et partagent les mêmes devoirs et droits que les autres membres libres et nobles.

Certes, ils peuvent aussi se détacher et aller chercher d’autres protecteurs, issus d’une autre qabîla, mais d’autres membres de cette société peuvent également faire la même chose; notamment les groupes affaiblis qui demandent la protection des groupes dominants.

Les groupes affaiblis, les hrâtîn et les m’allemîn peuvent alors choisir entre : le changement de rattachement et donc l’adhésion à une nouvelle ‘asabiyya tribale, impliquant l’oubli des origines différentes; ou l’adhésion à une ‘asabiyya dominante tout en conservant leurs identités restreintes (‘asabiyyat). On y reviendra.

Un autre point général que je voudrais évoquer ici concerne la place statutaire des communautés péripatétiques en relation avec les groupes serviles. Certains auteurs considèrent que les ‘abîd (“esclaves”) et même les hrâtîn auraient un statut supérieur à celui des m’allemîn. En fait, il me semble qu’il s’agit là d’une confusion entre certains discours tenus par des ‘abîd et des hrâtîn, soulignant des préjugés et des autoreprésentations valorisantes, qui n’ont pas de lien avec les faits observables sur le terrain.

Les membres de statut servile de cette société, les ‘abîd actuels, sont les seuls à avoir un statut opposé, inférieur et ouvertement subordonné à celui des groupes libres et nobles. J’ai montré ailleurs (Villasante-de Beauvais sous presse), que cette situation d’infériorité statutaire n’a rien à voir avec des “origines raciales” soudanaises, mais reste associée aux coutumes anciennes des formes de dépendance extrêmes, pratiquées dans toute l’aire saharo-sahélienne, puis légitimées par l’islam et qui sont actuellement en voie de disparition.

En dernière instance, dans une société largement métissée, ce ne sont pas les “origines ethniques” qui sont au fondement du maintien des préjugés fondés sur la différence entre groupes libres/non-libres, mais simplement le cadre éthique associé à l’état de civilisation —les ‘abîd seraient ainsi censés être plus proches de la nature, leur affranchissement leur permettant d’accéder au “stade” propre aux hommes libres et nobles, la culture(7).

Dans tous les cas, en tant que groupes libres, les m’allemîn sont considérés comme ayant un statut supérieur à celui des ‘abîd et même des hrâtîn car, contrairement à ces derniers, ils n’ont pas des “origines serviles”, source première de stigmatisation sociale.

A suivre… /

Mariella Villasante Cervello. Dr en anthropologie sociale (EHESS, Paris). Chercheuse associée/ Investigadora asociada Instituto de democracia y derechos humanos de la Pontificia Universidad Católica del Perú (IDEHPUCP), Institut Français d’études andines (IFEA, Lima, Pérou), Centre Jacques Berque (Rabat, Maroc)

Articles précédents : http://cridem.org/C_Info.php?article=657721




4 Ethnoterme hassâniyya (arabe de Mauritanie) que l’on peut traduire par “tous ceux qui ne parlent pas hassâniyya et qui appartiennent à une ethnie soudanaise voisine”. Il n’est pas péjoratif mais seulement descriptif et concerne : les Halpulaar’en, les Wolof, les Bambara, les Soninke. Ici j’utiliserai couramment le terme englobant Kwâr et non pas le terme “Noir” (Black) car, dans un pays largement métissé tel la Mauritanie, le classement social en termes de “races” reste imprécis, voire négatif. En effet, ici la “couleur de la peau” n’a pas de signification statutaire ou sociale, les distinctions significatives étant celles de la langue et de la culture des groupes.

5 Selon les parlers, les Touareg se nomment eux-mêmes imajaghen, imuhagh ou imushagh/imashaghen (Claudot-Hawad 1996 : 8).

6 Il en va de même dans la société Touareg, où “l’homme idéal, valorisé par la société, est bien ce Guerrier d’honneur, dont le courage devra se manifeste au combat. (…) Par ailleurs, dans la hiérarchie sociale, il est clair que cette image s’adresse avant tout au noble, défenseur de droit de la communauté (atéjagh peut se dire également amujagh, qui désigne à la fois le fait d’être brave et celui d’être noble).” (Claudot-Hawad 1993 : 15).

7 Nous pouvons établir ici un parallèle avec les Tuareg chez qui l’acquisition de la culture des hommes libres par les esclaves et la raison explicite de leur affranchissement —au contraire des raisons religieuses souvent invoquées par les Bidân (Claudot-Hawad, sous presse).



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