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01-07-2014

22:57

Histoire d'auteur : « Ils travaillent pour manger et ils mangent pour travailler » (7)

Adrar-Info - Classements théoriques et discours sur les artisans (m’allemîn) de la société bidân de Mauritanie - “Les m’allemîn sont des sorciers.

Les relations entre les m’allemîn et les forces surnaturelles se placent dans le domaine de la “nature”, habitée, dans les croyances des Bidân, par des êtres maléfiques ayant parfois figure humaine, parfois animale, parfois perçus comme des boules de feu (Caro Baroja 1955 : 270-275). Les liens entre les forgerons et ce monde surnaturel ont été largement explicités dans les sociétés humaines (Eliade 1977).

Je voudrais souligner ici que dans la société bidân, les pratiques de sorcellerie (eshâr, sg. sehr) ne sont pas uniquement associées aux m’allemîn —i.e. récit 1— mais elles concernent aussi d’autres groupes dominés traditionnellement associés à ces pratiques en milieu saharien : les groupes serviles et les femmes (Caro Baroja 1955 : 271-272).

Il est vrai cependant que ce sont les m’allemîn qui sont censés avoir les rapports les plus étroits avec les jnûn (sg. jinn), les démons ou les génies de la terre et des métaux, et, en conséquence, l’on considère qu’avec l’aide de ces derniers, leurs activités sur les hommes sont plus puissantes et directes.

Caro Baroja (ibid. supra) rapporte des croyances selon lesquelles certains m’allemîn peuvent tuer des hommes en extrayant leur sang avec leurs seuls regards (selal, massâsîn), se transformer ou les transformer en animaux. L’on croit aussi que les m’allemîn-sorciers peuvent adopter des formes animales —notamment des chats et des chiens ou de hyènes— pour commettre des actes interdits (raison pour laquelle il semble que ces animaux sont craints et détestés dans l’aire saharosahélienne).

De son côté, Gabus rapporte des croyances intéressantes sur les relations ambivalentes entre les m’allemîn et les métaux. Les m’allemîn de Walâta considèrent ainsi que ce furent les Ahl Balhamar (gens du diable) qui leur enseignèrent la magie sans laquelle ils ne pourraient lutter contre l’influence maléfique du fer (Gabus 1976 : 19). En outre, il rapporte qu’au Sahara l’or est un métal plutôt craint car “il attire le malheur”, contrairement à l’argent, “métal béni” (ibid. supra : 41).

Cette croyance est assez répandue dans la société bidân et de nombreuses familles nobles mettent un point d’honneur à ne jamais faire porter des bijoux en or à leurs femmes, lui préfèrant l’argent (M. Ould Khattar, communication personnelle). Néanmoins, comme le dit Gabus, à Walâta la situation est différente, probablement en raison de l’influence soudanaise importante dans cette ville, ancienne escale saharienne proche de Tombouctou. Voici un petit récit sur le travail de l’or à Walâta :

“Avant de commencer leur travail, l’usage voulait que le bijoutier-orfèvre fasse ses prières. (…) l’or étant un matériau aux propriétés fantasques, il risquait de se sauver si le nom de Dieu n’était pas invoqué avant le travail. Il se sauve encore, me dit-on, avec l’aide des génies; parfois il revient à son propriétaire grâce à la prière. On dit encore que l’or est retenu prisonnier de la terre, par des “djenoun” et quiconque trouve un gisement doit aussitôt arroser le sol de sang pour nourrir et apaiser les génies.

Si le sang n’est pas versé de suite, l’infortuné découvreur risque de se voir privé de son trésor, car les génies enfouissent aussitôt l’or en un autre lieu et plus profondément. On raconte qu’un Maure de Boutilimit, qui avait découvert de l’or natif, loin de toute agglomération, s’empressa de s’entailler la main pour verser un peu de sang et apaiser les “djenoun”.

Il paraît que lorsqu’une vache passe sur une mine d’or, elle devient tachetée, une indication pour les bergers qui recherchent le gisement.” (Gabus 1976 : 41).

L’on retrouve dans ce récit des motifs assez connus sur les liens entre les mines, les métaux précieux et les sacrifices sanglants nécessaires à l’apaisement de la terre et des génies gardiens (Eliade 1977 : 54 et sqq.). Sans pouvoir m’attarder sur l’analyse de ces croyances, je voudrais clore cette brève évocation des activités de sorcellerie par une remarque générale. Les croyances en la sorcellerie et en la magie (sehr) sont très répandues dans la société bidân et mauritanienne en général, même si cette société se reconnaît volontiers comme profondement musulmane.

Le fait que l’islam condamne fortement ces pratiques, n’empêche donc pas la prégnance de traditions qui lui sont bien antérieures. Ibn Khaldûn lui-même affirmait d’un côté que la magie est “impie”, et ajoutait plus loin “aucune personne intelligente ne doute de l’existence de la sorcellerie dont l’influence est bien réelle.” (trad. Monteil 1997 : 840).

Les croyances et les pratiques de sorcellerie, très répandues dans le pays, restent assez peu étudiées en Mauritanie. Dans tous les cas, lorsqu’on parle de sorcellerie, l’on pense immédiatement aux m’allemîn.

“Les m’allemîn sont des étrangers, des Juifs ou des Kwâr“

Un dernier thème récurrent dans les discours des nobles portant sur les m’allemîn est celui de leur “origine étrangère”. Cependant, nous aurons l’occasion de voir plus loin que les m’allemîn eux-mêmes ne partagent pas ces discours devenus “traditionnels” et recurrents. Le thème des “origines étrangères” constitue un discours destiné à instituer de manière claire et définitive leur distance sociale vis-à-vis des nobles, c’està- dire des hommes d’honneur, ou des “vériables hommes”. Ainsi, l’affirmation des “origines étrangères” doit être classée comme une formule performative qui prétend faire advenir une réalité en la nommant (Bourdieu 1982 : 127).

En effet, comme le note Bourdieu, “les distinctions les plus efficaces socialement sont celles qui se donnent l’apparence de se fonder sur les différences objectives(ibid. supra : 125). En l’occurrence, établir que les m’allemîn sont des “étrangers” revient à considérer qu’ils sont “objectivement”, ethniquement, distincts des Bidân libres et nobles. L’assignation statutaire attribuée par les nobles joue ici sur le plan identitaire. Et l’identité social des Bidân est associée, dans les représentations et dans les pratiques, aux origines généalogiques, au nasab.

Il s’en suit que l’identité de noblesse des Bidân libres se justifie en référence à leurs généalogies, alors que dans le cas des m’allemîn, l’institution de leurs “origines étrangères” joue comme une identité stigmatisée. Tout se passe en effet comme si l’on déclarait : “Nous les nobles sommes des véritables hommes et avons (“noblesse oblige”) des codes d’honneur des nobles, des personnes civilisées. Les m’allemîn ne sont pas comme nous, ils ne sont pas civilisés, en fait ce sont des étrangers, et en conséquence ils ne sont pas tenus de respecter nos codes d’honneur.”9

Cette espèce d’ethnocentrisme n’est pas cependant “ethnique” mais simplement statutaire et il ne doit pas cacher la réalité sociale : les m’allemîn sont culturellement des Bidân ayant adopté une spécialisation professionnelle comme moyen de vie sociale. C’est dans ce cadre quelque peu abstrait que nous devons placer le récit suivant qui fait ressortir les discours les plus courants sur les origines des m’allemîn et leurs coutumes d’endogamie, il a été recueilli auprès d’un notable traditionnel.

Récit 3

“Les m’allemîn se marient entre eux car ils ont très peu de valeur sociale. Même les hartâniyyat peuvent refuser d’épouser des m’allemîn. Leur origine est méconnue, cela est pire que le statut des hrâtîn qui ont un maître et dont l’origine et connue par tous les membres de la qabîla. On dit que les m’allemîn peuvent être des Juifs (Yâhûdiyyîn) islamisés, ou des Kwâr, ou le produit des butins de guerre… mais personne ne peut savoir d’où chaque famille des m’allemîn provient. (…)

En général, les m’allemîn cherchent continuellement des marchés pour vendre leurs travaux dans les campements ou dans les villages où ils peuvent s’établir. Parfois ils restent longtemps dans une même qabîla et alors ils sont adoptés, c’est-à-dire qu’ils se placent sous la protection des nobles.

Mais ils ne peuvent pas être nombreux dans un site car ils se feraient mutuellement concurrence. Ainsi, dès qu’il y a trop de m’allemîn dans un lieu, quelques familles partent à la recherche d’autres clients. Il y a un proverbe en hassâniyya qui dit “ils travaillent pour manger et ils mangent pour travailler.” (Entretien recueilli à Kiffa, mars 1988).

Dans ce récit l’on évoque les stratégies économiques des m’allemîn qui les mène à se déplacer à la recherche de clients. Le proverbe cité, “ils travaillent pour manger et ils mangent pour travailler” synthétise d’ailleurs l’importance de leur mode de vie, fondé sur leurs spécialisations professionnelles. Ceci étant posé, c’est plutôt le discours sur leurs “origines étrangères” que nous allons examiner ici.

Disons d’abord, que pour les nobles, parler des “origines méconnues” équivaut à une exclusion du monde social, ou du monde civilisé. C’est pourquoi il est dit que leur situation est “pire que celle des groupes serviles” qui eux, ont des maîtres connus. C’est là que se situe l’explication première de leur endogamie “forcée”. Je n’insisterai pas sur le fait qu’il s’agit là de discours performatifs; en aucun cas la situation statutaire des m’allemîn ne peut être pire que celle des groupes serviles.

Enfin, il est souligné que les m’allemîn viennent “d’ailleurs”, qu’ils sont des Juifs islamisés, des Kwâr, ou peut-être le “produit des butins de guerre”, dans tous les cas, ils ne sont pas des Bidân. Il est intéressant de rapporter ici que les Berbères du Haut Atlas (Maroc) ont des représentations semblables sur les origines “méconnues” des forgerons nommés imesillen (sg. amsille). Les imesillen sédentarisés sont appréciés pour leurs travaux et leurs services, mais en même temps méprisés parce qu’ils “viennent de nulle part”, et parce qu’ils ont des “origines soudanaises” (Claude Lefébure, communication personnelle).

Les discours ou les traditions selon lesquelles les m’allemîn auraient des origines juives ou soudanaises ont trois sources qu’il convient de différencier. La première est constituée par les traditions orales des nobles que l’on peut classer comme populaires, et dont le récit 2 représente un bon exemple. La deuxième est constituée par les opinions savantes émises par les lettrés Bidân.

La troisième enfin provient des interprétations des auteurs extérieurs et qui se réfèrent parfois aux traditions populaires, parfois aux opinions des lettrés, parfois aux récits recueillis par eux-mêmes; cependant de manière générale, leurs “sources” ne sont pas indiquées de manière claire. Quelques exemples nous serviront à illustrer cet état des choses.

Pour les lettrés Bidân, il n’existe pas d’accord sur les origines juives des m’allemîn. Certains contestent cette possibilité de manière énergique. Tel est le cas, par exemple, du savant bidâni al-Shaykh Bây b. Sîd A’mar al-Kuntî (XIXème siècle), dont les propos sont rapportés par Ould Cheikh (1985 : 404-405, 451) :

Ce qui se dit les concernant (leur origine juive) est manifestement sans fondement. Car il est bien connu qu’ils ne descendent pas d’un même père et que leur unité provient de l’exercice d’une même profession. Il en est qui sont d’origine chérifienne, il en est qui sont des purs arabes, et les apparences de la plupart d’entre eux indique une origine noire (sudan). Il y a parmi eux de très grands savants (a’imma) et des hommes de qualité.

En ce qui concerne leur masse, elle est comme toutes les masses, qu’elle surpasse même en qualité dans bien des cas. Quiconque prétend qu’ils sont d’origine servile ou qu’ils portent malheur, quiconque prétend récuser le témoignage de ceux parmi eux qui sont dignes de foi ou leur refuser la direction de la prière, s’exclut du droit chemin et est un imposteur qui parle de ce qu’il ignore…
” (Cité par Mokhtar Ould Hamidoun, Jugrâfyâ, texte arabe inédit, p. 77).

Mokhtar Ould Hamidoun (cité par Norris 1968 : 23-24) refusait lui aussi l’idée que les m’allemîn aient des origines juives, et considérait qu’ils étaient issus d’un mélange entre Soudanais (notamment Wolof), Arabes et Berbères. Néanmoins, l’auteur de Al-Wasît —célèbre ouvrage écrit par un lettré bidâni et publié au Caire en 1911—, Ahmed Lemine ech-Chinguiti, ne se prononce pas clairement sur la question et considère :

“On prétend qu’ils sont d’origine juive; ils se signalent par leur manque de piété, le mensonge et la gourmandise, et ne se marient qu’entre eux.” (Cité par M. Teffahi 1953 : 118).

Parmi les auteurs qui ont abordé la question, l’anthropologue espagnol Julio Caro Baroja (1955 : 46) rapporte des traditions des Bidân du Sahara occidental selon lesquelles les m’allemîn sont d’origine juive et noire. Mais il signale aussi l’existence de traditions qui font état des origines nobles, cherifiennes, de certaines familles m’allemîn.

D’autre part, dans un ouvrage consacré à la présentation de Al-Wasît, Ahmed Baba Miské (1970 : 112) considère : “L’origine des m’allmîn (caste d’artisans) est, elle aussi, un mystère. Sont-ils simplement des noirs métissés ou, comme le disent certains, des juifs convertis?”. Jean Gabus (1976 : 19) évoque également le point de vue de Ahmed Lemine ech-Chinguiti et écrit :

“Quant à leurs origines, elles sont diverses et difficilement contrôlables; selon les cas, ils seraient des berbères vassalisés par la conquête arabe, des séquelles des anciennes populations noires du Sahara, des captifs qui apportèrent leurs techniques et en même temps leur sagesse dans les phénomènes de nigritisation des conquérants Berbères, voire des Juifs. Ahmed Lamine écrit dans sa chronique “El Wasît” : “On prétend qu’ils sont d’origine juive et ils se signalent par le manque de piété, le mensonge et la gourmandise, ils ne se marient qu’entre eux.

Pratiquement, c’est un problème de généalogie et nous nous sommes adressé à l’un des meilleurs historiens de la Mauritanie : Mokhtar ould Hamidoun. Or, en reprenant la filiation des principales familles de forgerons, nous n’aboutissons à rien qui permettrait de les rattacher à quelque origine des Juifs marocains du Touat, du Souss, du Drâ ou de l’Atlas où certains sont en effet bijoutiers.”

De son côté, le sociologue mauritanien Abdel Wedoud Ould Cheikh (1985 : 404) fait aussi référence à la possibilité de rattachement des m’allemîn aux Juifs marocains et écrit :

“Une idée répandue parmi les bidân, et manipulée souvent dans une intention moqueuse ou agressive, veut qu’ils soient de provenance “juive”. Simple ragot populaire? C’est fort probable.

On sait cependant que le judaïsme a des racines anciennes en Afrique du Nord où il semble avoir entretenu des liens privilégiés avec l’artisanat. On peut ainsi soupçonner les persécutions antijuives qui ont agité le Tuwwât, à la fin du XVè s., à l’appel de Muhammad b. ‘Abd Al-Karîm al- Mâgilî (m. 1532), d’avoir entraîné une dispersion des juifs des confins méridionaux de l’Afrique du Nord dont une partie aurait pu trouver refuge parmi les populations nomades du Sahara occidental… Tout cela ne prouve évidemment rien quant à la “judaïté” des m’allemîn que rien — mis à part leur profession et leur plus haut degré de fermeture endogamique— ne distingue des autres bidân.”

Enfin, l’anthropologue français Pierre Bonte (1998 : 857) considère : “Il leur est parfois attribué une origine commune, juive en l’occurrence, qui s’explique plus par leur position statutaire (et leur position dans l’échelle des valeurs sociales) qu’elles ne les détermine, car les auteurs s’accordent pour souligner la multiplicité de leurs origines.”

En fait, ce qu’il faudrait souligner avant toute chose c’est que les traditions sur la “judaïté” des forgerons ou des artisans en général ne sont pas particulières à la société bidân, mais largement répandues dans d’autres sociétés saharo-sahéliennes. Norris (1968 : 23) écrit ainsi : “As in other Saharan societies, these smiths are also held to be descended from Jews or Negroes or to be of mixed descent.

Casajus (1987 : 295) rapporte également des traditions selon lesquelles les inaden (artisans et musiciens) de la société touareg ont des origines juives. Enfin, il est intéressant pour nous de constater que ces origines sont aussi attribuées, et cela depuis le XVIème siècle, aux griots et aux artisans de la société Wolof. Ainsi, Vincent Monteil (1989 : 294-295) rapporte des récits de trois voyageurs portugais —Valentim Fernandes (1506-1507), André Alvares d’Almada (1594) et Francisco de Lemos (1684)— qui font état de cette hypothèse.

Il est frappant de voir dans ces récits les ressemblances en termes de fonctions sociales, de vie itinérante, et de mépris qui caractérisent d’autres groupes péripatétiques en Afrique. Ils sont nommés “Gaul” (en wolof moderne les griots sont dits gewel, Bollig 1987 : 186), et en portugais “judeus”. Or Monteil (1989 : 294, note 2) remarque qu’en Guinée dite “portugaise” les griots se nomment toujours, en créole, jideus. Je voudrais faire une remarque globale sur cette question des origines étrangères des m’allemîn.

De toute évidence, il semble que les auteurs confondent, ou n’explicitent pas suffisamment, le fait hautement significatif que les idées sur les origines ethniques étrangères des m’allemîn sont des discours performatifs, des discours qui tentent d’imposer la réalité de leurs “origines différentes”. Et qu’en conséquence, il est nécessaire de distinguer ces discours des situations pratiques, historiquement attestées.

Sur le plan du discours, l’idée qui souligne les origines ethniques “soudanaises” des m’allemîn peut être fondée sur l’observation pratique que de nombreuses familles d’artisans sont issues de mariages entre des Bidân et des Kwâr pratiquant le même métier; ou entre des hommes m’allemîn et des femmes issues des groupes serviles dont les origines ethniques sont Kwâr.

Il faut préciser cependant que ces mariages “interethniques” ne sont pas particuliers aux m’allemîn, mais concernent de nombreuses familles Bidân nobles, notamment celles qui habitent dans les régions de frontière entre le monde arabo-berbère et le monde soudanais (la région du Fleuve, les villes anciennes de Walâta, Nema ou Tîchît).

Ceci étant posé, lorsque certains nobles insistent sur le fait que les m’allemîn ne sont pas des Bidân mais des Kwâr, ils mettent en avant deux choses : d’abord la distinction culturelle et linguistique qui sépare les deux groupes, ensuite les préjugés négatifs qui peuvent accompagner cette distinction. Comme tous les termes englobants, le terme “Kwâr” possède d’abord un sens neutre, descriptif, mais peut avoir, dans des circonstances de locution précises, une connotation négative associée à l’idée ancienne —répandue par les Arabes et par les musulmans conquérants— selon laquelle les Kwâr se placent du côté de la nature, de la non civilisation.

J’ai analysé longuement cette question ailleurs (Villasante-de Beauvais sous presse). Je me contenterai de noter ici que ces préjugés n’ont pas de rapport avec les idées de “race” propres à la culture occidentale; ils se placent dans un cadre de distinction de culture qui ne doit rien aux “couleurs de la peau”. Et cela pour la simple raison que la société bidân est une société métissée, qui ne saurait distinguer les personnes en fonction de leurs “couleurs” plus ou moins foncées.

Des Bidân, nobles parmi les nobles, ont des peaux très foncées, et des Bidân non-nobles peuvent avoir la peau très claire. Cela n’a aucune espèce d’importance sociale ou statutaire. Ce sont les comportements, les connaissances, les humanités, les tenues et l’usage de la langue qui définissent les rangs des personnes dans la société bidân —de même chez les Tuareg.

Il en va autrement de l’idée sur les origines juives des m’allemîn ou d’autres groupes péripatétiques d’Afrique (i.e. inadan, gewel). Or, si l’hypothèse de l’installation des communautés juives dans le pays des Bidân est probable (Jacob 1994), rien ne nous permet de considérer qu’elles seraient les ancêtres des m’allemîn de cette société —ou des artisans des autres sociétés citées. Le thème mériterai des longs développements, mais il semble évident qu’en terre d’islam, les Juifs ne sont, en aucun cas, un groupe “étranger” comme les autres. Ils sont, à vrai dire, l’Autre absolu.

Ainsi, lorsqu’on affirme que les m’allemîn sont des Juifs, même islamisés, ils restent des “Juifs”. Autrement dit, des gens qui dans l’histoire islamique et dans les représentations actuelles en Mauritanie, représentent l’altérité la plus profonde —Ould Cheikh (cf. 1985 : 404) exprime bien cette situation lorsqu’il évoque l’intention “moqueuse ou agressive” des Bidân qui parlent des origines juives des m’allemîn.

Les Juifs sont en fait les grands “effaceurs”, les véritables “infidèles” du Qur’ân, non pas les Chrétiens (dits Nazaréens). Deux versets coraniques sont particulièrement explicites à cet égard :

5.78. Ceux qui effacent Allah parmi les Fils d’Isrâ’il ont été maudits par la langue de Dâwûd et celle de Issa, fils de Mariyam, pour s’être rebellés en transgresseurs. 5.82. Tu trouveras certainement que les humains les plus hostiles à ceux qui adhérent sont les Judéens et ceux qui associent; tu trouveras aussi que les plus proches en amitiés de ceux qui adhérent sont ceux qui disent :

Nous sommes des Nazaréens” car parmi ceux-ci se trouvent des pasteur et des ermites : ceux-là ne s’enflent pas. (Trad. Chouraqui 1990 : 241-242).

En abordant la question des généalogies et de la noblesse qui leur est associée, Ibn Khaldûn, auteur très apprécié et lu en Mauritanie, exprimait les préjugés courants de son époque envers les Juifs de la manière suivante :

Les Israélites sont les pires dans ce domaine. Leur “maison” fut une des premières du monde : leurs ancêtres comptaient beaucoup de prophètes et d’apôtres, d’Abraham à Moïse, fondateur de leur communauté et de leur loi religieuses; d’autre part, ils avaient un fort esprit de clan grâce auquel ils tinrent de Dieu le pouvoir royal. Mais par la suite, ils furent dépouillés de ces avantages et devinrent humiliés et misérables. Leur destin est celui de l’exil sur la terre (al-jalâ’ fî-l-ard) pendant des siècles ils n’ont connu que l’esclavage et l’infidélité religieuse.” (Trad. Monteil 1997 :208).

L’assignation ethnique des m’allemîn comme Juifs relève à mon sens de l’actualisation des préjugés antisémites ancrés, tout au long de l’histoire, dans les représentations des populations islamisées de l’Afrique —et d’ailleurs dans les pays d’islam (Lewis 1986). C’est dans ce même cadre que l’on peut placer les traditions rapportées par Monteil selon lesquelles les Wolof musulmans pensent, eux-aussi, que leurs griots et artisans ont des origines juives.

Dans leur cas, comme dans celui de la société bidân, ces traditions traduisent simplement l’idée que les artisans sont tellement “différents”, s’occupent de travaux tellement humbles et non valorisés, qu’il faut qu’ils soient Juifs pour que leur situation se justifie. Une autre tradition véhiculée par les nobles fait état d’une malédiction dont seraient l’objet les m’allemîn et qui est associée, cette fois-ci, à un événement qui eut lieu au temps du prophète Muhammad. Norris (1968 : 23) la rapporte ainsi :

There are sayings current in Mauritania that the artisans broke a tooth of the Prophète, so he cursed them, and that their ancestor was one born from the dung of an ass or a wolf.

Enfin, Caro Baroja rapporte qu’un lettré des Awlâd Tîdrârîn lui raconta que l’ancêtre fondateur des m’allemîn était un Juif qui fut fait prisonnier au cours de la bataille de Jaibar, au temps du prophète Muhammad (vers 629). Une fois converti, il se consacra au travail manuel comme une sorte de sacrifice ou expiation, et épousa une femme “noire”.

De ce mariage est née la “caste” des m’allemîn qui a donc un double stigmate : celui de descendre des Juifs et de “Noirs”. Mais au Sahara occidental l’on reconnaît aussi l’existence de familles m’allemîn de lignage très noble (Caro Baroja 1955 : 46). Le thème des malédictions des groupes péripatétiques est récurrent et a été déjà conceptualisé pour plusieurs de ces groupes dans le monde (Casimir 1987 : 371-390).

Pour l’aire africaine, Bollig (1987 : 215) considère que les malédictions peuvent être issues d’un dieu, d’un ancêtre d’un groupe dominant ou de Muhammad, le prophète musulman. Or, s’il est certain que ces discours émanent des groupes dominants —qui justifient ainsi la distance sociale qui les sépare des groupes dominés placés à leur service—, il faut aussi tenir compte du fait que ces groupes dominés adoptent couramment ces explications —en termes de malédictions ou de punitions— sur leur propre “déchéance”.

Ceci pourrait s’expliquer parce que les groupes dominés ne peuvent se constituer en groupe séparé et produire un discours différent qu’à condition de remettre en question les catégories de perception de l’ordre social qui leur imposent la reconnaissance de cet ordre, donc la soumission (Bourdieu 1982 : 154).

Les discours des m’allemîn sur leurs propres origines

A suivre… /

Mariella Villasante Cervello. Dr en anthropologie sociale (EHESS, Paris). Chercheuse associée/ Investigadora asociada Instituto de democracia y derechos humanos de la Pontificia Universidad Católica del Perú (IDEHPUCP), Institut Français d’études andines (IFEA, Lima, Pérou), Centre Jacques Berque (Rabat, Maroc)

Articles précédents : http://cridem.org/C_Info.php?article=657721 ; http://cridem.org/C_Info.php?article=657746; http://adrar-info.net/?p=25556; http://adrar-info.net/?p=25568 ;http://adrar-info.net/?p=2558 ; http://adrar-info.net/?p=25595

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9 Claudot-Hawad (1993 et communication personnelle) remarque à ce propos que dans la société touareg les origines “étrangères” peuvent être associées à une fonction d’arbitrage importante. Ainsi par exemple, le chef-arbitre de l’Aïr est d’origine étrangère et servile, et cette double appartenance sert à légitimer son rôle d’arbitre. Une étude comparative plus précise devrait nous permettre de mieux cerner cette question des implications politiques et sociales de l’attribution des “origines étrangères” dans les deux sociétés.



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