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Stéréotypes et imaginaires sociaux en milieu haalpulaar (2)
Adrar-Info - Classer, stigmatiser et toiser.
Une volonté de faire : « Ta place est là ». La cellule familiale comme fondement premier de la différenciation sociale : « Effets d’appartenances » et/ou « besoin de reconnaissance »
12. Dans ma prime jeunesse, on a tenté de m’inculquer une éducation digne de mon prétendu rang social.
Mais mon itinéraire personnel, ma rébellion sociale et mon caractère iconoclaste ont eu raison de cette façon d’appréhender les choses. En un mot j’ai failli à la tradition. On me demandait d’aller de pair avec mon pasiraado, c’est-à-dire mon alter ego, mon semblable social : cousins et autres proches parents.
Le pasiraado est censé être celui avec qui, malgré nos différences, nos sensations et nos aspirations, je dois nécessairement m’accorder, m’entendre afin de perpétuer spontanément non seulement nos liens familiaux mais aussi le statut qui leur est attaché.
La reproduction de cette situation sociale contraignante, rigide, fermée et forcément classificatrice doit être notre œuvre commune. Ma famille de naissance, mon extraction sociale sont les lieux de mon inscription identitaire. Ils légitiment mon rang dans la hiérarchie verticale et horizontale de la société.
Dès lors les compagnons (jaadido, plur. yaadibe) sont triés, choisis et identifiés en fonction de nos liens de sang (yiiyam) et de la place qui doit revenir, de droit, à chacun dans son groupe d’âge (fedde, plur. pelle). Mon comportement en privé et en public est étudié. Bref, je devais être dressé comme un animal afin que je puisse intérioriser les mêmes sensations et les mêmes réactions que l’ensemble des membres de ma lignée et au-delà être le sosie – sur tous les plans – de celui dont je porte le prénom11.
Ma façon de parler (ne jamais proférer des insultes et des gros mots, sinon je peux être confondu avec le pêcheur (cuballo) ou le griot (gawlo)12), de rire, de manger, ceux que je dois fréquenter et avec lesquels je dois commercer, tout cela est calculé et mesuré. Mon habillement est vérifié afin qu’il soit l’objet de commentaires flatteurs. Bref ! Je dois être avec ceux qui ont le même sang que moi (yiiyam ngootam).
13. Dès cet instant, mon iwdi (origine généalogique, mythique) et mon sang deviennent des « identificateurs » et des moyens de classification pour les autres membres de la société. C’est ma carte d’identité sociale ; d’où l’idée de heptinde yiiyam (reconnaître un individu par son « sang »). On procède à une simple reconnaissance de son faciès – ressemblance physique à l’un de ses parents – qui peut s’avérer fausse.
Dès que quelqu’un te demande ton patronyme (yettoode), il te classe dans une filiation paternelle (duhol) et cherche dans sa carte sociale imaginaire ta maisonnée d’origine. Il identifie ensuite ta mère et sait à qui il parle (hol moo haaldata). Et s’exclame : bii kaari (fils d’untel) et te rend des hommages en fonction de ta catégorie, de ton père, de ta mère ou de l’un de tes ancêtres.
Il est admis, sans exagérer, dans le milieu haalpulaar que « chaque individu se détermine en fonction de la catégorie dans laquelle il est né » (Ogawa 1994 : 282). Entendus dans ce sens, mon identité, mon moi, voire mon être se noient dans le magma de ma lignée (leniol). Prise comme telle je n’ai aucune autre individualité en dehors du groupe de même sang que moi. Car c’est par lui que je mérite ou non les honneurs qui me sont rendus. Je suis supérieur à ceux que la société stigmatise et toise.
14. L’énonciation de la volonté de dominer et le langage qui consiste à faire accepter à l’autre l’acte de domination trouvent tous les deux leur justification dans l’insertion de chacun « dans un réseau de places et de pratiques » qui se manifeste dans la quotidienneté des rapports entre les individus.
La société invente, crée et génère des modes de comportement qui induisent soit la frustration, la honte et/ou l’enchantement et la sur-valorisation puisés dans l’origine supposée (iwdi). La société haalpulaar a, dans son vocabulaire social, la capacité soit de chosifier les uns, soit de survaloriser les autres.
Tout cela permet la mise en place d’« une manière de penser investie dans une manière d’agir, d’un art de combiner indissociable d’un art d’utiliser » (de Certeau 1998 : xli) et de manipuler cet arsenal de représentations historiques, sociologiques et mythiques. Ce langage et son mode de transmission aux générations futures et les comportements qu’il génère légitiment l’existence des catégories sociales et participent d’une manière ou d’une autre à leur perpétuation.
Tous les acteurs sociaux, sans exclusive, sont impliqués dans la reproduction théâtrale de cette machination sociale, et la cellule familiale agit comme le lieu privilégié de la « fabrication en série » de ces acteurs sociaux agissant dans le sens d’un maintien quasi-dogmatique de la situation.
L’individu n’est compris et accepté que s’il est inscrit dans un « réseau de relations humaines qui existaient avant lui » et « qu’il contribue à former »13. Son identité est fortement « liée à l’estime qu’il peut porter à son groupe d’appartenance […] à la position » (Schnapper 1998 : 148) et au rôle de ce même groupe dans le maillage de la société.
15. Chaque famille, chaque endam14 et chaque lignée doit produire des règles, un langage, une cosmogonie et des imaginaires qui agissent comme des garde-fous pour veiller à la pérennité et à la pureté du groupe. Chacun se fait une spécificité de sa personne en fonction de l’éducation par son origine15.
Cette clôture fait que chaque catégorie sociale agit comme un champ magnétique qui attire vers lui tous les éléments de même charge. Dès lors, un mariage hors de la lignée familiale est vécu comme une honte, une insulte voire une déchéance qui irradie l’ensemble de la société et qui rompt sa dynamique historique et sociologique. La lignée est souillée (N’Gaïde 1999 : 161-163). Ainsi le « fauteur » est-il banni, mis au ban, haï et abandonné dans sa déviation sociale, et l’on implore tous les dieux pour qu’un malheur le rattrape et l’anéantisse.
16. La lignée est, certes, importante mais l’unité familiale (galle)16 joue aussi un rôle prépondérant dans l’identification des individus. En effet, chaque lignée se subdivise en maisonnées (galleeji plur. de galle) hiérarchisées, en fonction du rôle particulier de chacun, de leur filiation à un ancêtre « valeureux » ou non dans l’histoire globale de la société.
Tout cela participe à la définition du statut de l’individu, à la vision qu’on a de lui, de l’espoir et des attentes qu’on fonde sur sa future position sociale ; d’où l’idée de artudde (hériter de l’ensemble des qualités d’un père, d’une mère ou de l’un de ses ancêtres éponymes qui ont marqué positivement ou négativement l’histoire de la communauté). L’individu est renvoyé à sa lignée et à son origine.
Mais la société, dans le cas d’un fils, d’un petit-fils, d’un neveu, ou de tout autre ayant dévié de la trajectoire sociale tracée et du conformisme communautaire dont ils auraient dû faire montre depuis leur naissance, utilise une autre maxime « le fils n’hérite pas des qualités, mais naît avec les siennes » (biddo arta ta arat)17. Je pense que tout cela instaure chez l’individu un déchirement interne difficile à assumer entre ce qu’on doit être et ce que la famille d’origine et la lignée veulent faire de nous.
Cet imbroglio social génère, soit le refus du changement soit des contestations sociales au sein de la communauté. Beaucoup ont joué l’une ou l’autre situation pour devenir « les gardiens du temple » (Kane 1995) profitant largement de ces codes de comportement ; ou devenant les profanateurs des vestiges de la société.
Ceux que le maintien du statu quo enchantent, observent chaque geste de la société et cherchent à conforter leur position sociale. Ils ont recours à cette illusion qui veut faire croire à la virginité originelle de leur ascendance. C’est ce mouvement répétitif, devenu mécanique ou, plus exactement, instinctif, qui bloque la machine sociale dont les membres aspirent aux changements.
Aussi paradoxal que cela puisse paraître, des intellectuels de la société haalpulaar se complaisent dans cette hiérarchisation qui permet à un individu, à un moment donné de son histoire personnelle, de ressembler à ses ancêtres et de tirer un profit social de cette position. Dès lors, il lui est demandé d’assumer des qualités personnelles de cet ancêtre éponyme mythique, dont les actes chevaleresques sont rappelés, magnifiés et amplifiés selon les circonstances.
17. Ma fréquentation assidue des autres membres de la société et surtout des tisserands (maabube)18 m’a permis de comprendre l’ingéniosité et l’importance de l’éducation familiale dans sa manière d’inculquer les codes de conduite à ceux qui sont appelés à prendre la relève sociale. C’est dans ce milieu que j’ai pu apprécier la dimension (la religiosité) que peut revêtir le respect de la hiérarchie familiale et sociale.
C’est dans ces familles, où l’on a tenté de m’assigner une place de manière ironique19, mais toujours avec sincérité et non sans pitié pour ma personne jugée perdue. Mais j’y ai aussi découvert une certaine liberté d’expression qui peut régner dans l’espace familial. C’est dans le microcosme familial que se forgent nos comportements et nos rapports avec les autres.
C’est au sein de ces familles de poètes que j’ai pu observer, de manière microscopique, les enjeux que constituent la détention d’informations « sociales sensibles », informations qui peuvent compromettre l’équilibre familial voire de la lignée dans sa globalité. Ces informations sont, très souvent, utilisées pour tenir en respect les autres et/ou devenir le fondement de rapports entre plusieurs familles. Celles-ci deviennent, par leur proximité géographique et sociale, des sattidiibe, c’est-à-dire des unités familiales ayant vécu depuis plusieurs générations ensemble et ayant en commun une certaine histoire.
18. L’interpénétration des familles peut être forte au point que les uns et les autres se considèrent comme des bandiraabe, parents dans le sens le plus large du terme (étant entendu qu’ici la parenté n’appelle pas forcément un lien de sang). Mais toujours est-il que la barrière sociale reste rigide d’où le paradoxe de cette parenté qui repose en réalité plus sur des entraides mutuelles (ballondiral) ou sur la compassion après un malheur quelconque (sunaare : affliction).
Ces pactes sociaux sont perpétués voire vénérés de génération en génération. Mais bien que les familles soient proches les unes des autres dans ce type de rapports, les mariages inter-familiaux restent problématiques sinon impensables. Tu dois rester là où tu es et ne pas avoir de prétentions sexuelles (mi wonna passo ma de pasiiraado). L’amour avec l’autre devient impossible donc impensable. Il est, dès lors, dans la conscience populaire, inimaginable d’avoir des rapports sexuels avec une forgeronne (baylo) par exemple.
Ce serait un véritable sacrilège car source de malheurs et de déchéance sociale. Les règles matrimoniales sont strictes et caractérisées par une forte endogamie entre individus de même statut social (N’Gaïde 1999 : 161). Simultanément la femme esclave (kordo) est utilisable, consommable sans barrières. Le maître, de quelque extraction qu’il soit, a droit à une cinquième femme (taara), mais cette dernière doit être de condition servile et ce mariage l’affranchit de fait.
Mais ses enfants, issus de ce mariage, risquent, malgré tout, d’être toisés car le propre de la société reste l’absence d’oubli. La société haalpulaar est historienne et très pointilleuse20 dans sa manière de transmettre la connaissance généalogique et les mythes qui l’entourent. À partir de ce moment le duhol (la filiation paternelle) perd son rôle identificateur car le endu (le sein, donc la filiation maternelle) prend le dessus (muynude : téter).
19. De ce fait le sperme est vidé de son caractère viril et le lait maternel devient le seul marqueur si l’individu en question commet une faute quelconque (O muyni ko kossam kordo : il est nourri au sein d’une esclave). Cette origine peut toujours être rappelée à tout moment. Les Haalpulaar partagent cette vision avec d’autres sociétés tels que les Arabo-Berbères de Mauritanie. En effet, E. Ann McDougall (2000 : 122) constate que les enfants issus de ces mariages mixtes étaient « libres » (free) mais le stigmate de leur origine servile demeurait souvent.
20. Le fils du maître apprend à faire l’amour avec la fille de l’esclave21 de son père ou de sa mère. Il en dispose comme d’un objet. Son sexe lui appartient et en accomplissant son acte il n’est pas mû par un quelconque sentiment d’amour mais seulement par cette volonté de satisfaire la pulsion animale qui l’habite. Alors qu’il la possède et jouit d’elle, leurs corps s’enlacent, leur sueur se mélange, voire leur sang, car de cet acte peut naître un enfant (bâtard). Son désir de « posséder cette dernière tout en se laissant posséder et habiter par elle » se traduit dans cette jouissance. Elle aura sa faveur toute la vie durant ou l’objet d’un oubli total.
Cet acte doit être ignoré de tous et rester dans le livre des secrets sociaux. Dans d’autres sociétés peules, le prince qui n’a pas pu avoir d’enfant peut prendre une concubine (appelée culaado, dans le nord Cameroun). On retrouve la même pratique dans les sociétés wolof, comme le constate James F. Searing pour le Kajoor (2000 : 34).
21. Analysant les contes dans le milieu peul du nord Cameroun, Ursula Baumgardt (1994 : 307) explique qu’un prince qui souhaite avoir un enfant s’accouple avec une esclave. Mais une fois l’enfant né, le sort de la concubine est inconnu « ce qui confirme sa fonction essentielle de procréatrice ».
Cette pratique se rencontre dans d’autres sociétés peules comme celle de Kolda (N’Gaïde 1999), mais aussi dans la société arabo-berbère de Mauritanie (McDougall 2000 : 122). Ce qu’il faut noter ici, c’est aussi la possession, l’usage et l’abus qu’on fait de l’esclave et qui démontre en fait sa bestialité (chosification). Les esclaves sont des « non-personnes » (non people) comme le souligne E. Ann McDougall pour ceux de Mauritanie. Mais qui procrée avec une « bête », que devient-il à son tour ?
22. L’esclave est le plus défavorisé de tous car il est possédé. Il n’a pas d’existence humaine, car il n’a pas conscience de son être. Il ne peut en être autrement car il n’est qu’une masse de force (doole), de muscles (image qui renvoie à son travail physique) et de chairs difformes (kette) qui pendent du fait de sa gloutonnerie22.
Son attribut d’être humain est dès lors discutable car il ne répond pas aux normes de civilité édictées par la société. Il est un objet étranger à la société, sans histoire et sans racine (N’Gaïde 1999). Il est qualifié de puydo (de puyndam : inculte), incapable de discerner quoi que ce soit. Il s’inscrit en négatif sur le tableau de la société. La conscience de l’être, dans sa dimension transcendantale, lui est déniée. L’esclave est privé d’intelligence (attribut humain par excellence) et fonctionne selon ses instincts. Il exécute tous les travaux répugnants que son maître lui assigne.
C’est un outil (kuutorgal) (N’Gaïde 1999 : 153). Il est classé dans l’univers des « choses d’utilité » (Mbembe 2000 : 238). Il n’est rien d’autre qu’un être mécanique (robot). Il est catalogué dans le monde de l’immédiateté, donc celui de l’animalité (ibid. : 217-263). Il ne jouit pas de son être. Voilà la place attribuée à l’esclave. Elle lui est propre, elle lui sied et il doit s’y conformer jusqu’à la fin de sa vie.
23. L’esclave « est condamné à demeurer une chose : la chose de quelqu’un d’autre » (Delacampagne 2000 : 238). Il est présent dans toutes les activités de ses maîtres. Des menus travaux aux missions secrètes, il est utilisé contre toute logique humaine. Pendant ce temps, son épouse s’investit par sa force et son abnégation dans la préparation des mets pour toutes les fêtes de la famille du maître.
C’est durant ses ripailles sociales que leur rôle est le plus voyant. Ils s’investissent totalement pour la réussite de la manifestation (N’Gaïde 1999 : 159). Tout cet assemblage relève de la volonté du noble de démontrer aux autres ses capacités de mobilisation et sa volonté de perpétuer sa place dans la hiérarchie sociale.
Le spectacle social a pour finalité d’alimenter le panthéon des hauts faits de la famille du noble par rapport aux égaux sociaux (fasiraabe, plur. de pasiraado) qui sont aux aguets pour médire (gningde) à la moindre faute de leurs concurrents sociaux. Ainsi, les griots (awlubbe) 23 diffusent la nouvelle à travers le village, et toute la contrée reçoit l’écho des bienfaits de la famille.
Même si les anciens maîtres n’usent plus, comme bon leur semble, de la force de leurs anciens esclaves, notons qu’ils restent redevables l’un de l’autre24. Ainsi donc, ils perpétuent « inconsciemment » cette situation. Et cela rappelle, étrangement, des rapports d’allégeance antérieurs (N’Gaïde 1999 : 163).
24. L’ordre est tel que l’esclave ne peut contester ces attributs qu’il est obligé d’accepter. À côté de cela « il réalise des coups dans le champ de l’ordre établi » (de Certeau 1998 : 45). Malgré sa situation d’infériorité, je pense que l’esclave déploie, parallèlement, une véritable stratégie et « un art de vivre dans le champ » de la société qui a décidé de le stigmatiser par rapport aux autres membres de la communauté.
Tout en acceptant d’être l’objet de ces manipulations sociales, l’esclave jouit des retombées de la vanité des autres. Mais cela n’est point suffisant, ni exaltant pour un individu dont l’humanité est contestée. L’esclave a été tout cela en même temps et le demeure dans les consciences. En effet, la machination sociale a durci « cette description […] pour devenir un stéréotype » (Searing 2000 : 33). Si j’ai insisté sur la condition de l’esclave (l’anti-homme pour la société), c’est surtout pour démontrer l’immutabilité, dans les consciences, des statuts et des places qu’on assigne à l’ensemble des catégories sociales.
25. Aujourd’hui, d’autres réalités se profilent à l’horizon et font douter les uns et les autres du fondement et surtout de la pertinence de ces enseignements. D’autres critères entrent désormais en jeu afin de déterminer le poids social de chaque lignée, de chaque maisonnée et, au-delà, de chaque membre de la famille, donc de l’individu lui-même. La société s’atomise et la lignée qui, jadis, servait de moyen d’ancrage social et territorial a tendance à devenir, dans certains cas, un simple référent nostalgique.
Mais notons aussi que beaucoup de descendants des familles prétendues nobles tentent de réactualiser leurs anciennes positions pour se hisser au sommet du pouvoir et surtout contester aux autres l’ambition de vouloir s’insérer dans le tissu politique local, régional et national. Le jeu politique est investi par ces querelles qui sont à l’origine de scissions internes dans les villages et villes de la vallée25.
L’origine et les fantasmes qui l’entourent deviennent une ressource politique que les partis n’hésitent pas à manipuler pour construire et consolider leur hégémonie. Ils réveillent ainsi d’anciennes compétitions, d’anciens conflits de préséance au sein de la société tout entière.
A suivre…/
Abderrahmane N’Gaïde : Historien, Enseignant-Chercheur
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11 On m’a toujours signifié au sein de ma famille (tantes et autres proches) que je n’avais pas hérité des qualités et valeurs religieuses et humaines de mon homonyme. Il était, semble-t-il, un grand marabout reconnu comme tel. Mais, moi, j’avais une autre individualité à faire valoir. La société nous intime d’être une sorte de réincarnation de ceux qui nous ont précédés et dont nous sommes censés porter le sang. C’est le sens de notre vie.
12 On entend souvent dire gawlo tuute hunuko mako, qui signifie littéralement « un griot a craché dans sa bouche ».
13 Pour reprendre les idées de Roger Chartier, développées dans l’Avant-propos du livre de N. Élias (1999).
14 Filiation utérine, mais elle peut aussi signifier une longue complicité entre groupes de familles ou entre individus.
15 Comme le note Elisabeth Boesen (1997 : 36) parlant de l’identité des Peuls du Bénin.
16 Unité familiale, non dans son sens restrictif de simple concession et de propriété foncière, mais dans son sens de maisonnée rassemblant des éléments de « même sang ».
17 Combien de fois n’ai-je pas été victime de cette forme d’insulte et d’invective sociales. La société a le malin plaisir, pour chercher à mettre mal à l’aise ou à éveiller une certaine vanité, d’invoquer les qualités du père ou de la mère comme s’il fallait à tout prix reproduire ce type de comportement. Cela produit un terrible agacement et une profonde tourmente dont le résultat est ce questionnement permanent sur soi et sa valeur intrinsèque.
18 Je souligne que les maabube ont joué un rôle prépondérant dans le jihad d’Al hajji Umar Taal au Soudan français (actuel Mali). Ce sont de grands poètes ingénieux et malins. Mais la culture populaire veut faire croire que cette intelligence se mue en folie quand ils vieillissent : maabo so naywi haangete. Nous devons à l’un d’entre eux, Lamin Maabo, un long poème sur la « guerre sainte » du prophète toucouleur Al Hajji Umar Taal. Consulter à ce sujet l’article de Moustapha Kane, Sonja Fagerberg-Diallo & David Robinson (1998).
19 Soit que je ne la connais pas ou la résume en termes religieux. En effet il m’était toujours demandé de diriger la prière, sachant que je n’étais pas à cheval sur certains principes. D’ailleurs je répondais toujours : « Si le toorodagu (le fait d’être toroodo, donc noble, supérieur et suffisant en un mot le musulman par excellence, mais le contestataire de l’ordre arabe par défiance et concurrence ?) se résume à la connaissance de l’islam je n’en suis pas un. »
20 Cela n’est pas toujours vrai car beaucoup cachent leur origine sociale et éliminent de leur lignée tout individu dont l’origine est « suspecte ». Au temps colonial beaucoup de ressortissants du Fuuta Tooro (hommes et femmes) quittaient leur village pour migrer vers d’autres contrées et changer de patronyme afin de se « dissoudre » dans leur société d’accueil.
Ce phénomène de reconversion identitaire peut être une piste de recherche intéressante afin de déterminer comment la société haalpulaar a produit sur le long terme des parias qui, pour échapper à des conditions d’humiliation permanentes, prenaient le chemin de l’exil. Les archives coloniales révèlent quelques aspects de cette situation.
21 Korgel, diminutif de kordo, avec tout le mépris social qu’il renferme.
22 On parle de suy suy maccube quand la proportion du lait est inégale à celle du couscous. Le couscous se compacte et perd toute sa saveur et surtout sa valeur nutritive. L’essentiel étant de se remplir le ventre, donc la qualité n’a aucune importance (yoo reedu nibbide : que le ventre s’assombrisse, pour une traduction littérale, donc « se gaver sans aucune réflexion »).
23 Depuis quelques années des mutations évidentes s’opèrent car les rimbe font la même chose que ceux qui sont classés comme des nyenbe. En effet ils s’investissent dans les travaux et activités : mariages, baptême… des autres catégories sociales. Mais aussi ils tendent la main (font la manche) pour recevoir des autres, car ils se sont appauvris ; s’ils ne l’étaient pas déjà. Je signale aussi que quelques nouveaux riches s’exécutent de manière ostentatoire comme pour se venger « socialement ».
24 En effet chacun d’entre eux offre à l’autre son soutien et ses prestations, même si on peut noter un certain déséquilibre dans les services qui sont rendus par les uns et les autres. Je me rappelle, il y a plus d’une vingtaine d’années, un jour de fête de tabaski (fête du mouton), l’esclave affranchi (cootiido, du verbe sootaade : racheter sa liberté ou, pour employer le terme exact, un gallunke) qui avait l’habitude d’égorger le mouton de mon père était venu avec un retard conséquent. À la question de savoir ce qu’il faisait tout ce temps, il répondit qu’il était en train d’égorger son mouton.
Ce qui était tout à fait naturel. Et mon père, dans une réaction inopinée, lui rétorqua : « Depuis quand égorges-tu ton mouton avant le mien ? » J’étais là sans mots. Il m’était impossible d’intervenir dans cette conversation « anodine » dans le milieu haalpulaar. Je signale que son épouse est une descendante d’anciens esclaves de ma lignée paternelle et que, lors de la promulgation de la loi de 1981 abolissant l’esclavage en Mauritanie, elle est venue réitérer à mon père son statut et surtout son allégeance éternelle.
Ma mère a toujours utilisé ses services et mes sœurs ceux de ses filles. Il y a plusieurs années, pour la première visite de l’épouse de l’aîné de ma famille, beaucoup d’anciens esclaves supposés appartenir à ma famille paternelle ont défilé dans notre concession. À chaque fois que l’un d’eux saluait l’épouse (je signale qu’elle est peule, mais étrangère à ma lignée), ma mère lui disait : « Salmin o ko faggudu bammako jeyya », « Salue ce monsieur, il fait partie des “acquisitions de son père”. »
Après avoir pris congé de cette séance de présentation particulière, mon ami maabo me dit : « Ta mère se permet sans gêne aucune de présenter ces messieurs en termes peu élogieux, et les autres de répondre par un sourire qui traduit leur soumission. » Et pourtant, dans leur concession, leur ancienne esclave et ses descendants font toutes les corvées de la maison et sans repos : de la cuisine au puisage de l’eau. Cette forme d’esclavage est sournoise et subtile, mais elle permet d’apprécier à quel point les statuts restent intériorisés et prégnants dans la quotidienneté de la société haalpulaar.
25 Dans un article à paraître, « Démocratisation, ethnicité et tribalisme : jeux identitaires et enjeux politiques en Mauritanie », l’historien mauritanien Mahamadou Abdoul aborde cette question.