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Stéréotypes et imaginaires sociaux en milieu haalpulaar (3)
Adrar-Info - Classer, stigmatiser et toiser.
Pestilence26 et pourriture27: jeux, enjeux et subtilités sociales. De l’historicité d’une « configuration » : les sources (ressources) d’une vanité
26. Les stéréotypes, les images qui en découlent et l’imaginaire qui se construit tout autour sont de véritables moyens de codification du statut social des individus.
Ils sont transmis aux enfants dans le cercle familial, première école sociale, dans la classe d’âge (fedde). Celle-ci constitue la reproduction consciente de la structure de la société car elle est hiérarchisée en fonction de l’extraction sociale des jeunes qui la forment. Chaque individu y occupe sa place sociale.
Même au dingiral, espace de jeux pour les enfants, un grand espace qui est, par excellence, celui de la rencontre des jeunes à la tombée de la nuit (c’est le pencu)28, on occupe la place. C’est un espace de socialisation où chacun sait qui il est et avec qui il doit converser. C’est la place des « fêtes », le soir à la tombée de la nuit. Elle a disparu avec la forte urbanisation.
27. Ces éléments de reconnaissance sociale sont gravés dans les mémoires et se perpétuent à travers les âges tels quels, hérités de génération en génération. L’idéologie sociale enseigne que tout cela relève de l’ordre naturel des choses (Koko tawaa ou Koko ronaa d’où cette maxime ko dum tawden do, ce qui signifie : « Nous avons trouvé ces pratiques sur place »).
28. La mue sociale peut s’observer à travers le passage de l’espace de jeux aux « pistes » de danse dans les salons et chambres exigus où la proximité entre filles et garçons devient une réalité palpable. Le toucher devient un élément distinctif de la sexualité des jeunes sans distinction de statut29. Toutefois, l’aire de jeu est un espace ouvert où toutes ces manœuvres sont difficiles à réaliser. C’est l’un des aspects des mutations sociales que l’urbanité et l’ouverture à la « modernité » ont engendré dans les villes et villages des Haalpulaar’en30.
29. Dans le milieu haalpulaar, il n’est pas possible de procéder à des remaniements car ils dénaturent, défigurent et travestissent les réalités sociales. Par conséquent, on doit agir en fonction de l’ordre préétabli afin de ne pas rompre l’équilibre et la dynamique historique de la société. Cela répond, le plus souvent, à un besoin de sécuriser la lignée et de maintenir, dans les règles héritées des ancêtres, une manière de concevoir les choses et de les gérer.
C’est une véritable fermeture sociale. La violence de la transmission de ce code se lit dans l’injonction qui préside aux ordres de se conformer aux réalités sociales. Ce comportement n’a d’égal que la volonté de posséder cet être fragile qu’est l’enfant et de tuer en lui sa vocation naturelle qui est de s’identifier et de ressembler aux autres êtres humains tout court.
En agissant ainsi, la société veut tuer en cet individu son moi (miin) et lui substituer un « nous » (eneen) exclusif et idéel. Dès lors, mon existence en tant qu’individu n’a de sens qu’en me comparant à l’Autre censé être inférieur et/ou différent. C’est dans son infériorité instituée que je me retrouve, que ma vie prend un sens et que mon humanité se manifeste.
Je ne peux être « moi-même » sans me référer à l’image que je me fais de l’Autre avec tout ce que cela sous-entend comme dédain. Je me façonne une personnalité à partir de l’image que j’ai de lui et m’inscris ainsi dans la dynamique de la société. C’est en cela que je suis reconnu et respecté par mon entourage. La société s’enferme dans cet ethos imaginaire et développe des mécanismes ingénieux qui le reproduisent et le perpétuent.
Ces différents aspects du parler « sont marqués par les usages, ils présentent à l’analyse les empreintes d’actes ou de procès d’énonciation ; ils signifient les opérations dont ils ont été l’objet, opérations relatives à des situations et envisageables comme des modalisations conjoncturelles de l’énoncé ou de la pratique ; plus largement, ils indiquent donc une historicité sociale dans laquelle les systèmes de représentations ou les procédés de fabrication n’apparaissent plus seulement comme des cadres normatifs mais comme des outils manipulés par des utilisateurs » (de Certeau 1998 : 39-40)31.
Ces règles didactiques sont immuables, incontestables, incontestées et valables pour toute génération. Mais il est légitime de se poser la question de savoir si cette façon de parler et d’agir permet à la société de « maîtriser les uns par rapport aux autres » ?
30. Toujours à la suite de Michel de Certeau, admettons que « l’acte de parole n’est pas détachable de la circonstance » (1998 : 38). Il participe à la construction de « phénomènes sociaux » remarquables. Il est évident que dans les actes de parler, une société codifie les modes de comportements que tous acceptent ou feignent d’accepter en fonction des intérêts de chaque individu dans la stratification sociale.
31. Ce qui me semble important ici est qu’il ne faut pas seulement analyser cette manière d’écrire et de décrire comme une aberration, mais l’appréhender plutôt dans sa valeur symbolique et surtout dans sa capacité d’ordonner, et de donner sens au comportement de la société dans sa globalité.
32. L’impact du sens de ces paroles et de leurs subtilités ne peut être saisi qu’à travers une analyse non complaisante des sens figurés et du sens réel sous-jacents à la subtilité du langage. Le langage est le domaine par excellence des tournures, des non-dits, du lapsus et du supposé être.
La pudeur sociale ne doit pas gêner l’analyste, sinon son interprétation peut altérer la charge conceptuelle de cet art de parler et d’agir. Une société ne peut pas être seulement saisie dans son énoncé sérieux, mais peut l’être aussi dans son insolence proverbiale qui, paradoxalement, est créatrice de normes de comportements et de conduites.
C’est dans cette double dimension qu’il faut comprendre mes développements. Je m’inscris dans l’évocation de la nudité imagée de la société haalpulaar. En effet, dans le langage, considéré comme grotesque et insultant, se cache une société nue et impudique, symbole d’une ivresse collective.
Cet enivrement trouve son sens premier dans l’acceptation-simulation des principes de classification. Dans la société haalpulaar, le nu désigne, dans sa dimension insoutenable, le marginal, le fou (kangaado) par excellence, celui qui vit à l’écart de la société des humains et qui, ne maîtrisant plus ses sens, retourne à son état de nudité primaire : le jour de sa naissance. Du coup, celui qui « défie » les normes de la société est, très souvent, considéré comme fou. D’où cette forme de peur, qui habite les uns et les autres, de contrarier la société en contestant son mode de fonctionnement et ses normes.
33. Se refuser d’interpréter ces façons de parler, de dire et d’ordonner de la société dans toutes leurs dimensions équivaut à prendre le côté, simplement cru et superficiel de la métaphore. Comme le soutient Michel Foucault (1998 : 49) « le langage réel n’est pas un ensemble de signes indépendants, uniforme et lisse où les choses viendraient se refléter comme dans un miroir pour y énoncer une à une leur vérité singulière ».
Au-delà de l’obscénité et des grossièretés se cachent tous les modes du dire, du penser, une manière de voir, une façon de nommer et une technologie de décrire l’Autre dans toute son incongruité sociale supposée. L’insulte abjecte est ici le condensé d’une image à décrypter et non à subir. Le langage codifie le pensé et la société le transforme de manière concrète en actes quotidiens et en normes de comportement.
De lui, découlent la manière de « produire », « quadriller » et « imposer », mais aussi la capacité d’« utiliser », « manipuler » et « détourner » les « procédures stéréotypées reçues et reproduites par un groupe, ses “us et coutumes” » (de Certeau 1998 : 52). Voilà qui dit tout. Voilà qui exprime les libéralités de la société haalpulaar dans son semblant de masque et d’invisibilité.
Parce que la tradition séculaire « joue sur ce que l’autre est supposé croire, elle est donc le moyen par lequel s’institue du “réel” » (de Certeau 1998 : 274). Mais ce réel institué doit-il continuer de définir le sens et les trajectoires multiples d’une société en devenir ? La question reste ouverte et demande une réflexion approfondie sur les multiples voies empruntées par la société.
Je suis, pour ma part, convaincu que l’avenir de la société haalpulaar et de toutes les sociétés de manière générale réside dans l’analyse de ces comportements considérés comme relevant d’esprits marginaux et incapables de discerner le réel. Devons-nous continuer à croire à cette incrédulité ou nous soumettre aux contraintes d’une histoire qui évolue ? J’espère, pour ma part, qu’il est impossible de continuer d’avoir des rapports sentimentaux avec son histoire.
Nous devons nous inscrire dans la perspective d’une avancée qui prend en charge les subtilités sociales en les évidant de leurs lapsus. Toute la société haalpulaar nage dans des lapsus langagiers qui se sont érigés en sens, en discours normatif et en code de comportement qui participent à l’identification des membres de la communauté.
Si ce langage est celui des marginaux, d’une minorité ou de nostalgiques ataviques, nous sommes en droit de nous poser la question de savoir comment il s’est mué en un discours idéologique, en un marqueur et, surtout, en identificateur social indélébile. L’unanimité est faite autour de ces manières de définir la société et d’appréhender son mode d’expression.
34. La société, dans son ensemble, est prise dans une transe que rythment ses façons de définir, de percevoir et de traduire l’Autre en termes inconciliables. Tout ce langage ressemble étrangement à une fiction théâtrale que les membres de la société se plaisent à exécuter. Pour prendre à revers ce que Michel de Certeau soutient, en parlant de « l’institution du réel » (1998 : 270-273), disons que les membres de la société ne doivent pas croire ce qu’ils voient mais ce qu’ils ne voient pas et ne peuvent interpréter car cela fait partie de la réalité quotidienne.
Cette forme de simulacre ne peut pas se comprendre et surtout se transformer en convictions religieuses immuables. Elle emprunte les sinuosités profondes de la société dans lesquelles « ce qui doit être cru » peut être identifié avec ce qui est « vu ». La société haalpulaar à une forte capacité du montré. Elle joue, dans le sens intime de ce terme, les apparences primaires et tente de concentrer l’énergie de toute la société autour de ces principes-là.
Tout cela constitue une idéologie sociale qui permet d’ordonner les rapports réciproques et de classer les individus les uns par rapport aux autres en fonction de leur origine supposée. Même si l’idéologie de manière générale est présentée comme n’étant pas la réalité, notons que son objectif est d’influencer cette réalité, de la travestir, et/ou de la dompter. Elle a pour finalité de mettre de l’ordre et/ou de se substituer à cet ordre.
Si nous admettons que cette grammaire est l’énoncé d’une idéologie sociale haalpulaar, notons qu’elle sert à « renforcer l’adhésion de tout le monde à un code ou à un ensemble de prescriptions, à une sorte de “religion sociale”, ayant en elle-même une force déterminante » (Bonfiglioli 1988 : 7).
35. Nous pouvons vérifier cette manière d’instituer les choses dans le pulaagu, ce code de comportement peul qui traduit un « concept servant à régler la conduite des Peuls entre eux » (Diallo 1994 : 366). Pour en reprendre la définition la plus simple, disons que c’est un attribut réservé, du reste, aux seuls hommes libres de la société peule.
Cet attribut fait prendre conscience aux différents membres de cette catégorie « qu’ils occupent une place particulière et privilégiée dans une société organisée hiérarchiquement » (Ogawa 1994 : 282). Il fonctionne comme un mode par lequel les libres s’identifient par rapport aux Autres et se différencient des Autres.
L’institutionnalisation est très importante dans la société haalpulaar (cela n’est pas seulement spécifique à cette société) et ce rôle est joué par les griots, véritables spécialistes de la généalogie qui participent non seulement à toutes les manifestations de la vie de la société, mais aussi à la codification de ses actes et paroles.
Ils sont à la base de la fabrication de la « geste sociale ». Ils sont considérés comme des « musiciens et gardiens des traditions et qui s’attachaient eux-mêmes à des familles importantes en tant que clients » (Searing 2000 : 39). Même si, aujourd’hui, ils restent liés à la société et s’adaptent aux valeurs dites modernes, notons qu’ils ne s’attachent plus aux seules « familles importantes » socialement mais à tous ceux qui peuvent leur permettre de réaliser leurs besoins les plus immédiats.
A suivre…/
Abderrahmane N’Gaïde : Historien, Enseignant-Chercheur
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