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Timbuktu : Abderrahmane Sissako debout contre la barbarie
La Nouvelle République - Après “ Bamako ” il y a huit ans, le réalisateur mauritanien Abderrahmane Sissako réalise “ Timbuktu ”, un film sur un village pris dans l’étau djihadiste.
Comment vous est venue l'idée de raconter le quotidien de villageois terrorisés par des djihadistes ?
« C'est principalement la lapidation d'un couple à Anguelhok au Nord-Mali, en juillet 2012. Le fait qu'un tel événement ait été très peu relayé m'est apparu très grave.
Les médias sont dans l'immédiateté. Les lycéennes de Chibok enlevées par Boko Haram sont toujours détenues mais on n'en parle plus. On ne peut pas se révolter contre le silence et ne rien dire soi-même. »
Vous trouvez que les médias ne reflètent pas correctement ce qui se passe ?
« Quand cinq Français sont détenus, on ne parle que de ça. Mais tous les jours, des gens sont égorgés, il y a des assassinats massifs. Les habitants de Tombouctou sont pris en otage, des mains sont coupées, des jeunes filles violées. Lorsqu'on s'identifie à la victime uniquement parce qu'elle vous ressemble, c'est dangereux. On s'éloigne de l'universel. »
Il y a une scène magnifique où des jeunes jouent au football avec un ballon invisible. Comment est né ce plan ?
« Je voulais raconter les interdits : interdire la musique, le foot, la cigarette c'est absurde. Souvent, les djihadistes combattent ce qu'ils ont au fond d'eux-mêmes.
Cette partie de foot exprimait la grande capacité de révolte qu'il y a en chacun de nous. Au départ, on m'avait proposé d'effacer le ballon numériquement. J'ai refusé et ainsi la gestuelle est plus belle, comme une chorégraphie. Ça exprime la capacité des gens à résister ensemble. »
Les seuls personnages qui s'opposent aux djihadistes sont des femmes…
« La femme est capable de se dresser et prendre un risque. L'homme va faire un choix, éventuellement, de ne pas braver. Je me suis inspiré de faits réels. Cette femme qui refuse de porter des gants pour vendre du poisson existe, comme celle qui a perdu la raison. Elle s'appelle Zabou et vit à Gao. C'est une ancienne danseuse du Crazy Horse qui, pendant l'occupation djihadiste, se promenait non voilée, maquillée et n'avait pas de problème : elle les amusait. »
Comment s'est passé le tournage ?
« Nous n'avons pas pu tourner à Tombouctou : l'équipe aurait été en danger. Alors j'ai décidé de faire le film à Oualata en Mauritanie qui est une cité jumelle de Tombouctou, une ville ancienne du XIIIe siècle. Nous avons bénéficié de la protection de l'armée mauritanienne pour qu'il n'y ait pas d'enlèvement. J'ai néanmoins tourné deux jours à Tombouctou, très discrètement, en particulier les scènes extérieures de la mosquée. »
A votre avis, pourquoi de jeunes Français s'engagent-ils dans cette cause ?
« Ils partent davantage par déception que par conviction. D'ailleurs, beaucoup regrettent une fois sur place. Certains en reviennent, les autres vont jusqu'à la mort. »
Par le personnage de l'imam, vous parlez du véritable islam…
« Depuis le 11 septembre, l'Occident a fait le choix de caricaturer cette religion. Ce n'est pas l'islam qui fait des otages, c'est l'islam qui est pris en otage. Le personnage de l'imam, c'est l'islam dans lequel j'ai grandi, un islam de pardon, de compréhension. Quand des fous furieux viennent et prennent une ville, on peut se demander contre qui ils font leur djihad. »
Est-ce que le palmarès du festival de Cannes vous a déçu ?
« Après la projection, les gens étaient si enthousiastes que nous nous sommes dit qu'il y aurait une récompense. Ça n'a pas été le cas. La déception n'a duré que cinq minutes. Un film, ça va au-delà d'un rendez-vous avec un palmarès. »
Gardez-vous espoir en l'avenir ?
« Bien sûr. Chacun peut faire quelque chose à son niveau. Certains font des films, d'autres écrivent ou chantent. En disant bonjour à son voisin sans avoir peur de lui, on fait un pas en avant. Il faut casser la peur, ça tue l'isolement. Face à l'inhumain, il faut de l'humanité. »
Propos recueillis par Jacques Brinaire