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La fin du régime fondateur et sa succession : Le récit d’Abdoulaye Baro (première partie)
Le Calame - De l’apogée à la chute : 1975 à 1978
A Abdoulaye Baro, ami de longue date depuis que j’enquêtai dans ses services sur la fonction publique mauritanienne pour ma thèse de droit public, je dois le surnom d’Ould Kaïge que m’a attribué le président Moktar Ould Daddah : pari avec lui sur les dates de René Caillé, pendant le Conseil national de Tidjikdja en Mars 1970, que je gagnai en obtenant ainsi son superbe boubou, revêtu séance tenante, saroual et veste du dessous, brodées gris sur tissu ni épais ni léger, mais enveloppant et de couleur jamais vue sur un autre.
Abdoulaye Baro, né près de Boghé en 1935, a fait des études – alors exceptionnellement poussées – secondaires au lycée Faidherbe de Saint-Louis jusqu’en 1954, puis supérieures à la Sorbonne à Paris : lettres et sociologie. Professeur au lycée de Rosso, il en est le censeur quand ont lieu les « événements » de Février 1966 à l’issue desquels il devient directeur de l’E.N.A., le poste juste « mauritanisé » avec lui.
Haut-commissaire à l’Enseignement technique et à la Formation des cadres en Février 1968, ministre en titre en Juillet 1968 pour ces mêmes domaines et pour la Fonction publique, auxquels s’ajoute en Septembre 1971, le Travail – c’est lui qui - à la suite d’Ahmed Ould Mohamed Salah rejeté par les deux groupes - « gère » la très difficile crise syndicale jusqu’au congrès d’Août 1975.
Ministre d’Etat chargé de la Promotion sociale, il devient en 1977 celui de la Promotion rurale. Dans l’année du putsch, il était en charge du Plan et des Mines, présidait le conseil de surveillance de la SNIM et comprit à la veille du coup militaire l’implication de son dirigeant.
Il faisait partie du Bureau politique national depuis Juillet 1971, et fut donc emprisonné à ce titre. Libéré en Février 1980, il préfère s’employer à Dakar de 1982 à 1985 : conseiller du ministre de l’Education sénégalais comme expert de l’UNESCO, puis secrétaire général de l’ « université des mutants » à Gorée.
C’est donc un homme de premier plan que je rencontre chez lui à Nouakchott, le dimanche 22 Juillet 2001, puis le 24, et qu’ensuite je visite régulièrement jusqu’en Mai 2006. C’est lui qui me donne le récit le plus complet de ce qu’il s’est passé depuis le congrès triomphal d’Août 1975 jusqu’au retour d’exil du Président, le 17 précédent. Sauf ses quatre ans à Dakar, il n’a pas quitté le pays depuis le début des régimes militaires.
Sans pareil en Mauritanie, il peut surtout témoigner – d’expérience vécue – de deux manières totalement différentes d’exercer le pouvoir. Celle du président Moktar Ould Daddah dont il a été le ministre toute la seconde décennie de la période fondatrice et le co-équipier au Bureau politique national à partir de1971 puis au comité permanent.
Celle du colonel Maaouya Ould Sid’ Ahmed Taya, en tant que ministre secrétaire général du gouvernement, de Décembre 1985 à Avril 1991, proche collaborateur donc du putschiste le plus durable quand s’instaure son régime de durée presque égale à celle du « père fondateur ». Dans cette position, il est des premiers au sommet de l’Etat à lire le manifeste des F.L.A.M. d’abord circulé à Dakar en Avril 1986.
Quand éclatent les drames d’Avril-Mai 1989, le président du Comité militaire et – de facto – de l’Etat, le charge de délicates intermédiations avec le Sénégal. Viennent les pseudo-complots puis les purges : les « années de braise ». En Avril 1991, il fait valoir ses droits à la retraite.
C’est juste quand circule une lettre ouverte, signée par cinquante hautes personnalités, notamment Messaoud Ould Boulkheir, qui avait été un temps son collègue au gouvernement de Maaouya Ould Sid’ Ahmed Taya, ainsi que le président de la Ligue mauritanienne des droits de l’homme Ghali Ould Abdelhamid : « notre pays s’enfonce dans la dictature et le désordre.
Votre régime a, en effet, imposé une politique de terreur sans précédent à l’ensemble de notre peuple et de discrimination raciste et chauvine à sa composante négro-africaine, tout particulièrement aux Hal-Pular’en… Aujourd’hui, les plus graves incertitudes pèsent sur l’existence même et la survie de notre patrie.
La poursuite de la politique actuelle, en alimentant le cycle infernal répression-rébellion, ne peut que conduire à son éclatement au seul profit de puissances étrangères expansionnistes ».
Plus encore qu’une lassitude de l’armée – en 1978 –, après trente mois de guerre saharienne, cette première partie de notre entretien montre l’inadéquation des institutions – depuis 1975 - pour mener celle-ci. Abdoulaye Baro donne également une image saisissante de la psychologie de la première génération putschiste.
Bertrand Fessard de Foucault - Ould Kaïge
Conventions:
AB = Abdoulaye Baro
BFF = Ould Kaïge
Nouakchott, matin du dimanche 22 Juillet 2001
Abdoulaye Baro - Le coup d’Etat… 1975 : c’était l’apogée. Politique, économique, sociale. Tout marchait très bien. Personne ne pressentait les soubresauts qui allaient venir. C’est-à-dire cette guerre du Sahara. Dans laquelle nous avons été obligés – pratiquement, nous étions obligés, sans la vouloir, mais nous l’avons subie.
La mort de Franco a modifié les données géopolitiques. Franco laissait entendre, on nous l’a dit, qu’il allait amener le pays à l’indépendance, il a dû le dire à l’Algérie sachant que çà n’allait pas aboutir. Jusqu’au jour où Franco s’est mis à agoniser…
Le nouveau roi d’Espagne voulait d’abord asseoir son pouvoir et il s’est désintéressé de cela. L’Algérie qui n’avait plus cet atout espagnol, s’est découverte brusquement comme étant une partie prenante. Ce fut la convocation de Moktar, il y eut le retournement de situation, etc.… et ce qui s’ensuit.
Nous n’étions pas prêts pour la guerre, pas préparés pour… mais le Polisario, poussé par l’Algérie, a fait de nous l’ennemi principal. Parce que Boumedienne avait promis à Moktar de le faire chuter. Et donc avec les moyens de l’Algérie, notre impréparation bien qu’on ait reçu de l’aide… de l’Arabie Saoudite, même de la France, un peu… nous n’étions pas préparés à soutenir une guerre avec une Algérie qui – elle – était rompue à une guerre de libération.
Notre armée a fait face pendant deux ans, et puis – à partir de 1977-1978, elle ne combattait plus… elle ne combattait plus. Même la France – je crois, vous devez connaître cela mieux que moi – en 1978, nous a lâchés.
BFF - C’est une chose que je ne sais pas à la manière que j’aime, qui est papiers en mains, mais je finirai par avoir les papiers, car malheureusement les Français écrivent tout, même leurs turpitudes. Je trouverai les papiers [i]… et l’armée mauritanienne s’était découragée…
AB - Oui, tout à fait… l’armée s’était découragée. Elle ne combattait plus, le pays lui-même, malgré l’aide arabe qui lui permettait l’achat des armes, à la fin, n’était plus ce qu’il était. Je soupçonne que le Maroc… l’effondrement de la Mauritanie devait faire son affaire.
BFF - Il reprendrait tout, ce que l’habileté diplomatique assez prodigieuse de Moktar avait, à la dernière minute, empêché. Le partage de 1975 a été un miracle malgré les promesses marocaines de 1969-1970 qui étaient fausses.
AB - C’est exact. Donc, le Maroc a eu – là – l’occasion. Je ne sais pas d’ailleurs comment le Polisario n’a pas compris que l’effondrement de la Mauritanie, c’était la main-basse marocaine sur l’ensemble.
BFF - C’est ce qui les a eus, parce qu’avec vous, tout était négociable ou presque.
AB - Presque… nous ne pouvions pas être l’ennemi principal, avec le Maroc à côté. Or, ils ont mis leur force principale sur la Mauritanie, et en cela, ils obéissaient à Boumedienne. Pendant ce temps, le Maroc qui n’était pas très bien préparé, lui non plus, s’est renforcé et a trouvé les moyens de faire face. En tout cas, il y a eu l’effondrement et le coup d’Etat.
Je ne vous cache pas que j’ai été surpris quand le Président Moktar, en 1980, je crois, à la veille de son départ pour Tunis – j’ai vécu une semaine avec lui à Paris, c’est lui qui m’a fait venir – m’a fait comprendre qu’il était au courant de tout, qu’il a laissé faire le coup d’Etat. Cela m’a un peu surpris.
BFF - Et même déçu ?
AB - Peut-être…
BFF - … c’est une question énorme, parce qu’il me l’a dit dès Octobre 1979 quand il est rentré, dans un état pas très bon, à Paris, évacué sanitaire, comme on dit. Je l’ai vu pratiquement tout de suite. Vous savez que j’étais resté très fidèle à lui, dès ce moment-là.
Et ensuite, pendant sa convalescence, j’ai passé quinze jours avec lui à Toulon, en Décembre 1979, et l’on a fait tourner le magnétophone : ce sont déjà des Mémoires verbaux. J’ai été moi aussi très surpris : donc il savait tout, à ce qu’il m’a dit, et à ce qu’il continue de dire, et à ce qu’il écrit dans ses Mémoires qui paraîtront.
Ils sont bouclés, vous n’êtes pas du tout éreinté : il a toujours compris vos positions par la suite, donc vous pourrez m’en parler tranquillement… il y a des nécessités humaines… il a toujours été proche de vous.
Il était au courant, mais seulement le samedi pour le lundi [ii]. Est-ce que vous pensez qu’il y avait d’autres signes annonciateurs, parce que… Mustapha SALECK, j’ai passé un après-midi avec lui à Tidjikdja, pendant les palabres où Youssouf KOÏTA enveloppait le plan quadriennal en 1970. On lui aurait donné le bon Dieu sans confession. Il était très bel homme, il faisait de l’impression …
AB - Effectivement… mais il n’a même pas pu garder le pouvoir plus de huit mois, nous pouvons même dire qu’il n’était pas très fûté… Mais ce n’était pas l’acteur principal, à mon avis. Il a reçu le rôle, parce qu’il était chef d’état-major mais les HAÏDALLA, les Jiddou Ould SALECK qui étaient à cette époque...
Moi-même… vous savez avec les trains qui étaient souvent attaqués, on contingentait l’essence à Zouérate. Et pour que l’armée puisse en prendre assez, une grande quantité, il fallait en demander l’autorisation. Ils ont… je ne peux pas être affirmatif, mais j’ai eu l’impression que le directeur général de la S.N.I.M. était complice, parce que c’est lui qui m’a téléphoné pour demander en prévision d’une attaque du train et de sa protection, de laisser à l’armée l’essence délivrée à Zouérate.
BFF - Cela, avant le 10 Juillet ?
AB - Oui, deux jours… ce doit être le vendredi ou le jeudi, je ne sais pas, je l’ai oublié. Il m’a appelé d’urgence, c’était un soir, j’ai eu la communication d’urgence. Le train était menacé et j’ai autorisé ce ravitaillement.
BFF - Quelle était la parade si Moktar, connaissant la probabilité et l’organisation du coup d’Etat, quelle était la parade possible pour vous au Bureau politique, au Gouvernement, quelle était la parade pour lui, pour l’équipe ?
AB - Je ne peux pas vous dire qu’il pouvait y avoir une parade, parce que je ne me suis pas impliqué dans les problèmes de sécurité pendant tout le temps que je suis resté avec Moktar. Je n’en sais strictement rien.
BFF - Vous étiez dans une partie sociale, organisationnelle, fonction publique.
AB - Travail.
BFF - Fonctionnement de l’Etat et de la société.
AB - Mais pas la sécurité. Rien ! Je n’en connaissais rien, et cela ne m’intéressait pas d’ailleurs.
BFF - Et en Bureau politique, cela ne se débattait pas, cela allait de soi…
AB - Si ! Il faut dire que le Congrès de 1975 a désarticulé le Parti, c’est une des raisons, à mon avis, on y a supprimé le Comité permanent. Et on s’est réduit au Bureau politique…
BFF - Mais alors quarante types…
AB - … cinquante types, qui ne débattaient de rien, qui perdaient du temps. Tant que c’était le Comité permanent qui formait un groupe remarquable, aussi bien de conseil, de connaissance de la Mauritanie et d’efficacité politique, tant que ce groupe entourait Moktar, il débattait de tout [iii].
BFF - Et comme on était cinq ou six, on avait le temps de se passer la parole chacun et de dire son point de vue.
AB - Exactement, et c’était dans la confidentialité. Ce n’était pas livré au public. Parmi ces gens-là, il y avait des connaisseurs, des spécialistes de la sécurité : c’étaient Ahmed SALAH et Abdoul Aziz SALL ! Il y avait ... Depuis qu’on avait dissout cette structure, le Président était pratiquement tout seul. Seul à décider.
Il n’avait plus la consultation restreinte qu’il avait avec le Comité permanent qui se réussissait chaque semaine. Et cela a permis de l’isoler, et puis de lui faire faire – à mon avis – quelques erreurs, notamment celle de réunir les chefs d’une armée en décomposition pour l’accuser de vol [iv].
BFF - Il y a même eu cette réunion des 3-4 Juillet où l’on a énuméré les dettes fiscales de Pierre, Paul, Jacques et Jean, qui étaient quand même gradés, et puis il y a eu en Janvier-Février 1978, le remplacement simultané du ministre de la Défense et de BOUNA MOKTAR qui était revenu de l’Etat-major et qui y est reparti. BOUNA MOKTAR était la fidélité-même, même s’il était peut-être pas très remarquable non plus.
AB - Et puis il y a eu l’attaque économique contre quelques hauts fonctionnaires qui avaient des petites actions qu’on a virés de leur poste. Cela a créé une ambiance…
BFF - Vous n’avez pas, dans les dernières semaines, eu une conversation avec Moktar, j’allais dire : à vif, spontanée, comme cela, en disant, je sens un mauvais climat ! Vous n’avez pas avoir ce genre de conversation.
AB - Non ! non ! Personnellement je ne l’ai pas eue : parce que quand le débat était en Comité permanent, je disais ce que je pense. En dehors de cette réunion, je ne traitais que les problèmes d’administration, les problèmes avec Moktar qu’en tant que ministre, je ne les débordais pas, parce que je n’étais pas suffisamment renseigné, pour…
BFF - Il y a eu un incident pas agréable, et peut-être porteur pour la suite. Il y avait une construction pyramidale du Gouvernement, vous étiez ministre d’Etat, et puis il y avait des ministres, qui dépendaient, qui étaient groupés sous l’autorité d’un autre. Abdallahi Ould DADDAH que j’ai bien connu dans la période 1965-1966, puis que j’ai perdu de vue ensuite, a été viré et semble-t-il, parce qu’il avait été d’un comportement au moins répréhensible, vis-à-vis de vous-même.
AB - Non ! vis-à-vis de moi, non ! Pour ce qui me concerne personnellement, il n’y avait aucun problème entre nous, il n’y a jamais eu aucun problème. Mais il s’est comporté d’une manière incompréhensible. Pour un responsable. Il y avait un Chef d’Etat qui venait en visite officielle, et à cette occasion, on amène des chameliers de l’intérieur du pays.
BFF - Cela fait toujours très bien !
AB - Cela fait bien… et, c’est de tout temps. Ces chameliers, pendant leur séjour ici, on se permettait de leur donner un ravitaillement sur le fonds d’urgence, des aliments d’urgence. D’abord parce que c’est des paysans…
BFF - … des broussards, de toute façon, ils étaient éligibles à l’urgence !
AB - Absolument. A double titre. Ils venaient pour une raison de service, et ils sont dans le besoin. Alors, un soir, on était à la Maison des jeunes, « Compé »…
BFF – « le camarade Compé », c’est-à-dire Ahmed SALAH,
AB - « Compé » me dit : bon ! Les chameliers vont venir, et comme d’habitude on a besoin de ravitaillement. Il m’a dit cela en tant que ministre d’Etat. Quoique… Abdallahi n’était pas loin, peut-être qu’il a entendu. Alors, quand je lui ai répercuté la décision, il a eu une attitude que je n’ai pas comprise.
Il dit d’abord, lui, qu’il a pris des engagements avec les bailleurs de fonds, que le ravitaillement n’est pas donné à n’importe qui dans n’importe quelle condition. Je lui dis… C’est tellement courant et habituel, je ne vois pas vraiment quel problème tu vas amener. Je le relance.
Il me dit : il faut me donner un ordre écrit. Je vais voir le Président, je lui en parle, il me dit : moi non plus, je ne comprends pas. S’il veut un ordre écrit, on le lui envoie et qu’il s’exécute. Et dès le soir, en définitive… il y a des petits détails, là… il dit, qu’il s’excuse, que les engagements qu’il a pris ne lui permettent pas de s’exécuter. Donc, c’est lui-même …
BFF - … qui se vire lui-même.
AB - On ne lui demande pas de voler, on ne lui demande pas de gaspiller, on lui demande de ravitailler des gens.
BFF - Il se trouve qu’ils sont là et l’on va même économiser le transport des aides d’urgence, cela sera bouffé tout de suite.
AB - Tout de suite, des gens qui en ont besoin, qui sont là à notre service.
BFF - C’est là l’incident ?
AB - Oui, je n’y suis pour rien. Je ne sais pas sur quelle base, à partir de quoi, y avait-il un problème entre lui et son frère que j’ignorais ? Je n’en sais rien.
BFF - Il y en a certainement d’enfance. De même qu’entre Ahmed Baba MISKE et le Président, il y a des vieux machins de cour de récréation et du vieux père Bazaïd à Atar, ce n’est pas de la politique, mais c’est parfois des sentiments quand même…
Abdoulaye, si l’on revient là. Il se passe le 10 Juillet, quelle est l’ambiance ? comment se fait-il qu’il n’y ait pas de réaction ni du Parti ? Que l’armée soit unanime ? Vous avez réfléchi à ce moment-là ? Je pense ! Et vous avez même été au début probablement assigné à résidence ou quelque chose comme cela ?
AB - Oui, j’ai été assigné à résidence. Mais quand même, il y a eu six mois … depuis Janvier 1978, l’ambiance n’était pas bonne. Moi, je ne m’en étais pas rendu compte parce que – je vous le dis, je n’ai pas les renseignements… je suis sur les problèmes sociaux et économiques, mais après coup on m‘a dit que l’ambiance n’était pas…
Vous m’avez posé une question à laquelle je n’ai pas répondu. Est-ce qu’on pouvait faire quelque chose si l’on était au courant ? Moi, je pense – je ne dis pas le grand Bureau politique qui était noyauté par des gens, en fait, ennemis de Moktar : ils ne l’aimaient pas.
C’en était plein là-dedans. Mais s’il avait été… si on était dans la structure : Comité permanent, étant donné la décomposition où on était arrivé, et lui-même décidant de laisser faire un coup d’Etat…, s’il nous avait réunis, s’il y avait eu le Comité permanent, et qu’il nous ait dit : voilà !
La situation est telle que cela nous dépasse, et moi, je suis prêt à m’effacer, peut-être qu’en un tel moment, il y avait un jeu diplomatique possible. C’est difficile, c’est peut-être irréaliste, mais il n’est pas dit qu’il n’y aurait pas eu un jeu possible. Au lieu de laisser un coup d’Etat se faire…
BFF - Vous dites – dans le Bureau politique élargi à quarante ou cinquante, pour écouter la prière, des ennemis de Moktar, cela tenait à des ennemis, j’allais dire, héréditaires et tribaux, ou cela tenait à des gens qui ne s’estimaient pas assez promus depuis une quinzaine d’années ? Ou autre chose encore…
AB - Peut-être autre chose. Je sais que les Cheikhna Ould MOHAMED LAGHDAF… Ils complotaient. On était réuni pendant toute une semaine, tout le Gouvernement ou presque, pour résoudre ces problèmes de sociétés. Moktar nous avait donné instruction de voir ce qu’on peut faire. Et pendant qu’on se réunissait, pour régler ces difficultés, et il y en avait… lui, il a comploté, lui et BNEÏJARA et autres…
BFF - BNEÏJARA existait déjà ?
AB - Oui, il était gouverneur de la Banque centrale.
BFF - Il avait succédé à Ahmed et lui et Cheikhna avaient des vues identiques…
AB - Oui, le directeur du Plan était dans le groupe. Il m’a parlé, je n’ai rien compris parce que…
BFF - … il pensait que vous étiez dans le coup, il voulait voir si vous alliez comprendre.
AB - Je n’ai rien compris. Et d’ailleurs, à la veille du coup d’Etat, il a voyagé, il est parti, il est allé à Dakar.
BFF - Comme çà, dans les deux cas, il était gagnant.
AB - Il y avait donc beaucoup de monde.
BFF - Beaucoup de monde, dans ce qu’on appellerait en France, la société civile. Il n’y avait pas que l’armée, il y avait des gens, y compris au Bureau politique nouvelle formation.
AB - Oui, et qui créaient la pagaille. On se réunissait pour rien du tout.
BFF - Du coup, on s’investissait intellectuellement de moins en moins. Il rit…
AB - C’étaient des bavardages, çà trainait en longueur. Dans une situation difficile, alors, cela donnait l’impression de gens qui ne maîtrisaient plus les problèmes, au dernier moment.
BFF - La population ? Comment était-elle ? Autant qu’on peut la sentir ?
AB - Vous savez, je n’aime pas parler…parler des peuples. En général, on dit : le peuple, pour lui donner toutes les qualités.
BFF - Oui, il est souverain. (Il rit…)
AB - Il est souverain, et le nôtre, il n’a pas de convictions solides, il ne faut pas compter sur lui. Il n’y a qu’un chef d’Etat naïf qui compte sur des réactions de masse. Parce que le nomade n’a pas l’habitude de réagir à vif, il calcule d’abord. Et toute sa vie, c’est comme çà. Il n’y a rien de spontané, tout est calculé : il a une morale de survie, il n’a pas une morale …
BFF - … immédiate.
AB – Il n’a pas une morale immédiate, il a une morale de survie. Qu’on ne lui demande pas une réaction immédiate, il y a toujours des calculs. Et derrière, comme cela, un certain opportunisme est lié à ça…
BFF - Oui, on est passé sans difficulté d’ailleurs à l’occupation française - ce que j’ai appris en travaillant avec le Président, on a un peu travaillé les choses sur le hamallisme qu’au moins deux de ses ministres avaient eu leur père fusillé par les Français, à cause du hamallisme dans les années 1944-1945.
Je n’aurais jamais cru que mes compatriotes, pendant l’administration coloniale, avaient fusillé pour des raisons qui n’étaient pas fondées, parce que quand on étudie le hamallisme, ce n’était pas le sujet… Abdoulaye, on est maintenant : coup d’Etat fait.
AB - Coup d’Etat fait ! Non, cela devient des histoires individuelles (Il rit…) On nous a pris, l’ensemble du Gouvernement, le matin, moi on m’a pris vers huit heures et demi, j’étais en train de prendre mon petit déjeuner, mais j’avais déjà entendu la radio et les militaires, le machin militaire, la fanfare. On nous a pris, on nous a amenés là, dans la villa du président Moktar
BFF - Ah, la villa à côté !
AB - Oui. Non, d’abord à l’état-major. On a passé une nuit. La première nuit, on l’a passé à l’état-major : la journée et la nuit, on a passé la nuit. Le lendemain, ils nous ont transférés ici. Chez le président Moktar où on est resté une semaine en attendant de dégager l’endroit où était le Président lui-même.
BFF - Vous lui avez donc succédé, là, au camp du génie.
AB - Quand il est parti… certainement, ils devaient être en train de préparer pour lui…
BFF - Oui, Oualata.
AB - Quand le président Moktar est parti, on nous a transférés une semaine après. Ils nous ont logés, tous dans une villa. Il y a eu deux périodes. Il y a eu une période où ils étaient très gentils, cela a duré un moment, presque un mois, et puis ils nous ont affamés. Il a fallu des complicités mauritaniennes pour qu’on puisse…
BFF - … pour faire savoir que vous creviez de faim, et qu’il fallait s’organiser.
AB - Les gardes eux-mêmes, n’étaient pas… ce sont eux qui ont permis…
BFF - … qui ont un peu organisé, qui ont été soudoyés.
AB - Absolument. Je ne sais pas s’ils ont été soudoyés, je sais seulement qu’ils n’ont pas respecté les consignes sévères qu’on leur avait donné… Ils nous ont apporté à manger.
Cela a duré encore, et puis nous n’avons plus eu de visite. Cela a duré encore un mois, deux mois, et – cela – on ne sait pas pourquoi. « Ils » entendent des menaces, ou bien ils ont peur ? Ils ont mis du temps à se stabiliser. Et puis après, les mêmes choses ont repris.
On avait des échos des positions des militaires par rapport à nous. Il y en a qui nous étaient favorables, il y en avait qui étaient défavorables. Au moins une ou deux fois, JIDDOU, le ministre de l’Intérieur, le commandant JIDDOU, est venu nous rendre visite, il voulait parler avec nous, il voulait nous voir, il voulait peut-être… JIDDOU !
Mais on s’est rendu compte d’ailleurs que c’étaient des gens qui n’avaient rien dans la tête, on lui demandait soit de nous libérer puisque… nous lui avons dit que notre détention ne se justifiait que pour leur donner le temps de prendre le pouvoir, de se l’assurer. Trois mois après, apparemment, ils l’avaient assuré ce pouvoir !
Si c’est cela la raison de nous retenir, vous devez nous laisser partir. Maintenant, vous pouvez nous reprocher des choses, alors ces reproches-là, c’est la justice normalement qui doit en décider, et si c’est le cas nous sommes prêts à répondre de nos actes devant la justice.
Il dit : oh ! Vous savez, nous nous avons pris le pouvoir par la force, la loi c’est nous ! Ce que nous voulons, c’est çà la loi maintenant. Alors notre doyen, Aziz [v], a dit. Oui, seulement vous savez : le pouvoir n’est pas stable, hier c’était nous, aujourd’hui, c’est vous ; on ne sait pas ce que sera demain ! C’est pourquoi une règle est utile… (Il rit…)
BFF - Vous pourriez en profiter ! (Nous rions…)
AB - Ils n’ont rien dans la tête, malheureusement. Il est gentil, il était gentil. Quelque temps après, d’ailleurs, il a été dégommé du ministère de l’Intérieur, certainement il voulait concurrencer Mustapha, qui l’a dégommé, et puis ils se sont installés dans une période d’instabilité, qui nous a valu à un moment donné la menace d’être dispersés à l’intérieur du pays. On nous avait déjà dit de préparer nos valises pour aller chacun dans un coin. Mais, c’était la veille du « pronunciamiento » - là – contre…
BFF - de HAÏDALLA contre SALECK…
AB - Non ! De l’autre contre Mustapha. Le colonel BOUCEÏF.
BFF - Qui est ce colonel BOUCEÏF ? Dieu ait son âme. La presse étrangère a été perplexe sur BOUCEÏF et sur ses projets, notamment quant à vous et quant au Président.
AB - C’était le camp qui nous était le plus favorable. Le plus favorable et qui était même anti-Polisario. Et d’ailleurs, c’est lui qui nous a libérés. Quand il a pris le pouvoir : trois jours ou quatre jours après, on nous a libérés. Quand il est mort, on était libres,
BFF - déjà dehors…
AB - déjà dehors !
BFF - Il est mort par hasard ?
AB - Je pense que… ils ont été imprudents. C’était une journée de grand vent, et un monsieur, qui était membre du comité, qui est certainement pilote… il y a longtemps qu’il n’a pas volé mais puisqu’il est membre du comité…
BFF - … Il est gradé, piloter pour faire bien !
AB - Oui, or ces choses-là, ce n’est pas pour faire bien, ça n’a rien à voir. Une journée de grand vent, il a fait deux tentatives d’atterrissages et le troisième…
BFF - il l’a encore plus manqué…
AB - il est allé dans le… Moi, je pense que c’est par hasard… c’est la journée qui était mauvaise. Il ne fallait pas aller dans…
BFF - A ce moment-là, le colonel BOUCEÏF avait la réalité du pouvoir, SALECK n’était plus qu’un fantoche au-desssus ?
AB - … qu’un fantoche, le pouvoir était entre les mains du colonel BOUCEÏF.
BFF - Et ce colonel BOUCEÏF, on le connaissait avant le coup d’Etat ? Un officier assez connu ?
AB - Oui, c’était un officier assez connu. Quelqu’un de Kiffa, d’une grande famille, mais … je vous l’ai dit, les militaires je n’avais pas… je n’ai pas cherché à les connaître.
BFF - Est-ce qu’il serait allé jusqu’à rendre le pouvoir au Président ?
AB - Je ne le pense pas parce que les militaires ne l’auraient pas laissé faire. Même s’il l’avait voulu : ils ont goûté du pouvoir, et puis ils ont transformé rapidement l’esprit du pouvoir, ils en ont fait une conquête. C’est des bédouins en fait, qui ont pris le pouvoir. Donc, ils ont pris des risques pour prendre le pouvoir, le pays est devenu une sorte de … comment peut-on appeler cela ? Quand tu prends quelque chose par la force, cela devient ta propriété.
BFF - Un butin !
AB - Cela devient un butin, le pays est devenu un butin parce qu’ils l’ont pris par la force et qu’ils ont couru des risques. En fait, c’est ainsi qu’ils l’ont dirigé depuis : comme un butin.
À suivre :
II - La participation et les drames. 1986 à 1991
III – De 1992 à 2001
[i] - les archives de l’ambassade de France ne donnent aucun élément permettant de la conjecturer. En revanche, ce qui est factuel, c’est que les nouvelles autorités furent aussitôt agréées par la représentation française (le 14 Juillet 1978, Michel Removille, l’ambassadeur de France, reçoit les nouveaux ministres pour la réception traditionnelle : Mohamed el Moktar Ould Zamel, ministre du Plan et des Mines ; Seck Mame Diack, ministre de l’Education nationale ; Sid’Ahmed Ould Bneïjara, ministre des Finances & du Commerce) , puis par le président Giscard d’Estaing recevant dès le 23 Juillet le lieutenant-colonel Ahmed Salem Ould Sidi, puis le président-même du Comité militaire, Mustapha Ould Mohamed Saleck, le 8 Novembre, à déjeuner, accompagné de quatre des ministres. Le roi du Maroc en fera autant…
[ii] - samedi 8 Juillet 1978, en a parte pendant une réunion du Bureau politique national
[iii] - c’était l’opinion aussi du très regretté Abdoul Aziz Sall, qui – devenu en 1975 – président de l’Assemblée nationale et restant au Bureau politique es qualité, demanda au Président quand allait se constituer l’habituel Comité permanent, comme depuis 1961.
En période d’opérations militaires, c’eût été naturellement le « cabinet de guerre » qui a tant manqué. J’ai rétrospectivement posé la question. Réponse : le Président tenait désormais à ce que participent aux débats et aux décisions le plus grand nombre possible de responsables, même des ennemis, ceux-là qui se démarquèrent une fois perpétré le coup militaire
[iv] - la réunion du 5 Juillet 1978, à l’insu des plus proches civils du Président et qui donna aux conjurés l’occasion inespérée de se rencontrer tous sans éveiller l’attention
[v] - Abdoul Aziz Sall, collaborateur intime du Président depuis 1961 : initialement à raison de son action décisive au sein de la section du P.R.M. à Dakar à propos des velléités fédérales du Sénégal et de quelques personnalités mauritaniennes, puis à celle de ses qualités d’homme d’Etat et de son patriotisme...