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24-01-2016

19:00

La fin du régime fondateur et sa succession : Le récit d’Abdoulaye Baro - 3

Le Calame - Les années de braise : 1987-1991
Le témoignage de l’ancien ministre secrétaire général de la présidence pour la période non-constitutionnelle d’exercice du pouvoir par le colonel Maaouyia Ould Sid’Ahmed Taya (Décembre 1984 à Janvier 1992) éclaire surtout les responsabilités de chacun des deux chefs d’Etat dans la « gestion » du drame de 1989.

Le lien entre la reprise du mouvement initié en 1966, mais qu’avait résorbé le régime fondateur, et les événements à très grande échelle de 1989, ne fait chronologiquemernent pas de doute. Le manifeste d’Avril 1986 a provoqué un malaise profond dans le système autocratique qui a cru trouver dérivatif et cible chez les compatriotes originaires de la vallée du Fleuve.

La prétention de rétablir ou d’établir un système démocratique s’est alors substituée au traitement violent qui prévalait depuis trois ans quand la Constsitution de Juillet 1991 a été adoptée par referendum. Cela n’a pas éradiqué celle – demeurée permanente ainsi que les Mauritaniens l’ont expérimenté en 2005 et en 2008 – d’une partie de la hiérarchie militaire de représenter le dernier recours national et de détenir donc la souveraineté.

Bertrand Fessard de Foucault - Ould Kaïge

Conventions:

AB = Abdoulaye Baro

BFF = Ould Kaïge

Nouakchott, matin du dimanche 22 Juillet 2001 (suite)

. AB - Abdoulaye Baro – Le ministre de l’Intérieur m’a dit que malheureusement ils ont une presse plus ou moins libre,

BFF – ça c’est la chanson française…

AB - … que même ils insultent le président Abdou DIOUF, qu’ils disent n’importe quoi, et que vraiment il n’a pas tellement de moyens de pression sur ces gens-là. Et que j’étais libre de rencontrer le monsieur, le journaliste, d’essayer de le dissuader par moi-même. Je n’étais pas content.

BFF - Non ! C’était de pire en pire.

AB - Je n’étais pas content, mais quand même…

BFF - … tu y es allé,

AB - je suis allé voir M° OGO qui est un ami, qui était avocat là-bas, qui a été expulsé d’ici à l’époque de HAÏDALLA. Je lui ai demandé s’il connaissait le journaliste ; il m’a dit qu’il le connaissait. Est-ce tu peux préparer une rencontre ? où tu seras présent avec moi, parce que j’ai besoin de lui parler. Il m’a dit : parfaitement. Finalement, on a fait un dîner dans un restaurant, et ce monsieur, c’est… il militait pour la thèse zaïroise de l’époque, la Ligue des Noirs.

BFF - Donc, il connaissait ce genre de questions !

AB - Il connaissait, il venait d’ailleurs d’Abidjan, parce qu’il voulait… je crois qu’HOUPHOUËT a flirté plus ou moins un peu avec l’idée, pas loin… HOUPHOUËT avait déjà soutenu TSHOMBE vingt ans auparavant, cela ne le gênait pas de recommencer.

A l’époque, MOBUTU parlait de créer la Ligue des Etats noirs, etc… lui, ce journaliste était un des adeptes de çà, ou en tout cas était peut-être financé plus ou moins par lui… On cause, il me dit tout ça, il ne se cache pas. Je lui dis : oui, chacun est libre d’avoir les idées qu’il veut, mais un journaliste, sa fonction première, c’est de s’informer.

Avant de faire des choses importantes qui peuvent avoir des conséquences, il vient par lui-même, oui, il enquête, il enquête, il compare, il voit, il prend sa décision. Alors, si vous êtes prêt à venir, toutes les portes vous sont ouvertes, pour faire votre enquête. Oui ! oui, d’accord !

BFF - Quelques jours de gagné avant le papier : pas mal !

AB - Bon ! Il accepte, je reviens, on lui envoie ses billets d’avion, il a fait une semaine ici, et on lui a ouvert toutes les portes. Vous savez, la Mauritanie, quand elle veut…

BFF - oui, quand elle veut faire comprendre ce qu’il est bon de comprendre il rit…

AB - Finalement il est allé, non seulement il n’a pas publié le papier des F.L.A.M., mais il a fait un article très élogieux.

BFF - Finalement, d’une manière imprévisible, ta mission s’est couronnée de succès.

AB - Absolument, sans la volonté du Sénégal. Pourquoi je dis sans la volonté du Sénégal ? J’ai beaucoup de sympathie pour le Sénégal, et Abdou DIOUF est un ami, mais les problèmes d’Etat c’est des problèmes d’Etat. Abdou, à l’époque, était sous l’influence de COLIN,

BFF - … qui était un rescapé de la colonie française d’avant 1956-1957 ?

AB- Absolument, et il était le secrétaire général de la Présidence, presque… il était tout et pour moi, c’est lui qui orientait les actions anti-mauritaniennes du Sénégal. Presque de tous temps quand il était ministre des Finances de SENGHOR, il a eu à discuter avec nous des problèmes de rupture, de pool douanier, etc… donc il était toujours

BFF - d’un point de vue très différent, pas très bienveillant…

AB - … pas très bienveillant avec la Mauritanie. Et il avait deux grands problèmes qu’il fallait… qui lui permettaient de souffler le vent chaud sur cette affaire : la Mauritanie avait renoncé à l’électricité de la vallée du Fleuve, de Manantali ; Maaouya est venu remettre en cause cette affaire, et ça n’a pas beaucoup plu au Sénégal qui avait fait déjà son plan directeur, et

BFF - prenant toute l’électricité du barrage,

AB - Cela, je sais que cela n’a pas plu. Deuxièmement, les Maures au Sénégal étaient devenus nombreux.

BFF - C’étaient les Juifs en Egypte au temps de Moïse.

AB - Nombreux et économiquement importants. Parce qu’ils avaient pris en mains l’import-export, donc…

BFF - …l’économie façon ouverte et moderne,

AB - … ils étaient installés en plein Dakar, ils achetaient, ils avaient les devises françaises, les devises C.F.A. ce qui d’après le président Maaouyia ne plaisait pas beaucoup à la France. Je l’ai cru.

BFF - Oui, c’était très bien, parce que – là – vous jouiiez sur les deux tableaux, la monnaie nationale ici, les devises là-bas et l’on finissait par s’entendre.

AB - Donc, le Sénégal a voulu profiter d’une affaire mauritano-mauritanienne : se servir des noirs contre les maures pour ne pas calmer le jeu, pour enflammer pour des raisons nationales, uniquement nationales. Cela, c’est mon analyse…

BFF - … et avec une participation personnelle d’Abdou DIOUF et de COLIN dans l’affaire.

AB - Plus COLIN qu’Abdou DIOUF,

BFF - COLIN en rajoutant, comme anciennement français, ce qui était malsain,

AB - pour cette histoire de devises.

BFF - Quand on a été ministre des Finances, on meurt ministre des Finances !

AB - Moi, dans cette affaire de 1989, je ne donne pas tous les torts à la Mauritanie. Le Sénégal a joué de ses intérêts d’Etat. Les gens pensaient que le Sénégal allait les sauver, toute la partie maure a considéré les noirs comme étant plutôt sénégalais, que mauritaniens. Alors, ça a créé un problème,

BFF - qu’on n’avait jamais eu à ce point, et surtout pas en Janvier-Février 1996.

AB - Cela n’avait rien à voir, et puis c’est venu bêtement. Des histoires de Peuhls et d’agriculteurs sur la Vallée, c’est tous les jours. Au moment de la saison sèche, bon, il y a eu – d’accord – mort d’homme, un ou deux hommes. Le Sénégal en a fait, c’était la veille du 4 Avril,

BFF - leur anniversaire de l’indépendance –

AB - … l’indépendance… l’opposition était très forte, très montée contre le régime. Et ils ont exploité cette affaire,

BFF - donc M° WADE, déjà !

AB - … et son poulain M. Bathily parce que, quand il y a eu cette affaire, qu’il y a eu un mort, le ministre de l’Intérieur du Sénégal est venu ici. Il a vu le président, il a vu le ministre de l’Intérieur, il nous a fait comprendre que le Sénégal était très mécontent de cette affaire. On lui dit, mais, nous : nous avons toujours considéré que c’était une affaire plus ou moins banale, parce qu’entre agriculteurs et éleveurs, c’est très fréquent.

BFF - … Les points d’eau…

AB - Maintenant, puisque vous donnez à l’affaire une certaine importance, nous proposons la création d’une commission mixte qui va aller faire des enquêtes sur place et le résultat, nous essaierons d’appliquer les recommandations ou les résultats de cette commission.

Le ministre de l’Intérieur est parti d’ici, faisant une déclaration apaisante. Arrivé au Sénégal, on ne sait pas pour quelle raison, on l’envoie faire un meeting là où il y a eu la bagarre, à Bakel, et c’est un autre langage qu’il tient.

BFF - A Bakel, rive Sénégal ?

AB - A Bakel, rive Sénégal. Il était là-bas avec Bathily, l’opposition, il dit : trop c’est trop, ça ne va plus, enfin en langage qui n’est pas… un langage belliciste, un peu belliciste.

Et à partir de ce moment commencent des réactions contre les boutiquiers maures, qui commencent à Bakel, et qui remontent. Je n’ai pas une chronologie des jours, mais c’était un jeudi, par là.

Vendredi, samedi… samedi, notre Ambassadeur a essayé d’intervenir auprès du pouvoir pour que cela s’arrête, ça ne s’arrête pas, ça continue, ça monte à Saint-Louis, puis ça continue à Dakar, ça reprend la route vers M’bour, Kaolack, etc… les boutiques… pillage systématique des boutiques.

On a envoyé là-bas le ministre de l’Intérieur pour dire au président Abdou DIOUF de faire arrêter, parce que les gens ici vont réagir, de faire arrêter ça. Le ministre de l’Intérieur est parti là-bas, il paraît que - à sa sortie, il a fait une interview, on lui parlait des morts de là-bas, il a fait… il a souri, je ne sais pas à quoi. Enfin, la presse sénégalaise en a fait un problème, on a oublié l’objet pour lequel il est venu Alors, ici, ils ont réagi bêtement.

C’était un lundi, cela avait commencé jeudi, jusqu’à lundi ici. Ils sont sortis, avec les haratines, ils ont fait… le massacre. Ils ont réagi violemment contre les Sénégalais, d’une manière un peu barbare, mais c’était la journée du lundi. La mardi, il y avait couvre-feu, on avait amené les bérets rouges, c’était arrêté. Mais, là – à partir de ce moment-là, on commençait à avoir tort. Contre des pillages, on a fait des massacres, on a réagi en massacres, et c’est là où notre position n’était plus défendable. C’est la réaction idiote,

BFF - disproportionnée,

AB - disproportionnée aux pillages qui se...

BFF - Ces massacres, ils ont été spontanés de la population maure, ou bien il y a eu des services qui s’en sont mêlés plus ou moins ?

AB - Je suis sûr que c’est organisé, c’est les haratines uniquement qui ont fait ça. On a utilisé les haratines comme en 1966,

BFF - donc on paye et ils y vont.

AB - Ils y vont, ils sont drogués, on leur dit : vous prenez ce que vous pouvez. Ce n’était pas du tout… aucun Maure blanc n’y a participé, ce sont des haratines qu’ils ont utilisés pour faire ces massacres. Ils étaient encadrés probablement. La bêtise mauritanienne – pour moi – a commencé à cette réaction idiote et disproportionnée.

A partir de ce moment, le dossier n’était plus défendable, le Sénégal avait beau jeu, bien que… Le Sénégal a eu une réaction, lui aussi, là-bas, après ces massacres-là. Quand on a ramené les Sénégalais, parce qu’il y a eu un pont aérien, à la demande du Sénégal, Maaouya a téléphoné au président Abdou DIOUF pour lui dire : ne faisons pas cela, ce transfert massif de populations risque de créer des problèmes, de créer une divergence… enfin, une hostilité durable entre les deux pays.

Essaie de … pour moi, j’ai arrêté le massacre, je vous garantis qu’il n’y aura plus un seul mort supplémentaire, essayez de faire la même chose, et nous verrons comment résoudre le problème. Ne faisons pas de transfert massif.

BFF - Cela redevenait sage !

AB - … ça redevenait sage. Le président Abdou DIOUF demande un délai de vingt-quatre heures, de réflexion. Le lendemain, il retéléphone pour dire que : vraiment, il n’est pas sûr de pouvoir garantir la sécurité des Mauritaniens.

BFF - Ce qui fait que ça voulait dire : non !

AB - Oui, ça voulait dire : non ! Alors, déjà il avait annoncé qu’il y avait cinq cent milles maures au Sénégal,

BFF - il avait chiffré la colonie,

AB - oui, dans un discours public,

BFF - c’est imprudent.

AB - Il a décidé que les Mauritaniens rentraient chez eux, cinq cent mille. Maaouya a considéré que cinq cent mille personnes qu’on lui envoie par charter d’avions était une forme de déstabilisation, lui aussi, il dit en réaction, tout ce qui est sénégalais ou semblant sénégalais... De sorte que ce n’était plus un problème sénégalais, c’était un problème de déstabilisation, chacun voulait déstabiliser l’autre par l’envoi massif de …

BFF - … populations,

AB - alors qu’on n’est pas prêts, préparés à ça. En sorte qu’il y a eu cette guerre d’expulsions : ce n’était pas prémédité, c’était une réaction.

BFF - Et cela a duré combien de temps cette crise ?

AB - Assez longtemps.

BFF - Un quinzaine de jours ?

AB - Plus ! Le temps de renvoyer les gens, peut-être un mois, je ne sais pas, peut-être davantage, parce que les avions en amenaient, les voitures…

BFF - Et cela ne se faisait qu’en avion, cela ne se faisait pas par le barrage de… le bac ?

AB - Il y en a eu par le bac, par la route, par … les gens les plus près du Fleuve traversaient, les autres on les vidait par le Fleuve, ils allaient au Sénégal. C’était un problème qui a été mal géré et où ily a eu interférences d’intérêts. Et c’est les innocents qui…

BFF - Et toi, ton rôle là-dedans ?

AB - J’étais dépassé, j’étais dépassé. Qu’est-ce que vous voulez ?

BFF - C’était seulement à Nouakchott, cette riposte ?

AB - Partout dans le pays, partout là où il y a un Maure on le vide, là où il y a un Sénégalais, ou semblant Sénégalais, on l’envoie dans…

BFF - Et tu relies très fortement l’apparition du F.L.A.M. et des premières agitations avec cette grande explosion montant en épingle un incident banal.

AB - Absolument, c’est mon point de vue d’observateur, quand même près des problèmes.

BFF - Et tu continues à croire que c’est quand même la bonne interprétation, douze ans après ?

AB - Douze ans après, je n’ai pas vu quelque chose qui me fasse changer… la preuve, c’est que les Américains ont dit ici que la Mauritanie n’était pas à l’origine de l’affaire. Maintenant, je vous dis…

BFF – Et alors TAYA se montre à la hauteur de la situation ?

AB - … tout ça, c’étaient deux Etats qui avaient leurs intérêts. Les Mauritaniens, les négro-africains se sont laissés un peu manipuler par les autorités du Sénégal. La grave faute, dans cette affaire, c’est de renvoyer dans la passion et selon les intérêts personnels, toute une population mauritanienne considérée comme sénégalaise.

Là où il est très fautif, c’est pour le deuxième complot que, selon moi, il a inventé de toutes pièces. En 1991, en 1990.

BFF - Parce qu’il y avait eu un complot avant, une tentative de complot ?

AB - Oui, il y en a eu une en 1987.

BFF - Qu’est-ce que c’était que cette tentative de coup d’Etat ?

AB - Elle était plus ou moins réelle, il n’a pas eu d’exécution, mais il était organisé pour…

BFF - Qu’est-ce qui faisait ce coup d’Etat ?

AB - C’étaient les négro-africains, tout seuls !

BFF - Ah, déjà !

AB - … tout seuls, ça a été aussi leur erreur. Là aussi, c’était une bêtise, mais maheureusement ils ont été découverts avant, ou heureusement, je ne sais pas, car il y aurait eu ici une guerre civile, où ils ne seraient pas gagnants, alors il y a eu quand même trois exécutions, des gens qui ont été jugés et exécutés.

BFF - Avec un vrai procès ?

AB - Avec un procès. Maintenant : vrai ou faux ? Il y a eu un procès, et les gens n’ont pas nié d’ailleurs avoir organisé le complot. Mais il n’y a pas eu d’exécution, on les a découverts avant.

BFF - Il y a eu exécution des fautifs, mais pas exécution du complot.

AB - C’est toujours comme ça en Afrique.

BFF - Oui, parce que si le complot s’exécute, ils gagnent.

AB - Oui, ils gagnent le plus souvent.

BFF - Oui, sauf dans le… mais tu étais en prison, à ce moment-là : la tentative d’Abdel Kader.

AB - Non, on était sorti, on est sorti en Avril 1979.

BFF - Et Abdel Kader a tenté quand ?

AB - ... a tenté en Avril, à ce moment-là, ou en Février ? en tout cas on était libre. C’était en Mars.

BFF - C’était un coup bien organisé : Abdel Kader ?

AB - Non, ça n’était pas bien organisé, c’était… l’indifférence, la négligence mauritaniennes qui aurait pu, parce que tu peux entrer dans le bureau de Moktar à l’époque,

BFF - sans montrer beaucoup de papiers ni beaucoup de temps.

AB - Rien du tout ! Ils ont fait la surprise avec ça, mais ils n’avaient pas de complice à l’intérieur de l’armée, pour les aider. Ils ont réussi… avec la surprise, ils pouvaient réussir, s’ils avaient parlé à la radio, il y aurait eu peut-être des ralliements rapides, je n’en sais rien, mais ils n’avaient pas…

BFF - parce qu’ils sont arrivés jusque dans le bureau de…

AB - jusque dans le bureau de HAÏDALLA qui était absent.

BFF - Ils étaient mal renseignés, il ne faut pas entrer dans un bureau quand il n’y a personne.

AB - Ils étaient mal renseignés, il avait quitté les lieux, lui – le matin-même – pour Zouérate, donc il n’était pas là. Le Premier Ministre qui avait le pouvoir, c’était BNEÏJARA n’était pas encore au bureau.

BFF - Ce sont des enfants de chœur.

AB - Ils n’ont trouvé que Maaouya, chef d’état-major. BFF - Tiens…

AB - dans son bureau. Il a réussi à leur échapper,

BFF - ou il était peut-être un peu leur complice.

AB - Je ne crois pas, il a pu leur échapper, mais comme les Mauritaniens se connaissent, ça s’est mis à causer…

BFF - Il y a quand même à la fois des choses atroces dans ce que tu racontes et puis du roman-feuilleton, il y a les deux… parce qu’il paraît qu’il y a eu des choses atroces aussi bien à Nouakchott qu’à Dakar, pour 1989.

AB - Complètement : atroces. Je vous le dis, ce ne sont que les innocents qui ont payé, aucun des acteurs n’a été inquiété, ce sont les innocents. . . . Des soldats noirs…

BFF - Ça a dû faire des centaines …

AB - des centaines, mais dans l’ombre. Personne n’est au courant, moi, je vous dis, cela s’est passé paraît-il en Novembre, en Décembre. J’ai appris cela en Février-Mars !

BFF - Alors que tu étais ministre secrétaire général de la Présidence ?

AB - Cela s’est fait, les gens ont commencé à parler, c’est en ce moment que j’ai été au courant. Il y avait l’ambassadeur La FRANCE à l’époque,

BFF - qui est un monsieur très bien, je l’ai rencontré quand il était au Pakistan et même assez courageux.

AB - Il me dit, ce complot-là, est-ce qu’il existe … je lui réponds : ce qu’on nous a dit au Conseil des ministres n’est pas crédible, parce qu’il n’y a aucun fait, rien que des affirmations. Les gens, ils avaient des bateaux, ils voulaient faire des massacres ici, créer des incendies et puis prendre la fuite.

En tout cas, à partir de cela, on a tué presque tous les soldats noirs. Alors, moi, à partir de ce moment-là, j’ai ai fait une note à Maaouyia, en Avril pour lui dire : il y a tellement de massacres ici, qu’est-ce qu’il se passe ? Il faut qu’on soit au courant ! Est-ce vrai ? Est-ce faux ?

BFF - Tu le lui as fait par écrit ?

AB - je lui ai fait une note et je la lui ai remise : d’ailleurs, une semaine après, j’ai quitté le Gouvernement.

BFF - Sans attendre la réponse ?

BFF - Non ! Il m’a reçu deux ou trois fois, on a discuté, il a cru que… il est vrai, que cela correspondait à la période où il a fait son appel pour la démocratie, donc il l’a fait… c’était au mois de Ramadan, et à la fin du Ramadan, il a dit qu’il ouvrait la porte à la démocratie, ce qui a pu le sauver un peu. Et l’ambassadeur de France était complètement indigné, LAFRANCE était prêt à lâcher, c’étaient des centaines de personnes qui étaient décédées, qui étaient mortes.

BFF - Quand tu dis LAFRANCE, tu dis notre ambassade de l’époque…

AB - Il représente la France, ce qu’il me dit : moi, pour moi c’est la France.

BFF - Oui, c’est les deux. Donc tu démissionnes…

AB - … je ne démissionne pas, je suis vidé, mais sur la base de cette note. Peu de gens le savent, je suis parti sous couvert de la retraite, alors que depuis quatre ans, depuis le coup d’Etat, je n’étais plus dans le…

BFF - tu n’étais plus dans les limites habituelles.

AB - Non ! Depuis le coup d’Etat[i], ils nous ont suspendus et ils ne nous ont jamais repris, donc cette retraite, on a téléponé à la Fonction publique en leur disant de me mettre à la retraite. La situation… il validé toutes les années : 1978 à 1990-1991 et c’est ce qu’il s’est passé, il a validé cela, je leur ai dit : maintenant, payez-moi. Ils n’ont jamais payé.

BFF - Donc, tu as encore une créance sur l’Etat.

AB - Ils ont accepté pour me permettre seulement, et cela, parce que je l’ai vu deux fois, Maaouya, çà que les cotisations correspondant à ma cotisation personnelle, et la cotisation de l’Etat pendant cette période qu’ils ont validée, que ce soit versé pour que je puisse…

BFF - Et il a accepté…

AB - c’est ce qu’il a accepté, mais il n’a jamais accepté le paiement des salaires, ce qui n’est pas très injuste…

BFF - Cela peut se discuter, le service fait !

AB - … parce que quatre ans au moins, j’ai travaillé à l’UNESCO, mais c’est eux, c’est leur faute, ils ne m’ont pas licencié. Et puis, ils ont fait une lettre qui validait toutes mes années.

BFF - Tu démissionnes du Gouvernement et à ce moment-là…

AB - … je ne démissionne pas, je suis viré sous la forme de la retraite ; parce que ici, dès qu’on tient la retraite, on se débarrasse de vous…

BFF - Quelles sont les réactions ? C’est quelque chose de visible, que l’on relie au faux procès ?au massacre des gens de l’armée, il y a une réaction de l’opinion à ton départ ?

AB - Rien, pas du tout, il n’y a d’ailleurs pas d’opinion, il n’y avait rien… pour les massacres c’étaient des on-dits, c’est éaprès la démocratisation que ce problème est venu en surface.

BFF - Qu’est-ce qu’il lui a pris de faire ce massacre ?

AB - Cela lui permettait d’éliminer les négro-africains.

BFF - C’est évidemment une façon radicale.

AB - Oui, c’est le cas, eux économiquement ils ne sont pas très puissants, ils n’avaient que l’administration et l’armée. On les a … les gens ont profité, c’est çà l’erreur du F.L.A.M. : déclarer la guerre, alors qu’on n’est pas prêt au combat.

BFF - Là, tu fais vraiment une séquence globale, de F.L.A.M. jusqu’à ce complot supposé…

AB - Ils ont déclaré la guerre, ils ont été virulents contre l’ethnie maure, et finalement ils n’étaient prêts à rien, pour aucun combat, et les gens en ont profité. C’est là tout le seul résultat.

BFF - A ce moment-là, arrivent les élections.

AB - Arrivent les élections, le référendum, la démocratie,

BFF - oui, la Constitution…

AB - … la France était contente qu’il y ait la démocratie, ils ont oublié tout le reste. Cela a fait passer tout le reste, ils étaient très contents. Referendum pour l’adoption de la Constitution, les élections présidentielles d’abord, puis les législatives. Maintenant, si vous voulez, si tu veux mon point de vue…

BFF – Oui, maintenant quel est ton point de vue, qu’en penses-tu ? On est depuis dix ans en démocratie…

AB - Je pense que les élections… Le referendum, cela s’est passé correctement.

BFF - Oui, il vaut mieux une constitution que pas de constitution.

AB - … parce que personne n’était contre. Les gens ont voté massivement, sans problème. Il y a eu après les présidentielles : Maaouya contre Ahmed DADDAH, çà a chauffé, il y a eu une vraie campagne électorale parce que c’était une soupape, le pays était étouffé, brusquement il y a la contradiction des élections, Ahmed a fait une bonne campagne mais à mon avis …

BFF - tu l’as soutenu ? Non, tu n’as pas pris position ? –

AB - non ! Parce que je venais juste de quitter le Gouvernement, je n’ai pas estimé faire un cent pour cent. Publiquement, je ne l’ai pas… je n’ai pas participé, mais je crois que j’ai voté pour lui.

BFF - La campagne était bonne, il était bien…

AB - La campagne était bonne, mais – contrairement, à ce qu’il dit, lui, Ahmed –, ils n’ont pas gagné les élections.

BFF - Oui, tu penses que tout le monde a truqué ?

AB – non ! À peu près chacun a eu ce qu’il devait avoir. Il a eu 33 % et je crois que c’est…

BFF - Ah, tu crois çà : assez bien, quarante/soixante !

AB - Oui, quarante/soixante. C’est ce que je pense. Où il a commis une erreur maintenant, c’est mon point de vue personnel, lui : Ahmed DADDAH, c’est d’avoir tout misé sur la présidentielle, du tout ou rien. Dès qu’il a perdu les présidentielles, il a refusé les législatives, alors qu’il aurait pu avoir une bonne base de départ avec les législatives. Et le pouvoir n’était pas encore très solide, la démocratie venait de naître, s’il y avait une opposition, le pays…

BFF - oui, puissante au Parlement,

AB - ce serait différent. Il n’y aurait pas eu le cheminement qu’il y a eu actuellement, et pour moi, c’était une erreur fondamentale.

BFF - Tu lui as parlé pendant la campagne ou après ?

AB - Il n’est pas venu me voir, je ne l’ai pas vu, je ne lui ai pas parlé. Il ne m’a pas parlé et je ne lui ai pas parlé. Je ne lui ai pas parlé, du tout.

BFF - C’est pénible, alors que vous étiez collègues au Gouvernement…

AB - Oui…

BFF - Cela a été ça, évidemment.

AB - Moi, je venais de quitter évidemment Maaouya ; ils ont estimé peut-être que j’étais…

BFF - Alors donc, il y a ces élections, etc… et ensuite il y a à nouveau des élections, et on me dit que le candidat en 1997 : Chbih CHEIKH MALAININE est en taule !

AB - Oui, depuis lors, on a la démocratie et il y a pratiquement… depuis ce ratage,

BFF - oui, de 1992, de 1992

AB - … des élections législatives on s’acheminait tout doucement vers un parti unique,

BFF - à nouveau et dans de mauvaises conditions.

AB - L’opposition qui n’a rien au Parlement, qui ne peut pas faire bouger, qui est… et ici, vous savez, le pays, les gens ne sont pas des militants, c’est des nomades, c’est difficile de faire bouger… en dehors des jeunes scolaires, vous ne pouvez pas faire bouger les gens ici, c’est difficile en tous les cas. C’est très difficile, donc… s’il avait eu une opposition parlementaire, cela aurait beaucoup mieux valu que le…

BFF - et tu serais enclin à dire qu’il est dommage que Ahmed n’ait pas pensé à faire une opposition parlementaire…,

AB - qu’il ait refusé de se présenter aux élections législatives qui ont suivi les présidentielles, parce qu’il estime qu’il les a gagnées, les présidentielles ! Moi, j’estime qu’il ne les a pas gagnées, peut-être c’est 45/55, peut-être c’est 35/65, mais… parce que Maaouyia avait tout le nord, tout l’est et il n’a pas eu le temps de faire une campagne électorale là-bas. Il avait, lui Ahmed, la vallée du Fleuve et ils se partageaient Nouakchott et Nouadhibou, avec cela il ne peut pas gagner. Enfin, on ne peut pas l’affirmer : c’est mon opinion, c’est tout. Mon opinion à moi.

BFF - Alors, l’avenir ?

AB - L’avenir !

BFF - Oui, parce qu’il y a des élections législatives en Octobre à ce que l’on me dit et puis des présidentielles, forcément à nouveau.

AB - Mais il n’y a plus d’opposition. Il a dissous le parti, Ahmed aurait pu, parce que le pouvoir s’use et lui il fait une opposition déterminée ; il aurait pu, certainement, un de ces jours gagner :

BFF - Oui, en s’incrustant,

AB - … comme WADE a gagné…

BFF - à force de se présenter, on finit par passer.

AB - Oui, et puis, quand on est déterminé, le pouvoir s’use et on est le seul après l’on est le seul. Maaouyia, lui, il a compris cela : il a dissous le parti. Donc, Chbih CHEIKH MALAININE qui, aux dernières élections, lui avait un peu créé des problèmes, il l’a mis en prison, cinq ans de prison, maintenant, il n’y a plus rien. Selon moi, il n’y a plus rien…

BFF - Et l’armée, elle est contente d’être l’armée et au sein des officiers, tout le monde soutient l’actuel TAYA ?

AB - Je ne sais pas, l’armée, je ne sais pas. Je sais que la gendarmerie soutient, parce que les militaires qui occupent des postes importants dans le pouvoir civil, c’est des gendarmes.

BFF - Et qu’est-ce qu’il est devenu comme caractère, TAYA, parce que j’entends des tas de bruits sur sa structure mentale, voire son goût pour ce que le Coran défend…

AB - On le dit, moi je ne l’ai jamais constaté. Je ne l’ai jamais constaté…

BFF - … et tu continues à le voir, tu peux le voir ?

AB - Oui, si j’insiste, je peux, mais je reste un an ou deux ans sans le voir. La dernière fois que je l’ai vu, c’était il y a deux ans, et encore j’avais un besoin important, pas pour moi mais pour mon fils.

Ahmed Ould MOHAMED SALAH, il est resté sous sa tente, comme Mohame Ould CHEIKH à partir de 1966, lui MOHAMED SALAH à partir de 1978, et la prison, ou est-ce que le pouvoir a cherché à le séduire ? Ahmed Ould MOHAMED SALAH, il est resté très digne … très, très digne. Lui-même, il fait un peu d’agriculture et ce n’est pas une mavaise chose, et de mon point de vue personnel, il est président du Crédit agricole. Je lui fais suffisamment confiance pour ne pas permettre les magouilles extrêmes.

BFF - Oui, il a une petite situation du régime et sur ce plan-là… en tout cas il est très digne ! Il n’a jamais fait quoi que ce soit.

BFF - Tu avais revu Moktar pendant son exil, depuis 1978, il t’a vu, je crois entre 1978 et mardi dernier.

AB - Je l’ai vu à Paris,

BFF - tu l’as vu à Paris.

AB - Je l’ai vu à Paris, en 1980 ; je l’ai même accompagné, au moment où ils allaient en Tunisie,

BFF - tu as fait partie du groupe qui y allait ?

AB - … qui l’a accompagné jusqu’à l’aéroport, j’étais à Paris.

BFF - Est-ce que tu penses qu’il aurait dû revenir plus tôt, qu’il aurait pu revenir un peu comme un aérolithe dans les années 1980, et qu’est-ce que tu as compris de son retour dans ces derniers mois ?

AB - Non, on peut accepter son silence… ce qui… ce que… çà, je te parle sincèrement, ce que, moi je n’ai pas compris… c’est que il se soit tu pendant les événements de 1989…

BFF - parce que là, c’était vraiment son sujet !

AB - … qui demandaient, parce que le pays était à la dérive, il y avait des problèmes, une voix sage qui dise quelque chose de sage, on ne l’a pas entendu ! Il attend un petit problème, les manifestations du pain, donc c’était une erreur.

BFF - Qu’est-ce que c’est que ces manifestations du pain ?

AB - C’est rien du tout. C’est le pain-là…

BFF - qui est d’ailleurs très bon, vous faites mieux le pain en Mauritanie qu’à Paris où c’est devenu zéro.

AB - Les gens se nourrisent de pain, cela ne coûte pas cher.

BFF - C’est assez nouveau !

AB - Les citadins nouveaux et cela ne coûte pas cher, et tu l’as à tout moment, donc la grande masse consomme le pain. C’est le moins cher, tu mets du lait avec ou tu mets du thé avec… c’est résistant. On a augmenté le prix du pain, le petit peuple s’est agité, il a fait des manifestatins, qui n’ont pas été très… cela a fait une petite journée, c’est tout, une journée, d’ailleurs depuis lors, on ne touche pas au prix du pain, on diminue le pain, la baguette s’est rétrécie, on ne touche pas au prix et les gens ne disent rien. Non ! C’était un non-événement. C’est lui… je ne sais pas qui l’a conseillé pour exploiter ça ?

BFF - … mais ce n’était pas un bon conseil.

AB - Non, ce n’était pas du tout un bon conseil, ce n’était pas le moment où on attendait … Moktar. Ce n’était pas ce moment-là !

[i] - du 10 Juillet 1978



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