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L’œuvre de Beyrouk, trois constantes *
Mauri Actu - Parler de Beyrouk et de son œuvre est pour moi une entreprise intellectuellement ardue : Non seulement je dois séparer en moi entre l’homme et le critique littéraire, ce qui est déjà très difficile en soi, mais je dois aussi faire la distinction, autre difficulté de taille, entre un « ami véritable » suivant les termes de Montaigne et un écrivain dont mon rôle en tant que professeur est d’étudier les œuvres avec détachement et, autant que faire se peut, froide objectivité.
Je réserve pour des occasions moins solennelles de parler de l’ami dont toute une vie de relations exemplaires à tous points de vue – Macha Allah – m’ont appris à apprécier les qualités humaines et je m’en vais parler de l’écrivain ; du prix Ahmadou Kourouma 2016.
Mais puisqu’il s’agit d’un ami, vous imaginez sans doute l’embarras où je me trouve d’avoir à choisir entre encenser un talent qui n’a plus rien à prouver et proposer une lecture objective des manifestations textuelles de ce talent.
Que Beyrouk obtienne un prix si prestigieux ne m’a personnellement pas surpris : je l’avais pressenti, déjà, pour son deuxième roman, « Le griot de l’Emir ». Et j’avais dit, au cours de la cérémonie de présentation-dédicace organisée à la Maison de la Culture à l’occasion de la sortie du livre, que ce roman ferait parler de lui.
Je publiai d’ailleurs mes impressions de lecture dans les colonnes du quotidien Biladi du 7 mars 2014 sous le titre « Le griot de l’émir : un roman dont on parlera beaucoup » ; formulation dont la banalité voulue exprimait sciemment cette prémonition.
Que le prix soit donc décerné pour « Le Tambour des Larmes » deux ans plus tard, ne constitue à mes yeux que la récompense, juste différée, du talent d’un écrivain qui méritait déjà d’être distingué pour son œuvre précédente.
Il ne s’agit pas là d’une déclaration de préférence pour « Le griot… » au détriment du « Tambour… » - l’un pourrait-il d’ailleurs se concevoir sans l’autre ? - mais de l’expression d’un constat : Les trois romans de Beyrouk, les deux derniers surtout, ont tellement de choses en commun que le cœur et la raison balancent entre eux, comme dirait Charles Baudelaire.
Mon propos ici n’étant pas d’entrainer l’assistance dans de savantes et complexes interprétations textuelles – je laisse ce soin à mes éminents collègues qui, eux, peuvent s’adonner à cet exercice sans état d’âme - je me permettrais brièvement d’insister sur trois constantes qui me semblent marquer, déjà au niveau de la macrostructure narrative et discursive, l’œuvre romanesque du lauréat du Prix Ahmadou Kourouma 2016 :
Première constante : Une société nomade en sédentarisation
Ce thème, est présent dans toute l’œuvre romanesque de l’auteur. Il est prédominant dans le recueil de nouvelles, « Nouvelles du désert », paru chez Présence africaine en 2009).
C’est, peut-on dire, le principe générateur de l’écriture de Beyrouk : il l’aborde dans « Et le ciel a oublié de pleuvoir » à travers les destins croisés de trois nomades dont la vie est tissée par leurs relations réciproques avec l’héroïne, Lolla, une jeune affranchie qui, pour marquer son rejet de l’ordre archaïque de la tribu, où elle a ouvert les yeux, les oreilles et tous les sens sur la servitude, l’injustice et l’étouffement des élans de vie, emprunte les chemins tortueux mais exaltants du refus et de la révolte.
Dans ce roman, la société nomade en sédentarisation est décrite avec force détails : des bouleversements qui en affectent l’organisation, aux angoisses et interrogations qui tourmentent l’âme des personnages, passant par les scarifications douloureuses ; « souillures infectes des ces dernières années » (p. 39) laissées sur la terre immaculée des ancêtres.
Ces bâtiments ubuesques qui poussent entre les dunes, ces routes qui rendent facile l’exode et amènent les mauvaises idées et les mauvaises choses, ces gendarmes, cette administration…, bref, cet ordre qui « s’est établi [et] qui ne vient pas de nous », dit Béchir, le Chef d’Aoulad Ayatt (pp. 35-36)
Beyrouk peint les métamorphoses de la société maure aujourd’hui tels que les voient et ressentent, tour à tour, Mahmoud l’affranchi, lucide et prudent, Lolla l’indomptable, Béchir, le féodal arrogant et récalcitrant au progrès et Moulay, le fou libre de parole et d’acte.
C’est ce dernier qui tire, d’ailleurs, les enseignements de cette histoire émaillée de coups durs, de cœurs brisés et d’audacieuses irrévérences en décrivant, avec une sagacité où pas un brin de folie ne se perçoit, la société nouvelle qui émerge de la lutte entre les classes déclenchée par les soubresauts de la vie citadine.
La même thématique traverse « Le Griot de l’Emir », où elle se décline cette fois sous forme d’une version romancée de l’épopée guerrière d’Oulad M’Bareck au XVIIIème et XIXème siècles passés, de leurs luttes intestines pour le pouvoir et conflits de générations, ponctués par la poésie et la musique des griots, ces faiseurs de princes et défaiseurs de dynasties entières.
Ici, Beyrouk se sert de l’épopée pour tenter d’inverser le cours de l’histoire, afin de restaurer l’ordre juste et normal ; abattre l’usurpation par le présent des grandeurs ancestrales.
La quête par le Griot d’Oulad Mabrouk de l’ordre perdu, parce que suscitée par la mort tragique de la belle Khadija et le projet de poursuivre son combat et de venger son honneur foulé, est comparable par bien des aspects à celle de Rayhana, l’héroïne de « Le Tambour des larmes », pour retrouver son enfant, symbole de son identité de femme ; la sape méticuleuse par lui du pouvoir de l’Emir Ahmed, son ennemi et celui de sa maîtresse, fait pendant au vol par la jeune mère révoltée du Rezzam, le tambour de la chefferie d’Oulad Mahmoud.
Dans les trois romans donc, nous assistons à la mise en récit de deux temps : Le temps des aïeux, de la Badiyya, des harmonies et des tranquillités de la tradition et celui des gens d’aujourd’hui, de la ville et des corruptions dont la ville frappe tout ; le temps de la modernité.
Deuxième constante : Le personnage de la femme rebelle
La femme occupe une place centrale dans l’œuvre de Beyrouk. La critique littéraire devrait un jour s’intéresser à ce sujet. Lolla, en plus d’être au centre de l’intrigue de « Et le ciel a oublié de pleuvoir », prend la parole dans quatre des onze séquences du roman, dont l’avant-dernière, celle qui précède l’unique prise de parole par Moulay, le fou.
Les premières paroles de l’héroïne du roman sont des paroles de refus et d’irrévérence : « Je n’ai pas été avalée par les flots. Je n’ai pas offert ma virginité pour calmer les appétits du monstre. Je ne me suis pas courbée devant les sentences du ciel, ni les rafales du zéphyr, ni les injonctions au petit matin.
J’ai refusé mon corps aux certitudes évanescentes d’hier et aux illusions branlantes d’aujourd’hui » (p. 23) et ses dernières des mots d’audace et de défi : « Moi Lolla, je viens défier Béchir et tous ses pères, et Leguelb et toutes ses peurs et le monde entier… » (p. 119).
On retrouve ce refus, cette irrévérence, ce défi sous-tendant la fierté de Khadija, dans « Le griot de l’émir » lorsqu’elle dit à l’Emir Ahmed, le vainqueur des siens et démolisseur de leur gloire : « Je te salue, émir du moment ! », pour lui signifier le mépris qu’elle a pour son pouvoir usurpé et provisoire.
Et voici ce que dit Rayhana, dans « Le tambour des larmes » : « Et moi, Rayhana, si fragile et menue, je n’avais peur de rien. J’étais prête à tout, à affronter les ogres de la nuit et les serpents des sables, à plonger seule dans l’enfer des cités » (p.9)
Ou encore :
« Et voilà, moi Rayhana, la mauvaise, j’ai accompli le geste fatal, j’ai étranglé vos voix, j’ai châtré votre force, j’ai brûlé vos tentes, j’ai insulté vos aïeux et les miens, j’ai appelé à vous la honte… » (p. 12)
Ces trois figures féminines ont donc l’indépendance et le parti pris féministe qu’Elizabett Bennet dans « Orgueil et préjugés » de l’Anglaise Jane Austen (paru en 1813), le courage et la force physique et mentale de Lisbeth Salander dans « L’homme qui n’aimait pas les femmes » du Suédois Stieg Larsson (2005). Elles sont, toutes les trois, en avance sur le temps de leur tribu et de leur peuple, en ce qu’elles ont rompu le silence, élevé la voix et jeté un pavé dans l’ordre établi et les certitudes égotistes de leur société.
Face aux mirages des temps nouveaux, d’une part, et aux nostalgies surannées des temps passés de l’autre, les destins de Lolla, Khadija et Rayhana convergent au même point de rupture et empruntent la même voie de révolte, prometteuse de temps et d’ordres autres que ceux que leur propose l’histoire.
On peut aussi disserter, longuement, sur le personnage de M’Barka, l’esclave marronne qui aide Rayhana dans sa quête, de la présence, pleine de sens dans le contexte mauritanien, d’un efféminé dans le roman, etc. Et aussi sur la symbolique des personnages et des situations qui font de « Le tambour des larmes », le plus mauritanien des romans de Beyrouk.
Troisième constante : Un lyrisme poétique
Beyrouk a souvent recours au lyrisme dans son écriture. Son écriture est pétulante de poésie. En cela, l’usage systématique de la narration à la première personne du singulier est révélateur.
Aussi bien dans son premier que dans son deuxième roman où il donne la parole, d’abord à plusieurs personnages (Mahmoud, Lolla, Béchir et Moulay (Et le Ciel…), puis à un seul personnage, le griot d’Oulad Mabrouk, dans « Le Griot de l’Emir », que dans ses nouvelles, l’auteur prête à ses créatures littéraires ce parfait instrument textuel de la subjectivité dans le langage (Cathérine-Kerbrat Orechioni). Le choix, finalement, de l’origine du flux narratif, se confirme dans « Le Tambour des Larmes », dont la narratrice, Rayhana, est le centre de focalisation du récit et la source du discours.
De roman en roman, donc, l’auteur nous livre ce que R. Jakobson appelle «…une expression directe de l'attitude du sujet à l'égard de ce dont il parle » ; une sorte de « pathos » orienté vers les mouvements de l’âme d’une bédouine prise de rébellion, déterminée à prendre sa revanche sur les siens et sur les ostracismes qui pourrissent la vie des siens et les empêchent de vivre dans leur temps.
Il passe ainsi d’une vision à multiples voix de la réalité, à une vision à une seule voix, celle du personnage narrateur principal, la sienne, peut-on dire, sans tomber – c’est important de le souligner –dans le subjectivisme, ni dans l’identitarisme primaires.
Pour livrer son message itératif sur la société nomade en sédentarisation Beyrouk emploie, en plus de l’effusion intime (l’usage du « Je »), des évocations de souvenirs personnels et nostalgiques, des flux de conscience, un vocabulaire émotionnel, des mots et expressions poétiques, des anaphores, des métaphores et d’autres enjoliveurs verbaux chers aux poètes… Cela donne à la prose de l’auteur une saveur particulière qui fait de ses romans presque de longs poèmes narratifs.
Et dans « Le tambour des larmes » il recourt, pour la première fois, à une toponymie réaliste : Hamdoun, Atar, Nouakchott, Tombouctou ; (cité mythique par laquelle le roman acquiert une dimension régionale sur la voie de l’universalité)… Beyrouk introduit ainsi la poéticité de ces lieux à la beauté époustouflante dans son texte.
Et il évoque, non sans parti pris de couleur locale, certaines caractéristiques de la société maure des campements et des villes : la passion des grands espaces, la musique, celle des maîtres et celle des esclaves … Tout cela situe l’histoire de son roman dans l’espace mauritanien et ouvre large la voie de sa lecture contextuelle.
Il reste cependant, qu’en même temps qu’elles en fondent l’authenticité, les trois constantes évoquées là-haut consacrent aussi l’universalité de l’œuvre du Prix Ahmadou Kourouma 2016. Mais, dans leur mauritanité assumée et soigneusement construite par l’auteur, les personnages de Beyrouk demeurent d’abord des catégories esthétiques, c’est-à-dire des symboles d’actions, de sentiments et de valeurs universels.
Une prouesse que mon ami Cheikhou** réussit et qu’on ne trouve pas chez nombre d’écrivains mauritaniens d’aujourd’hui, plus portés sur ce qu’ils peuvent faire avec la littérature que sur ce qu’ils peuvent faire pour elle.
Idoumou Mohamed Lemine (professeur d’université)
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* Communication présentée par l’auteur lors d’une cérémonie d’hommage organisée le 26-06- 2016 à Nouakchott par l’AEMEF pour saluer l’attribution du prix Ahmadou Kourouma 2016 à Beyrouk.
**Surnom donné à l’auteur objet du présent papier, Beyrouk. Il est surtout connu dans des milieux qui lui sont proches : amis et membres de sa familles, ( NDLR).