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Issa Hassane, L’altérité, une voie pour aller à l’État-nation
Traversées Mauritanides - La question de l’altérité est dans le débat littéraire depuis de longues années.
Si avec les écrivains de la deuxième génération, elle est perçue sous l’angle de l’acculturation voire de la déculturation détestable, l’altérité apparaissait comme condamnable au nom de la défense d’une authenticité africaine revendiquée et d’un conservatisme aujourd’hui suranné, elle se lit depuis peu comme une donne majeure qui traduit la volonté et l’audace que l’on a d’aller dans la diversité, disons aussi, dans la mondialisation.
Il était apparu dès lors difficile de construire les jeunes nations naissantes qui portaient déjà vers 1960, date des indépendances africaines, les signes de leur fragilité que mettait en exergue une diversité ethnique souvent difficilement conciliable ainsi qu’on peut le voir dans Une saison au Congo d’Aimé Césaire avec la sécession du Katanga qui est le premier grand défi auquel devait faire face le tout nouveau président de la République du Congo, Kala Lubu et surtout le premier ministre Patrice Lumumba, issu de la minorité ethnique, qui se trouvera au cœur d’un complot extérieur dont les complices sont ses collaborateurs internes.
Depuis, le monde a évolué, traversé par plusieurs courants idéologiques qui ont favorisé bien de mutations. Cependant, le poids ethniciste continue d’impacter sur l’unité des nouvelles nations, rendant du coup difficile, la promotion d’un esprit qui sied à l’Etat-nation ouvert à la diversité, l’unité nationale, défi politique majeur qui reste encore à gagner.
L’Etat-nation est une longue construction, une lente maturation. Pour aller à l’Etat-nation, l’altérité pourrait être une voie à prospecter. En effet, si l’altérité est cette mutation que subit l’homme au point de n’être plus cet homme auquel on aurait aimé qu’il ressemble au nom de ses origines, au nom du moule culturel dans lequel il est sorti, on pourrait croire qu’elle peut aider les hommes à se débarrasser des points qui les divisent.
Voie vers des valeurs communes partagées. On pourrait croire, par ailleurs, que le statut de la langue doit changer pour ne plus être définitoire de l’ethnicité ou catégoriser les composantes sociales de la nation, mais juste, un instrument de communication valable comme un autre et qui permet aux hommes d’échanger, de se comprendre, de se rapprocher, de marcher ensemble. L’Etat-nation ne sera possible que lorsque dans le peuple, on acceptera l’autre sans lui reprocher ses différences et même peut-être en s’appropriant ses différences. La diversité ethnique et linguistique doit être un pont pour rassembler un peuple, non un mur pour le séparer…
Introduction :
Après plus de cinquante années d’indépendance, il est temps de faire un état des lieux pour voir le parcours qui a été effectué relativement à la construction de l’Etat-nation ainsi que beaucoup de pays l’avaient entrepris. Cette construction a été un impératif des jeunes nations africaines qui émergèrent à partir de 1960, bâties sur les frontières artificielles tracées par la colonisation, frontières qui ont séparé, divisé et fragilisé les populations.
Peut-être à dessein ! Après plus de cinq décennies de souveraineté, les Africains ont-ils réussi le pari d’unifier les entités ainsi constituées, et à taire les particularismes ayant souvent creusé, dans plusieurs pays, des fractures exacerbées par des guerres tribales, des génocides, des guerres civiles et des rebellions ? Tant de turbulences qui ont déchiré et endeuillé le continent ! Dans l’agenda politique actuel, la construction de l’Etat-nation est-elle encore un défi pour les gouvernants africains ? Face à la fragilité de nombre d’Etats, n’est-ce pas une urgence d’en faire un objectif majeur du nouveau siècle ? Quelle place peut prendre l’altérité dans le nouvel état d’esprit qui pourrait favoriser l’émergence de nouvelles mentalités progressistes, pour que les hommes dominent leurs différences afin d'apprendre à vivre plus en harmonie ?
Pour cerner les contours de ce vieux débat, sans doute d’actualité encore, au regard des velléités de replis identitaires, de la survivance de particularismes et de plus en plus d’extrémismes, il nous faut revisiter la question dans son contexte historique des années 1960 pour permettre de dresser un bilan de ce qui a été fait et de ce qui reste à faire, avant de voir, face au rythme infernal qu’impose à tous une mondialisation qui avance à grands pas, le besoin du changement attendu des peuples appelés de plus en plus à se détacher d’un passé nostalgique qui a peu de chance de survivre aux aléas de la modernité pour marcher avec le monde, dans le monde. Dans cette perspective, l’altérité pourrait jouer un rôle important dans la nécessaire reconversion des mentalités pour survivre aux mutations et s'adapter à la cadence de la marche turbulente du monde.
Méthode sociocritique
Pour analyser ce problème qui implique l’évolution des sociétés africaines, nous privilégions la méthode sociocritique qui permet de mieux cerner les contours du problème. Le concept de « Sociocritique [est] employé par commodité, bien que le terme désigne depuis de nombreuses années une [...] démarche [...], la simple interprétation « historique » et « sociale » des textes comme ensembles aussi bien que comme productions particulières ».[1] D’ailleurs, « Sa logique épistémologique n’est pas une logique de la preuve, mais une logique de la découverte appliquée aux procès de sens engagés par les textes ».[2] Plus précisément :
« Au cours de l’analyse des procédures de mise en texte, la « sociocritique interroge l’implicite, les présupposés, le non dit ou l’impensé, les silences », selon Duchet, à quoi peuvent s’ajouter les contradictions, les passages énigmatiques, les dérives sémiotiques, les inutilités (personnages surnuméraires, énumérations hasardeuses), l’invention pure et simple (d’une langue par exemple), les relations sémantiques curieuses, les conflits poétiques ou les apories narratives, en clair : tout ce qui relève du sens et non de la signification (étant entendu que le sens est toujours mouvement et la signification arrêt), tout ce qui témoigne d’un déplacement sémiotique productif, tout ce qui porte la trace d’une complexité sémantique et de ce saut véritable dans l’imagination qui caractérise les textes de littérature ».[3]
Ceci permet de voir quelle évolution s’opère dans l’appréciation du concept de l’aliénation hier proscrite que l’on découvre désormais sous le concept d’altérité, terminologie plus nuancée et réconciliée de ce qui est changement, mutation. Cette analyse, reposant sur l’évolution historique du continent, permet d’apprécier le projet de construction de l’Etat-nation. Notre étude se veut donc un regard objectif qui voudra aider à comprendre un parcours et qui, sans être une vérité, participe à construire une critique ou idée, défendable et possible. Et ce, comme le dit Edmond Cros dans les spécificités de la sociocritique :
« La critique dite nouvelle se détourne ainsi du contenu et, en se détournant du contenu, elle se libère de la “philosophie de la vérité” (Barthes, ibid.) qui, jusque là, commandait à la recherche des exactitudes et des certitudes littérale et sémantique. Elle a bien, dans ce sens, et dans le contexte historique des années soixante une dimension subversive. Avec le recul que donne le temps, son émergence se donne à voir comme le symptôme d’une crise de société qui éclatera à la fin de la décennie et qui remet en cause l’espace de l’autorité vécue comme la détentrice fallacieuse de la vérité. Si le signe, comme on le verra, s’ouvre simultanément sur plusieurs significations possibles, il n’y a plus désormais de lecture définitive, exclusive ou canonique. Ceci ne signifie pas que l’on puisse dire n’importe quoi à propos d’un texte ; encore faut-il que les lectures proposées se présentent comme des lectures cohérentes et donc acceptables. La notion de validité détrône celle de vérité ».[4]
La nation : un commencement
En 1960, quand se constituaient les nations africaines, les nouveaux dirigeants devaient tôt se rendre compte, au-delà des enjeux du développement, que la nation était un chantier dont l’aboutissement constituait un pari énorme pour les Etats embryonnaires qui se mettaient en place. Cela était d’autant plus vrai que les nouveaux pays indépendants étaient composés de peuples divers appelés à vivre ensemble ainsi que le suggère la définition de la nation qui est « le lieu de regroupement d’une population qui partage des valeurs et des objectifs communs »[5]. Cette acception de la nation repose sur des composantes dont « la première est la possession commune d’un riche héritage de souvenirs, l’autre est l’engagement, le souhait de vivre ensemble »[6]. A Ernest Renan d’ajouter :
« A la conception ethnoculturelle de la nation, […s’ajoute] une conception élective : une nation naît du rassemblement volontaire. […] Une nation est une âme, un principe spirituel (…), c’est l’aboutissement d’un long passé d’efforts, de sacrifices et de dévouements ; avoir des gloires communes dans le passé, une volonté commune dans le présent, avoir fait de grandes choses ensemble, vouloir en faire encore, voilà les conditions essentielles pour être un peuple ».[7]
Ces définitions rendent compte de la complexité du projet de construction de l’Etat-nation, surtout quand on sait que ces peuples rassemblés dans le même espace territorial, ne l'avaient pas choisi d’eux-mêmes et que le découpage ne tenait compte d’aucune harmonie. Les diversités ne tardèrent pas à se révéler en handicaps majeurs qui allaient être difficilement surmontables, comme on peut le lire sur la couverture de Bonjour et adieu à la négritude de l’Haïtien René Depestre : « Une fois décolonisées, les notions mythiques de « blanc », de « noir », de « jaune », de « métis » et d’ « indien » révèlent, ce qu’elles ont toujours été : des pièges grossiers, des fissures illusoires de « l’inhumanité de l’homme envers l’homme ».[8]
Ce sont donc des considérations subjectives qui rendent difficile l’unification au point où la couleur (cas de la Mauritanie), l’ethnie (cas du Congo) et la langue, apparaissent comme des notions qui hiérarchisent et donc qui divisent. On sent ce sentiment de l’exclusion chez Bayel, personnage féminin du roman du Mauritanien Bios Diallo lorsqu’il déplore dans Une Vie de Sébile que « l’Histoire est en train d’être écrite par d’autres mains, niant notre authenticité ».[9]
Au matin des indépendances déjà, on a pu voir surgir des frictions qui témoignaient de la réalité d’un malaise chez les populations contraintes d’apprendre à vivre ensemble en taisant leurs particularismes. C’est un citoyen de l’ethnie Mungala qui ouvre la plaie :
« Attention, messieurs, ne nous provoquez pas. C’est nous qui sommes bien bons de tolérer qu’un Mukongo soit président de la république, qu’un Mukongo nous gouverne ; cette place revient à un homme du fleuve ! Vive Jean Bolikongo ! Jean Bolikongo au pouvoir ! ».[10]
Ce discours offensant réveille tant de susceptibilités que l’artiste, le joueur de sanza, dans la même pièce, intervient pour calmer les esprits :
« Allons ! Messieurs, calmez-vous ! Plus de querelles ethniques. Ne laissons pas la colonisation diviser pour régner ! Dominons ces querelles tribales ! Qu’il n’y ait plus parmi nous de Bengalas, de Bakongo, de Batételes, mais seulement des Congolais ! Libres, organisés ! ».[11]
Il continue : « Je bois à la paix ! À toutes les paix : la paix des cœurs, la paix des ethnies, la paix des partis, la paix des bières, buvons messieurs, et trinquons qui en Polar, qui en Primus, mais à la santé du Congo ! ».[12]
Plus récemment encore, comme cela s’est passé au Rwanda en 1994 avec le génocide des Tutsis, en Mauritanie, des événements douloureux ont réveillé un conflit racial. Cette plainte d’un personnage d’Une Vie de Sébile en dit long sur la réalité du problème ethnique des États africains : « […] nous n’avons pas de pays, nous les Peuls. Nous restons des étrangers partout où nous serons ».[13] Pourquoi refuse-t-on à un autre une place dans un espace ? Pourtant, chaque peuple, peut se revendiquer d’une origine.
L’égyptologue sénégalais, Cheikh Anta Diop, note dans Nations nègres et culture que « Les Peuls, comme les autres populations de l’Afrique occidentale, seraient venus d’Egypte ».[14] Mais est-ce suffisant pour leur refuser de vivre ailleurs ? Pour une certaine opinion, comme cela est vrai dans certaines législations, le seul fait d’être né dans un pays, autorise à se réclamer de ce pays et de sa nationalité. Bayel, construit là sa vision : « Je n’en ai rien à cirer que les Soninké, les Peuls ou les Maures soient les premiers habitants ou pas de cette terre. Tout ce que je sais, c’est que moi je suis née sur cette terre ».[15]
Pour elle, cette opinion est d’autant plus défendable qu’ « on oublie que l’humanité n’est faite que de mouvements migratoires. S’il faut le dire, aucun peuple ne sait d’où il vient réellement ».[16] Elle constate, par ailleurs que « Nous ne pouvons rien contre l’Histoire qui nous unit sur cette terre [de Mauritanie]. Nous devons épargner aux enfants nos haines inouïes ».[17]
Cette référence à des origines, hélas lointaines dans bien de cas, pose la délicate question de l’identité. Or, forcément l’on veut, l’on vient naturellement de quelque part.
Mais l’on a plus tendance à définir l’homme par rapport à ce qui est loin de lui que par rapport à ce qui le rend plus visible, plus présent, plus près. C’est cette réalité qui fait que l’on parle souvent de populations autochtones, expression qui inflige implicitement d’aucuns du statut d’étrangers. Comme le montre Cheikh Anta Diop, dans l’œuvre précitée, toutes les populations d’Afrique viennent de quelque part, après des mouvements migratoires par lesquels elles finissent par se fixer sur un espace précis. Quand une composante pourrait penser que l’espace partagé est le sien parce que l’ayant fondé, on devine aisément, les difficultés qui pourraient compliquer une cohabitation sur cette aire avec d’autres qui seraient venus après. La construction de la nation dans cette situation ne peut qu’être difficile.
Quelle identité pour l’Etat-nation ?
L’on est donc toujours de quelque part et c’est souvent avec fierté que l’on s’en réclame. Mais la question de l’origine parait sournoise pour suggérer l’énigmatique question de l’identité. À l’ère des sectarismes, de certains replis identitaires pour la survie d’authenticités surannées, l’on pourrait bien, au-delà des origines, se demander ce qui peut aujourd’hui définir l’homme du XXIème siècle. Qu’est-ce qui peut être de nos jours identificatoire de l’homme, y compris de l’homme africain :
D’abord la langue, qui lui permet d’être dans son monde et donc de partager avec d’autres ? Dans la quête identitaire, quelle place prend la langue du colonisateur, qui lui a été imposée et qu’il s’est finalement appropriée ? La langue est un véhicule, pour partager des sentiments et des messages, afin de permettre aux hommes de se comprendre. Parler une langue, qui n’est pas la sienne, ne peut être une façon de s’aliéner mais d’aimer un autre, de désirer être plus proche de ce dernier. Ce que dit, joliment l’écrivain congolais Sony Labou Tansi : « Si la France a peur, elle n’a qu’à savoir que sa langue lui donne plus d’amis que de mendiants ». [18]
On peut aussi relever que l’ethnie suggère souvent un communautarisme haïssable. N’est-ce pas un particularisme qui ne peut que creuser la fracture entre les hommes ? La nationalité est plus importante dans la nation que l’ethnie qui catégorise, souvent exclut, marginalise.
Que faut-il dire de la région ? Autant d’ailleurs que l’ethnie, elle reste une base identificatoire subjective, dépréciative. Demander à quelqu’un de quelle région il est ressortissant, ou de quelle ethnie il se réclame, peut souvent heurter et paraitre provocant. Poser de telles questions c’est comme interpeller quelqu’un sur une frontière lui rendant difficile l’entrée dans un autre territoire, commun, pluriel ? Es-tu un Malinké, un Sonraï, peut souvent paraître comme une accusation pour l’homme qui voudrait s’ouvrir sur le monde, sur les autres et à qui, même revendiquant sa part de différence, il voudrait ressembler.
Quant à la couleur, humainement, elle ne repose sur aucune valeur défendable car la racialité ne confère ni l’enlève aucune valeur ajoutée à l’humain. La couleur reste un détail, même si elle a souvent engendré des haines injustifiables et féroces, comme l’histoire de la colonisation en donne des exemples ou encore, plus récemment, dans cette Mauritanie multiraciale dans laquelle se plaint Bayel. Ainsi dit-elle, « Mon père, mes frères et sœurs sont tous enterrés dans ce pays. A cause de leur seule couleur de peau, ou appartenance ethnique ».[19]
On ne peut oublier la religion. Pendant que certaines sont mourantes à l’image du paganisme, d’autres au nom de la démocratie qui les a envahies, semblent se rétracter, sortant presque de la société pour ne vivre que dans des lieux de culte de plus en plus désertés, devenant quasiment des musées quand ceux qui s’en réclament, disent sans pudeur qu’ils ne sont pas pratiquants ? Pendant ce temps, certaines autres religions, par quelques courants novateurs, révolutionnaires, sont en train de sortir de leurs pratiques traditionnelles poussant les croyances à l’extrémisme, au radicalisme ?
De quelle religion peut-on alors se réclamer ? De celles décadentes, mais conformistes et tolérantes ? Ou de celles qui sont dans la vitalité mais assez réductrice de valeurs partagées, responsables ainsi qu’elles en permettent le jugement, de crimes quand certains de leurs activistes revendiquent d’horribles actes signés avec du sang humain, ternissant ainsi leur propre image et celle de religions qu’ils prétendent servir ? L’on avait vu en février 2015, consécutivement aux événements anti-Charlie, dans un Niger traditionnellement pacifiste, les violences à relents religieux qui couvaient et qui ont fini par éclater. La nation en avait tremblé, peut-être surprise de ne plus se reconnaitre là.
Enfin, il y a la nationalité qui correspond à l’entité géographique à l’intérieur de laquelle se construit la nation. Même lorsque le pays est pauvre, on peut s’en réclamer sans complexe. L'État reste donc une bonne référence et plus encore, quand le pays est connu à travers le monde au travers de son histoire, de ses grands hommes, de la notoriété de ses élites, des talents de ses sportifs, de ses scientifiques, de ses chercheurs, de la qualité de sa gouvernance saluée de part le monde, de la probité qui singularise et caractérise ses citoyens.
Mais les plus idéalistes refusent de s’enfermer dans le carcan des nationalités, emprisonnant une identité dans la rigidité de frontières illisibles. Ceux-là se réclament africains, panafricains, citoyens du monde.
Alors pourquoi, les pères se désolent-ils que leurs enfants soient si différents, si acculturés, peut-être déculturés ? Est-il possible, est-il même raisonnable de s’attendre à ce que l’homme africain, sous les vagues des mutations qui façonnent le monde, reste inaltérable, le même ad vitam aeternam ? Pour Antoinette Tidjani Alou :
« Quoi qu’il en soit, l’altérité comme tentation d’identifier ce qui n’est pas soi, ou ce qui n’est pas de chez soi, comme anomie, anomalie, déviation ou retard est présentée comme intégrant des conceptions qui se déclinent en dichotomies et en hiérarchisations racistes et/ou séparatistes, ou peu s’en faut, engendrant suspicion, rejet et aliénation. Ce sont ces retombées de la postulation culturaliste de l’existence de différences essentielles, de spécificités culturelles irréductibles, de l’appartenance des êtres humains à « des espaces ou à des sous-espaces différents », dont les cultures seraient, certes relatives, mais aussi – et surtout – mutuellement incompréhensible ».[20]
L’homme qui ne change pas, évolue-t-il ? Suit-il le rythme de son monde ? Osons le dire : il faut vivre dans son monde, avec le monde !
L’altérité est donc une donne du progrès, et elle ne saurait être perçue aujourd’hui négativement comme ce fut le cas en d’autres temps, aux heures des grandes gloires de la Négritude, avant que cette dernière ne soit remise en cause dans ses démarches. C’est la Grande Royale qui exprime cette appréhension de devenir un autre, de se métamorphoser :
« Il nous apparait soudain que, tout au long de notre cheminement, nous n’avons pas cessé de nous métamorphoser, et que nous voilà devenus autres. Quelquefois, la métamorphose ne s’achève pas, elle nous installe dans l’hybride et nous y laisse. Alors, nous nous cachons, remplis de honte ».[21]
Mais, pour Boubou Hama, on aurait pu éviter l’égarement :
« Le jeune croit à ce que lui a appris l’Occident. Il faut convenir que ce n’est pas sa faute mais la nôtre, à nous, qui ne nous sommes pas concertés pour lui indiquer, à temps, les embûches de la route, afin de rectifier, quand il fallait, son option politique avant que celle-ci ne soit transformée en une option politique qui l’égare ».[22]
Accepter de devenir, s’il le faut l’autre, et être avec le monde
L’homme africain n’a plus à se revendiquer de sa négrité, pas plus qu’il ne doit éprouver quelque complexe de parler une langue qui ne serait pas la sienne. Le monde moderne doit être ouvert, sans frontière, riche de la diversité des races et des langues, des génies et des solidarités. C’est la nouvelle marche du monde vers la disparition des frontières territoriales, déjà vraie pour la circulation des capitaux et des idées ... mais pas encore pour les hommes.
L’altérité n’est donc pas un échec. Au contraire, elle est la force par laquelle les hommes peuvent s'ouvrir aux autres, intérioriser des différences qui l’enrichissent. La Grande Royale, sous la plume de Cheikh Hamidou Kane dans L'Aventure ambiguë n’avait pas tort en disant « Les Blancs prendront toute la place que nous aurons laissée libre en nos enfants ». C’est là la clairvoyance d’un peuple qui a l’audace de perdre un peu de lui, pour être l’autre et soi en même temps.
L’homme de ce siècle est tourné vers son monde. Il perd ses complexes et va vers l’autre pour partager. En cela, il pourrait être aidé aujourd’hui par la mondialisation qui devrait construire des ponts entre les peuples, et non des murs, des murs qui séparent.
C’est dans cette dynamique que s’inscrivent, avec audace, l’artiste, le savant, le chercheur, l’écrivain qui tous refusent d’être isolés dans des îles et voudraient briser les frontières qui les séparent du monde pour être seulement du monde. Ce nouveau siècle qui a ainsi choisi de perdre ses complexes pour être changeant, perpétuellement mutant, montre bien que les nations pourraient avoir tort de se crisper sur des particularismes difficiles à faire renaitre car elles ne peuvent trouver leur salut que dans l’ouverture. En cela, voilà ce que l’écrivain togolais, Sami Tchak :
« Lorsque quelqu’un m’accueille avec l’idée que je suis ″lui″, il m’interdit implicitement la possibilité d’être moi, c'est-à-dire l’Autre en face de Lui, au-delà d’un élément plausible d’identification, il m’interdit ma différence, il ne la suppose même pas, il ne suppose pas sur des problèmes nous concernant, lui et moi, je puisse avoir par moments des points de vue similaires avec ceux de ″l’ennemi″. En m’incorporant à un ″nous″, il ne me laisse pas suffisamment de marge de liberté ».[23]
Il faut donc donner à l’autre la liberté de sortir du moule culturel, pour être, selon ses goûts, cet autre différent pour évoluer dans son temps, pas en marge de la société, mais dans la compréhension que l’autre est aussi un frère.
Aller vers l’Etat-nation
Construire l’Etat-nation est assez délicat. Surtout dans des pays comme les nôtres où la diversité ethnique et le multilinguisme apparaissent comme des facteurs qui semblent donner une dimension fragmentaire aux identités. En s’abritant derrière ces particularismes, dont se réclament des hommes, on n’aide pas à acquérir cet esprit d’ouverture et d’acceptation de l’autre et de sa différence. L’altérité apparait, alors, comme l’audace que les hommes ont de perdre un peu de ce qui les distingue pour se rapprocher de l’autre. La sœur du chef des Diallobé a, elle, fait son choix :
« L’école où je pousse nos enfants tuera en eux ce qu’aujourd’hui nous aimons et conservons avec soin, à juste titre. […] Ce que je propose c’est que nous acceptions de mourir en nos enfants et que les étrangers qui nous ont défaits prennent en eux toute la place que nous aurons laissée libre ».[24]
La nécessaire mutation des mentalités : l’altérité, une voie pour aller à l’Etat-nation
La notion de l’altérité, pour nous, semble bien utile pour faire émerger chez chacun une mentalité nouvelle qui pourra permettre de grandes mutations. Et ce, comme le souligne Mme Antoinette Tidjani Alou : « L’altérité est donc au cœur du processus de la formation identitaire, processus ″relationnel″, car l’identité se construit « à travers, et non à l’extérieur de la différence ».[25] Quand on aura compris que la destinée commune ne se réalise pas dans l’ethnie ou dans la région, ni par la langue locale parlée mais par un idéal commun partagé, alors on pourra entrer dans la Nation, ensemble, en donnant à chaque homme la possibilité, s’il le faut de se perdre un peu, mais de se rapprocher de l’autre, en osant le pas qui le conduit dans la diversité. Cet idéal : réussir de grands desseins pour le bien commun.
Quand on a vu des guerres tribales et des rebellions déchirer le continent notamment au Libéria, en Côte d’Ivoire, au Niger, au Mali, on peut bien réaliser que quelques cinquante années de gestion des indépendances n'ont pas suffi à renforcer l’esprit de l’Etat-nation qui voudrait que chacun fasse le pas vers l’autre, en abandonnant, s’il le faut, certaines de ses valeurs particularisantes pour construire avec les autres de nouvelles valeurs qui fonderont la nation, nation qui bannira les clivages, les particularismes. Les peuples africains n’ont d'autre choix que de se soumettre à ce qui frise leur perdition pour retrouver l’autre, pour construire les nations et entrer avec les autres dans la mondialisation. De nouveau, l’observation d’Antoinette Tidjani Alou :
« Le matin des clameurs forme par conséquent, la frontière imaginaire entre un « avant » mythisé et le reste du temps : présent de chaos, d’interrogation sans réponses, mais aussi d’espoir (non que le découragement et la tristesse soient absents) et projection future plurivoque, où voisinent le rêve de la cité nouvelle et l’hallucination de l’uniformisation tragique ».[26]
La Grande Royale, très lucide, pressent la métamorphose de l’homme africain inévitable, peut-être nécessaire. Pour dire que les peuples, pour l’effort de construction de la nation, ne doivent pas avoir peur du changement. Pour exister, la nation doit refuser les clivages afin de ne laisser se développer que des valeurs partagées, communes même venues d’ailleurs. Une nation ne se construit pas dans la haine, dans l’ostracisme, dans les particularismes qui isolent, mais dans l’amour, la solidarité des peuples et la tolérance. C’est pourquoi, fait remarquer Bios Diallo : « On ne peut pas construire une Nation en exhibant des os ».[27]
La fragilité de bien des Etats africains est la conséquence de ce qu’on a pas été capable de consolider la nation aujourd’hui encore ouverte sur les plaies de l’ethnicisme. Osons dire aussi de l’ethnocentrisme, des régionalismes, et des radicalismes religieux. Il faut aussi reconnaitre qu’il s’agit d’un lent et laborieux processus. Bayel, souffrant des affres des événements ayant endeuillé sa famille, et impatiente de retrouver sa place dans la nation, s’interroge : « Ils sont où ces bâtisseurs ou messies qui te font tant rêver ? […] Voilà plus de cinquante ans que nous les attendons »[28], dit-elle à Haame, un jeune homme métis dont elle est amoureuse. Ce dernier, plus optimiste, lui fait remarquer que « d’autres peuples ont attendu plus que ça »[29] et d’ajouter plus loin : « Un jour nous oublierons toutes ces peines. Les choses vont bouger ».[30]
C’est dire qu’il reste encore un parcours à faire. L’Etat-nation est, nous l’avons dit, une laborieuse construction, une lente maturation pour laquelle, la mondialisation commande de hâter les pas.
Conclusion
Disons que le chantier de la nation n’est pas une construction désespérée. Mais, non par impatience, concédons aussi que ce chantier doit-il aller plus vite d’autant que ses nonchalances ne peuvent s’accommoder du rythme infernal qu’imprime la mondialisation. Tout en faisant évoluer le statut des langues nationales, en enseignant les valeurs de la nation, le nouvel homme surgira, bâtisseur et acteur de cette Nation. On peut comprendre que l’exil de Bayel, dont la communauté est reniée, rejetée, n’est qu’un repli car, « Malgré cette nouvelle fuite dans l’inconnu, elle reviendra un jour planter le drapeau de la Nation plurielle.
En mettant un terme aux pleurs de l’arc-en-ciel, elle anéantira tous les caillots de la haine ».[31] Ce travail pour la maturation des hommes et pour les mutations des mentalités est possible. Il appelle l’effort de tous. Bayel, si revancharde, devra renoncer à ses haines et croire davantage en l’avenir : « Je suis pour que l’Histoire de ce pays soit écrite un jour par quatre millions de mains »[32].
Mais plus qu’un autre, c’est l’intellectuel qui a un rôle important à jouer dans cette dynamique surtout quand on sait qu’avec la démocratie, c’est lui que l’on somme de s’appuyer sur les reflexes identitaires parce que manquant de projet de société viable, défendable. C’est pourquoi, Bios Diallo fait remarquer que « dans notre société actuelle, un intellectuel n’est pas celui qui donne son avis sur tout, mais celui qui surveille les dérapages ».[33] Et cette Mauritanie déchirée par des conflits raciaux comme beaucoup d’autres pays africains, « n’a pas besoin d’intellectuels organiques. Ce qu’il lui faut, ce sont des intellectuels dégagés, débarrassés de toute emprise ethnique ou tribale. Un peuple fragile doit se méfier d’agitateurs rigides ».[34]
Bibliographie
Aimé Césaire, Une Saison au Congo, Paris, Seuil, 1966, p.24.
Antoinette Tidjani Alou, « Le ″pays″, l’autre et le monde, essai sur les chemins de l’identité dans L’Aventure ambiguë de Cheikh Hamidou Kane » in Ethiopiques N°75, 2ème Semestre 2005, p.80.
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Bios Diallo, Une Vie de Sébile, Paris, L’Harmattan, 2010, p.113.
Boubou Hama, Les Grands problèmes de l’Afrique des indépendances, Paris, Pierre Jean Oswald, 1974, p.84.
Cheikh Anta Diop, Nations nègres et culture II, Paris, Présence Africaine, 1979, p.389.
Cheikh Hamidou Kane, L’Aventure ambiguë, Paris, Julliard, 1961, p. 57.
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René Depestre, Bonjour et adieu à la négritude, Paris, Robert Laffont, 1980
Sami Tchak, La Couleur de l’écrivain, Ciboure, La Cheminante, 2014, p.13.
[1] « La sociocritique comme outil d’analyse littéraire : approche méthodologique », http://www.memoireonline.com/12/09/2955/m_De-ta-tradition--la-modernite-etude-du-manicheisme-discursif-dans-noces-sacrees-de-Seydou-Bad5.html, consulté le 20/05.2016, s.n.
[2] Pierre Popovic, « La sociocritique. Définition, histoire, concepts, voies d’avenir », file:///H:/.Trashes/etude%20litteraire%20et%20politique/La%20sociocritique.%20D%C3%A9finition,%20histoire,%20concepts,%20voies%20d%E2%80%99avenir.html, consulté le 20/05/2016.
[3] Ibid.
[4] « Spécificités de la sociocritique » d’Edmond Cros, http://www.sociocritique.fr/?Specificites-de-la-Sociocritique-d-Edmond-Cros, consulté le 21/05/2016.
[5] Jean-Marc Siroën, « L’Etat-nation survivra-t-elle à la mondialisation ? », http://www.dauphine.fr/siroen/epi.pdf, consulté le 07/05/2016.
[6] Ibid.
[7] Arman Basso, Fréderic Rouget, « la nation », http://sip2.ac-mayotte.fr/IMG/pdf/LA_NATION.pdf, consulté le 07/05/2016.
[8] René Depestre, Bonjour et adieu à la négritude, Paris, Robert Laffont,
[9] Bios Diallo, Une Vie de sébile, Paris, L’Harmattan, 2010, p.48.
[10] Aimé Césaire, Une Saison au Congo, Paris, Seuil, 1966, p.24.
[11] Ibid, p.25.
[12] Idib.
[13] Bios Diallo, Une Vie de sébile, Paris, L’Harmattan, 2010, p.16.
[14] Cheikh Anta Diop, Nations nègres et culture II, Paris, Présence Africaine, 1979, p.389.
[15] Bios Diallo, Une Vie de Sébile, Paris, l’Harmattan, 2010, p.120.
[16] Ibid., p16.
[17] Ibid., p.19.
[18] Michèle Zalesski, « Interview de Sony Labou Tansi », Diagonales n°9, 1998.
[19] Bios Diallo, Une Vie de sébile, Paris, l’Harmattan, 2010, p.54.
[20] Antoinette Tidjani Alou, « Le ″pays″, l’autre et le monde, essai sur les chemins de l’identité dans L’Aventure ambiguë de Cheikh Hamidou Kane » in Ethiopiques N°75, 2ème Semestre 2005, p.85.
[21] Cheikh Hamidou Kane, L’Aventure ambiguë, Paris, Julliard, 1961, p. 125.
[22] Boubou Hama, Les Grands problèmes de l’Afrique des indépendances, Paris, Pierre Jean Oswald, 1974, p.84.
[23] Sami Tchak, La Couleur de l’écrivain, Ciboure, La Cheminante, 2014, p.13.
[24] Cheikh Hamidou Kane, L’Aventure ambiguë, Paris, Julliard, 1961, pp. 57-58.
[25] Antoinette Tidjani Alou, « Le ″pays″, l’autre et le monde, essai sur les chemins de l’identité dans L’Aventure ambiguë de Cheikh Hamidou Kane » in Ethiopiques N°75, 2ème Semestre 2005, p.80.
[26] Antoinette Tidjani Alou, Ibid., p.89.
[27] Bios Diallo, Une Vie de sébile, Paris, l’Harmattan, 2010, p.119.
[28] Ibid., p.170.
[29] Ibid.
[30] Ibid., 181.
[31] Ibid., p.113.
[32] Ibid., p.117.
[33] Ibid., 168.
[34] Ibid., p.p.168-169.