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Textes sacrés et contextes profanes – 2 /Par Ian Mansour de Grange
Le Calame - On entend dire, ici et là, que le texte du Saint Coran universellement reconnu, de nos jours, par l’ensemble des musulmans, Sunnites et Chiites confondus, aurait connu divers avatars.
Dans le premier article de la présente série, nous avons relevé l’impuissance des chercheurs à dénicher autre chose que les différences de récitation déjà reconnues, par les érudits musulmans, et l’évolution des transcriptions graphiques d’un texte fidèlement mémorisé, dès sa Révélation.
Mais, si la question des bases du Saint Texte se retrouve, ainsi, strictement confinée dans l’ordre de la foi, celle des méthodes d’interprétation reste beaucoup plus ouverte…
En deçà des divergences doctrinales, Chiites et Sunnites sont tous fermement convaincus du caractère divin du Saint Coran (1) et de Son attention à l’évolution de ceux qui Le reçurent, Le reçoivent et Le recevront, jusqu’à la fin des temps.
Pour ce qui est du temps de la Révélation, le jeu des abrogés et abrogeants, les remises en ordre, sous la direction de l’Ange et à intervalles réguliers, du Saint Texte, Son caractère séquentiel l’attestent.
Mais le décès du Prophète (PBL) met fin à ce mode de concordance : achevé, le Message contient, nécessairement du point de vue musulman, tout ce dont l’Humanité a besoin pour affronter, avec succès, les temps eschatologiques. Toute l’Humanité, des pôles à l’Equateur ? Des fins fonds des déserts aux mégapoles de notre siècle hypertechnologique ? Comment traduire l’Immuable, dans le temps et l’espace mouvants ?
Des questions posées, en leur principe, du vivant même de Mohammed (PBL), comme en témoigne le très célèbre hadith suivant. Le prophète (PBL) envoya Moua’dh bin Jabal, au Yémen, en gouverneur et guide de ses habitants qui venaient fraîchement d’embrasser l’islam. « Comment vas-tu t’y prendre », l’interrogea-t-il avant son départ, « pour résoudre les problèmes qui ne manqueront de surgir ? – Je consulterai le Saint Livre de Dieu.
– Et si la solution ne t’y apparaît pas clairement ? – Je la chercherai dans ce que je connais de tes jugements, tes actes, tes paroles et tes silences. – Et si cela n’y pourvoit pas ? – Alors, je ferai effort [ijtihad] de réflexion personnelle. – C’est bien », conclut le Prophète (PBL).
La seconde question de Mohammed (PBL) relève l’incapacité humaine à pénétrer tous les arcanes de la Parole Divine. Aussi claire soit Celle-ci, son entendement, forcément relatif, dépend de l’oreille et du cœur qui La reçoivent. C’est-à-dire, de l’élévation spirituelle de l’auditeur, de contingences et de contextes. Le Prophète (PBL) avait, de ceux-ci, une intelligence divinement inspirée et c’est cette conviction qui poussa Moua’dh à se référer, spontanément, à la Sunna de son guide spirituel (PBL).
L’immédiateté de cette adhésion est significative du lien organique perçu, par les Compagnons et, à leur suite, tous les musulmans, quelle que soit leur secte, entre le Saint Livre du Non-contingenté et Mohammed (PBL), son contingenté réceptacle sur Terre.
Le Saint Coran ne tombe du ciel n’importe où, n’importe quand : bien loin d’être un « livre sans contexte » comme le répètent à l’envi tant de chercheurs non-musulmans, II est formidablement riche de la vie du Prophète (PBL) qui en est, littéralement, le contexte, ainsi que le souligna ‘Aïcha : « Son comportement, c’était le Coran » (rapporté par Muslim).
La problématique de la lisibilité pleine et entière de la Révélation, dans la conduite de la diversité spatiotemporelle du monde profane, se pose à l’instant même de la mort du Prophète (PBL). L’unité politique de l’Arabie est loin d’être assurée, en dépit de l‘allégeance de ses plus influentes tribus, à l’instar des Mecquois polythéistes qui ne se sont, eux, soumis à l’islam que depuis à peine un an.
C’est d’ailleurs la fragilité de cette pacification qui impose un Qoraïch à la tête de la communauté. En dépit de ses capacités spirituelles et intellectuelles, ‘Ali ne fait pas l’unanimité. Que cette évidence soit le fruit d’un « complot » savamment orchestré, de longs mois avant le décès du Prophète (PBL) – c’est la thèse chiite – ou le simple constat de la réalité – c’est, à demi-mots respectueux pour celui qui deviendra le quatrième khalife, la thèse sunnite – il faut agir vite et faire preuve d’esprit de corps. Probablement plus mal gré que bon (2), ‘Ali se rend à la raison de l’Etat et fait allégeance à Abou Bakr.
Dynamiques fractures…
Mais la rupture, entre pouvoir temporel et pouvoir spirituel, paraît consommée. Les divergences, parfois violentes, dans les efforts à la réduire, au cours des trois siècles qui suivent le décès du Prophète (PBL), l’exhibent.
Il y a, d’une part, les positions chiites qui vont se diversifier autour de la notion d’imamat, pôle indispensable, selon leur point de vue, à la juste lecture de la Sainte Parole. « Porte de la Connaissance » (3), ‘Ali, suivi de la lignée des Imams – sept ou douze – leur apparaît en Maître des arcanes, seul apte à « faire parler » la Révélation coranique ; plus extensivement, le monde manifesté que d’autres assimileront, plus tard, au Réel.
En cette perspective, ce que l’on perçoit n’est jamais qu’un symbole de celui-ci : leurre, à l’instar de l’ombre sur le mur de la caverne de Platon ; ou clé, dans une approche plus résolument ésotériste.
La littéralité des faits et des textes est autrement invoquée, chez leurs adversaires, tant sunnites que kharidjites, dans toute une palette de nuances, rarement agressives entre elles, pour les premiers ; beaucoup plus souvent, pour les seconds, fondamentalement constitués en rébellion.
Dans tous les cas cependant, les avis s’appliquent à se fonder sur le Saint Coran et la Sunna du Prophète (PBL), avant de retenir les opinions de tel ou tel de ses compagnons – dans une liste très limitée, pour les Kharidjites – puis celles de telle ou telle école de Droit (madhhabs), établie au cours des trois premiers siècles de l’Islam.
Mais on ne saurait trop insister, ici, sur la relativité globale des conflits et divergences, politiques, doctrinales et, surtout, méthodologiques (4), des premiers siècles musulmans : ce qu’ils enfantent, c’est bel et bien un âge d’or ; pas un chaos.
Lettre ou esprit ? Littéralité ou symbolisme ? Le débat animé, entre ijmah (consensus général) et qiyas (raisonnement analogique), longtemps aussi nécessairement entretenu qu’aimablement feutré, chez les Sunnites, avait engendré un troisième pôle, rationaliste, dont les Mu’tazilites avaient été, au cours du troisième siècle de l’Hégire, les plus ardents théologiens.
L’anéantissement de leur influence, à l’impulsion d’Ibn Hanbal, et la promulgation dogmatique du « Coran incréé », n’excluent pourtant pas le rationnel du discours sociétal. Loin de là. Ecartée de toute remise en cause du « Câble de Dieu » – La Révélation, Sa nature, Son mystère, Son texte – la raison est convoquée partout ailleurs.
En témoigne l’extraordinaire floraison d’ouvrages scientifiques formidablement diversifiés, du 10ème au 13ème siècle, dans tout l’espace musulman. Et, sur le plan strictement religieux, c’est bien la relativité des lectures, nécessairement et forcément imparfaites, des hommes, fussent-ils des plus savants, que met en évidence l’Absolu du Saint Texte.
Le débat est assez entretenu, durant ces siècles, pour qu’Ibn Rush (Averroès) puisse écrire, au 12ème : « Nous affirmons, catégoriquement, que partout où il y a contradiction, entre un résultat de la démonstration [ou spéculation rationnelle, NDT] et le sens apparent d’un énoncé du Texte révélé, celui-ci doit être interprété ».
Il ajoute qu’« interprété » signifie recherche du sens figuré, par-delà le sens propre, à la lumière de la connaissance rationnelle. Que l’actualité politique, très acérée, de l’époque – Croisés occidentaux, à l’Ouest ; avant Mongols, à l’Est – donne, aux littéralistes, notamment du jihad, un surcroît d’influence, favorisant, ici ou là, divers excès fanatiques, voire doctrinaux, à l’instar de la très (trop ?) galvaudée « fermeture des portes de l’ijtihad » (5), n’enlève, en rien, à la réalité du débat permanent : mis sous le boisseau, il ne cessera de poursuivre diversement son œuvre, jusqu’à nos jours, entre les trois pôles – littéral, rationnel, symbolique – ici élucidés.
Féconde analogie de positionnements
Le schéma ci-contre illustre notre propos. Non seulement, toutes les tendances dogmatiques de l’islam semblent pouvoir s’y situer, ici ou là, dans toute leur diversité, mais, aussi, chaque musulman et musulmane, en ses propre parcours et évolution personnelle.
En usant de la rhétorique des couleurs primaires (bleu, rouge, jaune), chacune distinguée en deux cercles (concentré et diffus), nous suggérons toute une palette de nuances, autour de la centralité de la lumière blanche d’où nous pourrions (6) ressentir, intimement, la conviction que le Saint Coran est, simultanément, littéral, rationnel et symbolique. Cette intuition, fulgurante, traverse, à l’occasion, l’esprit. Mais elle ouvre, tout aussi simultanément, à une plus étonnante encore rencontre, entre musulmans et non-musulmans.
Qu’on le nie ou l’affirme, le Réel constitue, pour tous les humains en effet, l’énigme fondamentale, absolue, indédoublable (7). N’existe-t-il qu’en ce qu’il est perçu, à l’instar de ce qu’affirmait, notamment, John Locke (8), avant nos matérialistes contemporains ? Ou en ce qu’il est rationnel, comme l’a si pesamment asséné Hegel (9) ?
Ou encore, magique, fondamentalement métaphysique (10) ? L’Humanité n’a eu, n’a et n’aura sans doute jamais de cesse à naviguer entre ces trois pôles, étrangement analogues à ceux que nous venons d’élucider, dans la perception musulmane de la Révélation.
On perd donc beaucoup de temps et d’occasions de rencontres, à batailler sur et pour des positions, alors que les enjeux semblent, bel et bien, liés à des mouvements. On peut aisément en déduire l’idée d’une convergence probable, chacun dans sa propre barque et selon ses propres perspectives. Aussi infime soit-elle, cette probabilité permet d’envisager des cartes maritimes communes.
Entendra-t-on, ici, tout ce que l’étude des contextes profanes, passés et contemporains, peut éclairer chacun dans sa navigation ? Il y a donc beaucoup plus attendre d’ouvrages attachés à documenter la compréhension de l’environnement écologique, social, et/ou économique – le « et » restant, de loin, préférable au « ou » – des époques fondatrices des différentes civilisations qui transportent, aujourd’hui, notre humanité commune, qu’à s’acharner à couler leurs vaisseaux, pilonner leurs chantiers navals.
Toutes proportions gardées, il est tout aussi vain et contreproductif de s’attaquer au Saint Coran qu’à la Déclaration des droits de l’Homme et du Citoyen. Tout comme assigner, à l’Autre, le point de convergence qui nous semble, à nous, incontournable. Il y a beaucoup mieux à faire… (A suivre).
Tawfiq Mansour
Notes
(1) : C’est ce qu’affirme, en filigrane, la seconde partie de la Chahada (attestation de foi), pilier fondamental de l’islam : « j’atteste que Mohamed est prophète de Dieu ». Une déclaration à mettre en continuité, pour les connaisseurs du Deutéronome judéo-chrétien, avec : « Je leur susciterai, du milieu de leurs frères, un prophète comme toi, je mettrai Mes paroles dans sa bouche, et il leur dira tout ce que Je lui commanderai ». (Deut. 18, 18).
(2) : Les sources chiites et sunnites rapportent, diversement bien sûr, les péripéties de cette adhésion mais évoquent, conjointement, une scène assez violente au cours de laquelle Fatima, l’épouse de ‘Ali, aurait été frappée (ou pressée entre le mur et la porte, selon une autre version) par ‘Omar (ou son esclave Qunfuz Adawi, selon une version rapportée par Ibn Qutaybah).
Enceinte, elle en aurait perdu son enfant, avant de décéder, six mois plus tard (voir, côté sunnite, notamment Ibrahim ibn Siyyar an-Nazzam, Isbat’oul-Wasiyya, Ibn Qutaybah et Al-Boukhary). Un accident qui n’empêchera cependant pas ‘Ali de donner sa fille en mariage à ‘Omar… Contraint et forcé ? Une telle hypothèse est, en dernière analyse, peut-être plus insultante pour ‘Ali qui aurait, ainsi, accepté de galvauder jusqu’à son honneur familial, que pour ‘Omar dont le féminisme ne fut, certainement pas, la plus grande vertu…
(3) : Allusion au célèbre hadith du Prophète (PBL) rapporté par Jâbir ibn ‘Abdallah : « Je suis la citadelle de la Science et ‘Ali en est la porte. Qui veut celle-là doit passer par celle-ci ».
(4) : « Les divergences entre les écoles », rappelait, au 15ème siècle, Suyuti, « constituent un immense bienfait et une grande vertu […] Chez les anciens prophètes avant Mohammed (PBL), chacun d’eux apportait une loi religieuse et un commandement unique. L’étroitesse de leur loi limitait considérablement les choix, dans les questions de détails qui sont, à contrario, très documentées, dans notre jurisprudence ». Ce qui ne signifie, évidemment pas, que le consensus soit, a l’inverse, une malédiction…
(5) : L’ijtihad, du point de vue juridique, comporte plusieurs niveaux. L’effort de compréhension des textes et des contextes repose sur diverses sciences dont la maîtrise doit être reconnue, par un panel de savants eux-mêmes reconnus comme tels.
S’il est exact qu'« après les quatre [Abû Hanîfa, Mâlik, ash-Shâfi'î, Ahmad ibn Hanbal], on n'a pas vu un mujtahid dont la majorité a reconnu les compétences et l'indépendance, comme elle les reconnurent à ceux-là » (sentence d’Abdul-HayyLucknowîrelayée, notamment, parA'zamî) – c’est ce niveau-là d’ijtihad, le plus profond, dont les portes sont fermées et dans les limites précisément définies ici – les autres restent ouvertes aux savants compétents, recommandés par leurs prédécesseurs et reconnus tels par leurs contemporains. La jurisprudence musulmane n’est donc pas close. Elle ne le sera qu’avec le Jour Dernier.
(6) : Un conditionnel qui souligne, tout à la fois, l’arbitraire de notre procédé et le caractère non-systématique – ni nécessairement logique, déductible, a contrario des phénomènes optiques – d’une telle fusion sémantique…
(7) : Selon l’éclairant rappel de Clément Rosset, en son ouvrage « Le Réel, traité de l’idiotie », Editions de Minuit, Paris, 1977.
(8) : Pour qui « la sensation décide seule de la connaissance »…
(9) : Et sa célèbre formule : « Tout ce qui est réel est rationnel ; tout ce qui est rationnel est réel ».
(10) : C’est le point de vue traditionnel ; à ceci près qu’il faut distinguer, ici, entre traditions populaires, où la magie occupe une place prépondérante, et Tradition, au sens initiatique du mot, concentrée sur l’étude de la métaphysique…