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« La violence de l’Amérique est structurellement liée à l’idéologie suprémaciste blanche »
Jeune Afrique - Depuis des dizaines d’années, j’ai choisi de plonger dans un silence profond, mais la publication d’un livre sur un penseur africain-américain m’incite aujourd’hui à m’exprimer.
Comme l’écrit Cheikh Hamidou Kane dans ce livre foisonnant d’érudition, « le brillant sociologue et intellectuel sénégalais Mahamadou Lamine Sagna nous montre comment son collègue et ami Cornel West, Maître Griot des temps modernes, se forge des Armes Miraculeuses pour la conquête d’une postmodernité véritablement universelle ».
Oui, cet ouvrage qui est le fruit d’un long travail de critique et de synthèse des écrits d’un auteur singulier, Cornel West, me remplit d’émotion, par la vertu de son style mais également grâce à son contenu. Il ravive mes souvenirs et fait remonter à la surface les pièces de mes pensées enfouies dans les océans de l’oubli.
Je reprends donc la plume, non seulement parce que Mahamadou Lamine Sagna me dédie son ouvrage – même si cela pourrait être une raison suffisante –, mais aussi parce qu’il réactualise d’une certaine façon mes écrits sur l’injustice en Amérique et dans le monde.
L’auteur nous montre en effet comment la pensée de Cornel West est à la fois philosophique, politique et sociale. Elle retrace la biographie des populations africaines-américaines et exprime un idéal de l’universel. Elle nous renseigne sur les processus de formation et de structuration des imaginaires collectifs, ainsi que sur les mécanismes de domination que j’ai tenté de montrer dans mon livre.
Il est vrai que j’ai écrit ce livret au lendemain de Mai 68, en pleine guerre froide, et que la pensée de ce philosophe est produite dans le contexte différent de la globalisation. Il n’en demeure pas moins que nos deux démarches sont habitées par une préoccupation commune de lutte contre l’injustice et de combat pour un nouvel humanisme.
Autrement dit, si l’on n’habite pas le monde de la même manière dans les années 1960 et 1970 et dans les années 2000, les structures et les idéologies impérialistes qui portent la violence sont de même nature. Ainsi, Cornel West a-t‑il raison de proposer de déconstruire :
1 – les collusions entre la religion et la politique, qui entraînent des dysfonctionnements dans les procédures et les processus démocratiques. Sans que la déconstruction de cette alliance politico-religieuse conduise à rejeter la religion. Selon West, il y a deux types de christianisme : le christianisme constantinien et le christianisme prophétique. Le premier, en référence à l’alliance de l’Église avec l’empereur romain Constantin en l’an 312, est représenté de nos jours par certains courants évangéliques et est cerné par de puissants lobbys économiques.
Le second est généreux, engagé au côté des faibles et cherche toujours la paix. Selon Cornel West, ce christianisme-là, incarné par Martin Luther King Jr, ajoute à la démocratie une morale politique, alors que le christianisme constantinien lui est néfaste ;
2 – les trois dogmes dominant de l’Amérique impériale que sont l’intégrisme de l’économie de marché, le militarisme agressif, le renforcement interne de l’autoritarisme ;
3 – les trois formes de nihilisme que sont le nihilisme paternaliste, le nihilisme évangélique et le nihilisme sentimental.
Cornel West montre que la violence de l’Amérique est structurellement liée à l’idéologie suprémaciste blanche et au mythe du cow-boy. Mais il ne s’arrête pas là ! Il nous invite à dépasser la violence structurelle et idéologique en nous inspirant de l’esprit du blues, du jazz et du rap. Certes, pour le rap, je ne peux pas dire grand-chose, mais concernant le blues et le jazz, j’ai montré dans différents articles comment ces musiques ont su porter les revendications d’humanisme des damnés de la terre.
Ainsi, après les attaques terroristes odieuses et inhumaines contre l’Amérique le 11 septembre 2001, Cornel West affirme qu’il faut certes condamner vigoureusement et lutter contre toutes les formes de terrorisme, mais soutient aussi que l’Amérique ne doit pas entrer dans un cycle de violence et de revanche. Ce jour-là, dit-il, l’Amérique tout entière a subi l’épreuve de la violence gratuite et a découvert ce que c’est que de vivre dans l’insécurité.
C’est toute la nation américaine qui a été « négrifiée » : elle a subi l’expérience de ce qu’est être noir. Quelques jours après l’attaque, c’est toute la nation qui a le blues. Alors, il invite cette nation à s’inspirer du peuple du blues : c’est le blues qui permettra à l’Amérique de sortir de son blues. Mais quelles sont les leçons du peuple du blues ? Mais qu’est-ce que le blues, qu’est-ce que le peuple du blues ?
Pour Cornel West, les leçons du peuple du blues résultent de la question suivante : « Comment rester ouvert et montrer une solidarité significative avec des gens qui vous harcèlent ? » Il répond : « Frederick Douglass et Bessie Smith, Ida B. Wells-Barnett et Duke Ellington, Sarah Vaughan, Malcolm X et Martin Luther King Jr, Ella Baker et Louis Armstrong ont tous, à partir d’une tradition démocratique profonde, montré la voie de la sagesse à suivre dans ces moments difficiles que nous vivons. Ils savaient tous que, bien que le monde soit plein de nombreuses larmes, et bien que l’air soit rempli de pleurs, nous devons tous embarquer dans le même bateau d’une quête démocratique pour le triomphe de la sagesse, de la justice et de la liberté. »
Rappelons-le, Amiri Barak, de son vrai nom LeRoi Jones, a écrit un livre intitulé Blues People. Il y montre comment le bluesman exprime à travers son jeu des expériences douloureuses. C’est cette perception que Cornel West applique à la situation de l’Amérique au lendemain des attaques terroristes. Il invite ainsi la nation américaine à se servir des expériences « du peuple du blues », c’est‑à-dire des expériences des populations africaines-américaines pour transformer une tragédie en espoir.
Selon lui, en reprenant en chœur le chant du blues, l’Amérique guérira de sa maladie et sortira du cycle de violence et de revanche. Il écrit : « Le blues est l’interprétation la plus profonde de l’espoir tragicomique en Amérique. Il nous encourage à affronter fermement les dures réalités de notre vie personnelle et politique, sans sentimentalisme innocent ni cynisme froid. »
Cette pensée me rappelle ce que j’ai écrit sur John Coltrane, Miles Davis et Thelonious Monk. Je disais notamment que la musique de ce dernier porte sur « le sarcastique, l’humour tonique, la dérision. » C’est ce que j’entends aussi, entre autres, dans la rythmique et les mélodies si bien écrites en mode mineur de cette partition : Cornel West, une pensée rebelle, de Mahamadou Lamine Sagna.
Jean-Pierre Ndiaye