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« Toponymie » funèbre au professeur Yoro K. Fall
Abderrahmane Ngaide - « Ce n’est pas par des plaintes et des lamentations qu’il convient de célébrer ceux qui laissent une grande mémoire, c’est par de mâles louanges et par la sincère image de leur œuvre et de leur vie. », Anatole France (Éloge funèbre d’Emile Zola).
De Kumbi Saleh à Azougui, en passant par Byzance et Cordoue, le Professeur Yoro K. Fall a toujours su, avec son érudition exceptionnelle, susciter l’admiration de ses apprenants, au sein desquels, il fera germer le goût de la recherche. Parce que sa conception de la transmission est claire, nette et ne souffre d’aucune condescendance.
Il disait, lors de l’émission « Remue-ménage » - 02 août 2015, à laquelle j’étais convié -, animée par Alassane Samba Diop - « journaliste dynamique et réactif » - ce qui suit : « … l’enseignant est celui qui forme des individus et qui fait tout pour être dépassé par ces individus. Ce n’est pas dans la loi.
Ce n’est pas un décret, c’est une tradition ! L’enseignant n’est fier, que quand il est dépassé par son étudiant ou par son élève. C’est valable pour les Daara. C’est valable pour les Écoles. C’est valable pour l’Université ».
Son itinéraire, et sa future posture dans la cartographie académique du Sénégal, du continent et du monde, font de lui un historien hors-pair. Au-delà de la « fascination », qu’il avait pour l’ésotérisme d’Ibn Arabi (surnommé « Ibn Aflatûn », fils de Platon, « un des grands théosophes visionnaires de tous les temps »), le Professeur Yoro K. Fall était conquis, de manière intelligible, par « l’imagination créatrice », de ce grand maître du soufisme, qui vécut à une période où la religion musulmane et les érudits arabes étaient - tous les deux - un référentiel certain, dans un monde en profond bouleversement humain, historique, démographique et géographique.
Il semblait suivre, de manière méticuleuse, l’esprit de concision du géographe et historien Al Masû’dî (grand voyageur), et qui a laissé à la postérité, des détails importants sur des « pays » et paysages qu’il a traversés. Avec lui, nous pouvons saisir les contours encore fluctuants de la géographie du monde, tel qu’elle s’est articulée du XIe siècle à notre ère. Il avait conquis les historiens et géographes arabes, comme persans.
Donc, le Professeur Yoro K. FaIl ne peut être alimenté aux sources de cette audace intellectuelle des devanciers, sans pour autant avoir épousé, de manière intelligente/intelligible, et très clairement, cet éclectisme qui caractérise suffisamment et sa démarche, et sa pensée critique.
Au-delà du soufi et du géographe/historien, le Professeur Yoro K. Fall emportait avec lui sur les chemins de la connaissance et de la maîtrise parfaite de la géographie historique, économique et humaine du monde - ou l’histoire de la construction de la géographie du monde. Le Professeur Yoro K. Fall usait d’une multiplicité de ressources documentaires écrites et/ou orales, toutes choses, dont il maîtrisait les rivages épistémologiques.
Instituteur, professeur de collège et de Lycée et finalement professeur d’histoire à la FLSH, le Professeur Yoro K. Fall a ainsi parcouru, comme un excellent géographe, ce long itinéraire qui participe à la consolidation d’une connaissance encyclopédique, qu’il a su transmettre avec une générosité incontestable, et sans commune mesure.
Sa rigueur scientifique et ses incisives « injonctions » académiques faisaient fuir ceux qui n’appréhendaient point les exigences et les sacrifices, que demande toute spécialisation en Histoire.
De la même manière, le monde du Moyen âge ne lui était point étranger. Il traversait et faisait traverser à son auditoire, l’histoire complexe de cette période en usant, de manière didactique, du pointeur linguistique adéquat sans fanfaronnade.
Au-delà des langues, dont il exigeait la maîtrise, afin de mieux comprendre, les subtilités de cette période qui a participé à la naissance d’un nouveau monde que les « géographes/voyageurs » décrivaient, il maniait les outils théoriques, ceux qui lui permettaient de faire la différence et d’instituer une vision.
Dès lors, il n’est pas étonnant de constater comment cet éminent professeur a introduit le « fait » géographique dans non seulement la construction du discours historique, mais aussi dans la compréhension de ce qui allait advenir du monde, encore « inconnu », et les enjeux religieux, politiques et commerciaux, qui alimentaient les luttes pour la conquête de nouveaux territoires.
Il est impératif d’insister, ici, sur l’une de ses œuvres majeures qui vient, non pas délimiter son espace de déploiement académique, mais consolider une pensée encyclopédique, qu’une transdisciplinarité vient valider (Cf. le texte-hommage publié par le Professeur Mamadou Fall, « Ultime hommage au défunt prof. Yoro Fall », in L’Obs du 19/09/2016, p. 14).
Son si indispensable livre, L’Afrique à la naissance de la cartographie moderne : les cartes majorquines : XIV-XVèmes, ouvrage paru aux Éditions Karthala en 1982, 295 p.), est d’une actualité criante, au moment où le monde est en train de vivre des bouleversements géopolitiques, qui s’apparentent à une volonté de ghettoïsation géographique, historique et culturelle.
Il s’agit, dans ce travail pionnier, de re-territorialiser l’Afrique, en tant que continent et non de la circonscrire en tant que singularité géographique insaisissable. Son grand mérite est de l’avoir ouverte, en la replaçant dans la cartographie mouvante du monde (Cf. la note de lecture de Raymond Mauny parue dans la Revue Française d’Histoire d’Outre-Mer, t. I XXI, numéros 262-263, p. 73-74, texte téléchargeable sur : www.persee.fr/issue/outre_0300-9513_1984_num_71_262).
Qui mieux que Jean Dévisse, pouvait restituer la teneur de ce travail. Il écrit, dans son avant-propos à l’œuvre de l’illustre disparu, ceci : « Le travail réalisé par Yoro Fall a déjà étonné plus d’un de ses lecteurs.
Il unit, en effet, une exigeante connaissance de la cosmographie et de la géographie anciennes à un maniement sérieux et clair de la sémiotique, les qualités de l’historien soucieux de ses preuves et la passion du chercheur africain désireux de comprendre l’évolution de son continent, l’exigence d’un regard afrocentré sur le passé et l’attention prêtée au regard des autres sur un moment de ce passé, l’acquisition de techniques difficiles et analytiques – la lecture des cartes et de leurs symboles, la paléographie, l’apprentissage du catalan ancien – et une rigueur dans la synthèse qui annonce l’un des jeunes maîtres de la recherche scientifique sénégalaise » [et africaine] (cf. Avant-propos, p. 5).
Un maniement sérieux et clair de la sémiotique, nous dit Jean Dévisse ! Le Professeur usait donc, des techniques et ressources de la littéraire, pour parfaire son « audace » érudite, sinon il n’aurait pas écrit cette vérité : « … la géographie comme la cartographie sont des littératures » (Cf. p. 7 de son introduction).
Finalement, en analysant l’évolution historique de la cartographie mondiale, le professeur Yoro K. Fall a réussi à rendre le continent plus visible, c’est-à-dire plus lisible. Il ne s’agit pas seulement ici, d’une lisibilité géographique, mais aussi « ethnographique » d’une importante partie du continent, classée dans le Finistère des ténèbres et difficilement cartographiable.
Enfin, le professeur aura su redonner en même temps à la géographie son historicité, et à l’histoire son fondement géographique, à partir d’une lecture africaine des cartes majorquines. Parce que c’est à leur intersection, que prend source toute possibilité d’analyse des faits humains sur la longue durée. Dès lors, historiens et géographes deviennent inséparables, comme une carte et ce qu’elle permet de figurer pour être mieux lue. Point de hasard donc, si sa dernière demeure est Thiès, lieu-carrefour de la sédentarité et du voyage.
Dakar, le 19/09/2016
Abdarahmane NGAIDE, Enseignant-chercheur au département d’histoire FLSH.UCAD. PS : Une partie de cet hommage est inspiré du texte-hommage publié par le Professeur Mamadou Fall (Dpt d’histoire).