22:00
Deuxième lettre à Michel Onfray, philosophe français (deuxième partie) /par Ahmedou Ould Moustapha
Le Calame - Cheminement théologique d’Abou Hassan Al Ach’ari
En revanche, disons le tout de suite, pour l’imam Abou Hassan, il y eut bien un avant et un après : il fut autrefois l’une des têtes pensantes de la secte scolastique des Moutezalines, dite l’Itizal, dont le maître n’était autre que son propre beau père, Abou Ali Al Jubâ’i, dans laquelle il passa au moins plus de trente ans.
La doctrine de cette secte s’appuyait, entre autres, sur ce principe controversé que le Coran était non pas la Parole d’Allah mais sa création, posant ainsi une question à double terme : sémantique et philosophique, suscitant alors une vive polémique d’ordre théologique...
C’est d’ailleurs dans cette secte qu’il se forgea la réputation de polémiste redoutable, parce qu’il avait étudié, profondément, la jurisprudence Chafi’ite et disposait de ressources dialectiques exceptionnelles.
Mais, subitement, il prît un jour conscience de la dangerosité de cette secte pour l’Islam et il l’a quitta donc publiquement, dans une mosquée, après la prière du vendredi, où il l’abjura formellement en mettant au pilori l’infamie et la turpitude des Moutazilites « qui nagent dans des illusions graves et criminelles ».
Il tint alors un discours vibrant, démontant point par point leur doctrine, utilisant leurs propres mécanismes intellectuels ou outils de raisonnement, puis se déshabilla et jeta ses habits devant un public médusé pour montrer, symboliquement, combien il avait complètement et définitivement rompu avec eux.
Débuta alors une nouvelle et prodigieuse trajectoire dans l’école sunnite qu’il influença indéniablement et de façon indélébile, son passé de théosophe (théologien et philosophe) engagé et son talent éclatant dans le commentaire argumentatif l’ayant bien aidé en cela.
Doctrine Ach’arite
C’est ainsi qu’il commença à construire sa doctrine dans un ouvrage encyclopédique intitulé « Maqâlât Al islamiyyine wakhtillafât Al moussaline » dans lequel il passa en revue toutes les sectes qu’il recensa minutieusement, en expliquant en premier lieu leurs contenus idéologiques ainsi que leurs divergences internes et par rapport à chacune d’elles.
Ensuite, il les regroupa en plusieurs familles doctrinales au vu des idées qui les rapprochaient et du contexte historique marqué par la question de la succession du Prophète (PSL) qui déboucha sur leur apparition. Puis, dans un autre chapitre, il démonta un à un tous les éléments constitutifs de leurs théories.
Vient ensuite un volume particulièrement instructif, celui consacré aux quatre grande écoles (les 4 Medhahib) indiquées plus haut où il décrivit méthodiquement : (i) les règles et méthodes sur lesquelles elles se reposent respectivement ; (ii) les principes qu’elles partagent ; (iii) leurs points de divergence.
Un autre volume aussi prodigieux et plus instructif encore est celui où il procéda à la synthèse des quatre formes de jurisprudence qui distinguent lesdites écoles et où il exposa les fondements de sa doctrine se caractérisant par l’Islam de la première génération, celui de la tolérance et de l’ouverture culturelle féconde, conformément au Hadith du Prophète recommandant aux croyants d’aller jusqu’en Chine pour acquérir la science, c’est-à-dire un Islam de changement social, de progrès régulé et non débridé.
C’est l’ouvrage qui marqua vraiment une étape décisive de sa vie, au regard de sa rupture radicale avec ses anciens écrits et du point de vue de son nouveau combat théologique qu’il mena désormais contre les sectes déviantes dont celle qui fut la sienne.
Combat qui se poursuivit avec acharnement à travers d’autres ouvrages et qu’il finira par remporter, puisqu’il ne restait plus beaucoup de monde dans son ancienne secte, si bien que l’Imam Abdel Madjid’el Khatib Al Baghdâdi (mort en 1071) écrivît dans son célèbre ouvrage d’histoire intitulé Tarikh Baghdad : « Les Moutazilites avaient levé la tête jusqu’au jour où Allah fît apparaître Abou Hassan Al Al’ach’ari qui les relégua dans les profondeurs des abysses ».
Autrement dit, la majorité des membres de cette secte et bon nombre d’autres finirent en effet par le rejoindre dans sa nouvelle doctrine qui puise sa source dans le simple crédo des musulmans de la première heure, les compagnons du Prophète (PS), c’est-à-dire le crédo de la ‘’Sunna et la Djama’a’’, celui de la modération et du ‘’juste milieu’’.
Il contribua ainsi, de manière décisive, à éteindre un feu qui se répandait dangereusement au sein de la communauté musulmane, encore que quelques noyaux durs de sectes insignifiantes demeurèrent pendant un temps mais disparurent au fur et à mesure.
Quant aux chiites, au delà de leur croyance sur la résurrection de l’Imam Al Mahdi, rejetée par le Wahabisme avec virulence et cependant partagée par bon nombre de sunnites, ils campèrent sur leur position trop marquée par la réminiscence des vicissitudes d’une histoire certes douloureuse et même très affligeante, mais qui restait avant tout une question de lutte de pouvoir, donc une question plus politique que fondamentalement théologique.
Et n’eût été l’inimitié habitant les hommes qui ne partagent pas la même doctrine, cette histoire se serait estompée d’elle-même ou se présenterait tout au plus dans un clivage moins aigu ; mais voilà qu’elle s’exacerbe aujourd’hui encore par cette lutte d’influence que se livrent l’Arabie Saoudite et l’Iran en se faisant passer pour être les deux représentants respectifs des sunnites et chiites qu’ils ont bien réussi, par médias interposés, à façonner en deux pôles qui se regardent maintenant en chiens de faïence, avec hostilité ; et on sait aussi qu’au fond de cette tension régionale, le Royaume joue le rôle du simple pion des Etats Unis.
C’est dire que la morale de cette histoire fut au départ politique et elle reste toujours politique. Donc ni Abou Hassan ni quelqu’un d’autre ne pouvait apporter une réponse théologique à une question politique alors très vivace dans les esprits des deux camps (celui des Chiites partisans d’Ali et ses enfants donc la famille du Prophète, d’une part, et celui des partisans de Maaouya et ses enfants donc les Oumewyines ou Omeyades, d’autre part).
Il n’en demeure pas moins que l’Imam Abou Hassan Al Ach’ari rassembla autour de ses thèses plusieurs courants alors réfractaires à l’orthodoxie sunnite, soutenu en cela par beaucoup de ses pairs, de son vivant même, au point qu’on le surnommât « l’imam des sunnites ».
Après quoi, ses écrits influencèrent toutes les générations qui l’ont suivi, dans toutes les régions du monde musulman : (i) d’abord à Samarkand avec l’immense théologien Abou Mansour Al Matouridi (mort en 944 ) qui appartient à sa génération et qui avait fondé une grande école théologique de tendance Hanafite en Asie mineure, à travers laquelle il transmit les thèses de la doctrine Ach’arite, qui n’était en rien contraire à son école Hanafite, finissant par convaincre la majeure partie des musulmans de cette contrée à adopter cette doctrine purement sunnite ;
malheureusement les mérites et le statut d’Imam sunnite d’Al Matouridi n’ont été reconnus que tout dernièrement au cours d’un congrès d’Oulémas sunnites tenu en octobre 2016 au Caire ;
(ii) ensuite à Damas avec Ibn Asâkir (mort en 1175), célèbre pour son prodigieux ouvrage d’histoire intitulé Tarikh Dimashk (L’histoire de Damas) comprenant plus de 70 volumes et qui est également une anthologie de la poésie arabe, il était Ach’arite et comptait parmi ses élèves et disciples le non moins célèbre général Salah Dine Al Ayoubi, il publia un ouvrage aussi important sur la doctrine de son maître : Tab’yine kedhb’el Moufteri alâ Abou Hassan Al Ach’ari (qui peut se traduire par mise en évidence du mensonge proféré sur Abou Hassan Al Ach’ari) ;
(iii) enfin en Andalousie avec l’éminent théologien Al Qortoubi ou le grand Châtibi que nos Oulémas contemporains d’ici et d’ailleurs aiment tant citer dans leurs discours ou conférences, ainsi que d’autres encore plus ou moins célèbres qui vulgarisèrent la doctrine Ach’arite sans doute plus proche à leur goût et à leur merveilleuse culture maure.
La liste ne se limite pas à ces seules grandes figures, l’œuvre de l’Imam Abou Hassan a influencé beaucoup de grands noms. Sa pensée fut puissante, car il savait développer ses thèses dans un raisonnement de pure logique à la lumière de l’enseignement coranique.
En témoigne son Traité philosophique sur le destin de l’homme intitulé : Moukhtassar fi Tawhid wal Qadar où Il posa son concept philosophique du Kasb que l’on peut approximativement expliquer par ce postulat qu’Allah est maître du destin de l’homme aussi bien dans les actions volontaires de celui-ci que dans son pouvoir d’agir en toutes circonstances.
Il fut prolixe dans ses écrits et nombreux sont les ouvrages qu’il a laissé à la postérité, mais ceux qui construisirent vraiment sa doctrine sont celui cité plus haut et le remarquable ‘’Al Oumad ‘’ (communément appelé ainsi mais réellement intitulé Al Oumadou fi Rou’ya) et son ouvrage Tafsir Al Qour’an où il commenta le Coran en posant son concept de Te’wil ou l’interprétation intuitive qui répond à une question philosophique que posèrent les Moutazilites.
En effet, pour ceux-ci, dans le Coran, les expressions ‘’ main’’ et ‘’visage’’ de Dieu ont le sens de ‘’grâce’’ et ‘’essence’’.
Pour l’Imam Abou Al Hassan, ces expressions étaient des attributs de Dieu dont la nature exacte demeure inconnue, comme tous ses autres attributs, on ne peut donc que les imaginer par intuition.
Et de son immense œuvre, c’est ce seul concept qui provoqua la polémique entourant sa doctrine, polémique entretenue hier par ses adversaires qui ne voulurent ou ne purent rien y comprendre et aujourd’hui par ceux qui n’étudient le Coran qu’à travers une lecture littéraliste, c’est-à-dire les Wahabites et leurs acolytes.
Il écrivît en outre ‘’Er’Rad alâ Al Moujassimâ’’, un ouvrage qui se caractérise par un raisonnement implacable répondant aux adeptes d’une doctrine qui attribue à Dieu des caractéristiques humaines. Il produisit beaucoup d’autres ouvrages sur l’Islam pur et contre les idées à vocation d’entacher son essence.
A tout cela s’ajoute que l’Imam Abou Hassan n’avait pas le goût du pouvoir et n’aimait vraiment pas la compagnie des princes, il se plaisait plutôt dans la vie modeste des ascètes, si bien qu’on lui prêtât des penchants soufis.
(A suivre)
Suite : La nature politique du Wahabisme