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CHARI’A – 1 /par Ian Mansour de Grange
Le Calame - Entre l'inconnaissable et le sensible, la Chari'a – le chemin qui ramène à l'origine ; c’est-à-dire, à l’Un – signale, au croyant, les repères, formule les limites et les convergences, impératives ou simplement recommandées, pour atteindre au but.
Mais voilà qu’aujourd’hui, certains esprits – et non des moindres ; quasiment tous non-musulmans, bien sûr, mais pas seulement – se raidissent, à la seule perception du mot « Chari'a », imaginant, d'emblée, toute une panoplie de contraintes liberticides, voire mortifères.
Or la réalité est infiniment plus souple et vivante, infiniment moins coercitive, à l'analyse objective, que celle du moindre code juridique en vigueur dans les démocraties réputées avancées (1). Sensible, en ces temps hachés, le débat en la matière demande un minimum de bases. Commençons donc par rappeler les trois niveaux de prescriptions et d'interdits, en Droit islamique.
Les fondements (oussoul)
Le niveau du Saint Coran. C'est, à la fois, le plus absolu et le moins disert. Quelques interdits, quelques obligations, le plus souvent réduits à une formule globale et parfois sujette à interprétations variées. Ainsi, l'interdiction, allusive et tardive, du riba (l'usure) ; progressive, de l’alcool ; ou l'obligation, associée et insistante dès les premières révélations, de la prière et de de la zakat (l'impôt purificateur).
Tous les islamologues en conviennent : le Saint Coran est un livre de conduite, d'édification et de pédagogie sociale, voire d'effluves spirituels et de recueillement, pas un recueil de lois. Cependant, tous les principes nécessaires à l'organisation de la vie en société s'y trouvent, plus ou moins explicitement, énoncés.
Le niveau de la Sunna. Le prophète Mohammed (PBL) a fait, dès son vivant, l'objet d'une attention particulière de la part des musulmans. Ordre coranique, s'il était besoin : « En effet, vous avez, dans le messager de Dieu, un excellent modèle [...] » (2).
Mais, déjà, le moindre contact, la moindre proximité du guide (PBL) révélaient, à tous, l'évidence de l'exception. « Son comportement », disait Aïcha, sa plus jeune épouse, « c’était le Coran » (3). « Nous l'avons aimé », renchérit Ali, son jeune cousin, « plus que nos richesses, nos fils, nos pères et nos mères, et plus que l'eau fraîche par temps de grande soif » (4).
De très bonne heure, on a collectionné puis, plus tardivement, trié, des dizaines de milliers de petits faits, de paroles, de silences significatifs du saint homme (PBL).
Cette masse considérable d'informations a permis de préciser, au gré des circonstances et des contextes, les principes et les indications générales du Saint Coran. Des classements, selon le degré de probabilité d'authenticité des témoignages – chaîne de transmission et contenu (5) – ont défini des degrés de rigueur normative.
On parle, ainsi, de « sunna renforcée », lorsque le fait rapporté jouit d'une unanime reconnaissance. A l'inverse, il existe des sunnas faibles, sujettes à controverses. Assez fréquemment, on intègre, à ce niveau, la Sunna des quatre premiers khalifes, les bien-guidés (6).
Cette dernière n'atteint pas le même degré de puissance normative et les décisions des uns ou des autres ont pu, par la suite, être contestées, arguant de ce que le prophète (PBL) avait agi, en telle ou telle occasion, d'une manière différente de celle de ses successeurs.
La bâtisse
Ces deux niveaux constituent la Chari'a au sens strict. Ils couvrent, assez précisément, le secteur des affaires cultuelles, des actes concernant l'adoration divine (les 'ibadat), pour unifier, à quelques détails près, les pratiques religieuses des musulmans du monde entier, toutes tendances confondues.
Par contre, le secteur des affaires économiques et sociales (les mou'amalat) garde, à ce niveau, un flou certain qui autorise une multiplicité d'adaptations et d'évolutions. En de nombreux cas, les indications du Coran et de la Sunna n'occupent qu'une portion extrêmement faible du corps juridique islamique.
Leur interprétation s'en trouve d’autant plus subordonnée à des études complexes car le Coran et la Sunna du prophète (PBL) sont enchâssés dans des situations précises qu'il convient d'appréhender, le plus intimement possible, avant d'espérer extraire des textes, l'universel et l'intemporel (7). La science des textes implique, nécessairement, celle des contextes.
Le niveau du fiqh naît de cette symbiose, conduite, par les juristes, selon différentes méthodologies. Distingué en plusieurs écoles, dont quatre, chez les Sunnites, et au moins trois, chez les Chiites, se sont particulièrement développées, le fiqh intègre la diversité des lieux et des époques.
Longtemps cumulatif, les avis des anciens maîtres acquérant, avec les siècles, un poids considérable et, parfois, sclérosant, il est, depuis le milieu du 19ème siècle et, plus intensément, depuis une cinquantaine d'années, diversement remis en cause, face à la spécificité du monde moderne.
Mais, quelle que soit la profondeur de ces aménagements, ils demeurent, fermement, contingentés à leurs fondements : le Coran et la Sunna du prophète (PBL). Le principe de non-contradiction avec ceux-ci demeure le socle de tout travail juridique d'adaptation.
Pour mieux faire comprendre la capacité d'évolution de cette science traditionnelle, ajoutons, simplement, que la notion de consensus – mieux : d'unanimité – entre les oulémas (les savants aptes à émettre des opinions juridiques), en constitue le critère normatif second.
L'existence de deux avis, contraires mais également autorisés, sur un même sujet, donne, au musulman – comme au non-musulman sous juridiction islamique – toute latitude de choix qu'il tranche, normalement et au mieux, en se référant à celui de ces avis le plus facilement intégré par la situation en cours.
Capacités d’adaptation
Que la religion soit aisée, le Saint Coran en témoigne avec éloquence : « Dieu veut, pour vous, la facilité et non la difficulté [...] » (8). Et le prophète (PBL) de surenchérir : « Dieu a prescrit quelques obligations et quelques interdits : respectez-les.
Il s'est tu sur beaucoup de points : ne questionnez pas à leur sujet. C'est une miséricorde de Votre Seigneur, afin de ne pas vous accabler » (9). Cette parcimonie normative aura permis, permet et permettra demain, incha Allahou, « d'incorporer l'hétérogénéité des lieux, des situations, des civilisations, alors que le christianisme dut se refondre dans l'ordre romain » (10).
Cette dernière nuance nous semble fondamentale, dans l'appréciation des comparaisons, entre les Droits et les comportements politiques et socio-économiques, issus des deux aires religieuses.
De fait, le souci de fluidité doit beaucoup composer avec le degré de complexité de l'organisation sociale. Entre le désert saharien et l'empire Ottoman, l'histoire du Droit n'est, évidemment pas, la même.
On peut, logiquement, s'attendre à ce que, dans le premier cas, le rapport aux fondements islamiques fut, généralement, préservé ; dans le second, souvent dépassé. Dans la réalité des faits, le développement des États a signifié celui du champ normatif, une restriction, continue, des libertés des communautés de base.
Truisme au demeurant universel, crucial dans la problématique du développement durable, mais dont le traitement, dans la sphère musulmane, est assez singulier pour générer de nouvelles approches du rapport « global-local ».
Les tensions contemporaines laissent supposer que cette fluidité a des limites. Structurelles ou conjoncturelles ? La violente intrusion, en terres d’Islam, depuis, disons, le milieu du 19ème siècle – en Mauritanie, à peine le milieu du 20ème – d’un Droit réputé positif et d’écriture laïque, chevillé à une organisation sociétale beaucoup plus matérialiste, dans les faits, que réellement humaniste, en dépit des affiches contraires, a généré un grand nombre d’incompréhensions, plus souvent traduites en incohérences réglementaires qu’en passéistes repliements identitaires.
Une dichotomie, dans tous les cas, quasiment schizophrénique, entre fidélité et adaptation. L’enjeu paraît donc de rétablir un lien égaré. Cela nécessite, tout autant, un approfondissement de la lecture du passé que la négociation d’un avenir au moins supportable pour tous. Entendra-t-on qu’elles sont indissociables l’une de l’autre et qu’elles concernent toutes les organisations sociétales en cours sur notre planète ? (A suivre, incha Allah).
Ian Mansour de Grange
Notes
(1) : Le « juridique », au sens élargi du terme, couvrant le champ du normatif, il est peu d'espaces, de temps et d'objets, qui échappent, aujourd'hui, à sa rigueur. L'hors-norme est, non seulement, devenu un privilège, rare, il est, aussi, suspect, parce que, hors-sécurité, il signifie du non-sécuritaire...
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(2) : Sourate 33 verset 21.
(3) : Rapporté par Muslim.
(4) : Rapporté par 'Iyad.
(5) : Quelques rares hadiths, pourtant réputés de transmission fiable, peuvent être ainsi jugés faibles, par leur contenu en contradiction, irréductible, avec le Saint Coran et/ou le reste de la Sunna du prophète (PBL).
(6) : Chez les Sunnites. Pour les Chi’ites, cette « sunna des Bien-guidés » se limite à ‘Ali et à ses successeurs – les sept ou douze (selon les écoles) imams «infaillibles » – avec une puissance normative quasiment du même ordre que celle du prophète (PBL).
(7) : On peut trouver, ainsi, dans la Sunna du prophète (PBL) plusieurs réponses différentes à une apparente même question. L'hypothétique contradiction se résout, de fait toujours, à l'examen approfondi des différences événementielles, en une richesse accrue du répertoire légal.
(8) : Sourate 2 verset 185.
(9) : Rapporté par Ibn Najjar et Dara Qutni.
(10) : Jacques Berque, « De l'Euphrate à l'Atlas », p 29, tome 1. Ce n’est en effet pas anodin que la christianisme ait dû se construire, durant, au moins, ses trois premiers siècles d’existence, sous la domination des César polythéistes…