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Visite guidée de la Mahdara de Matamoulana en Mauritanie
Oumma - Ce texte se situe dans la continuité de l’article « Dépasser la critique réformiste et l’apologie traditionaliste – Un regard croisé sur des institutions traditionnelles d’enseignement islamique » publié le 2 novembre 2017 sur le site d’Oumma, et de la présentation « Visite guidée d’une école coranique dans le Sahara algérien » diffusée sur le même site.
Il constitue la deuxième partie d’un bref exposé des trois différents lieux présentés dans l’article susmentionné sur la base de mes observations et expériences personnelles.
De l’école coranique d’Inzegmir dans la région d’Adrar en Algérie, nous passons maintenant à la Mauritanie, pays qui attire depuis des années des étudiants musulmans de différentes pays du monde, qui souhaitent développer ou approfondir leurs connaissances de l’islam. Dotée d’une réputation solide et pratiquement inégalée, la Mauritanie regorge de Chouyoukh (Cheikh au pluriel) et de lieux d’étude spécialisés dans le Coran, la langue arabe et la jurisprudence islamique (fiqh).
A titre illustratif, le théologien musulman américain Hamza Yusuf, cofondateur du Zaytuna College en Californie et spécialiste de l’islam traditionaliste malékite aux Etats-Unis, a étudié plusieurs années dans le désert mauritanien, notamment en compagnie du Cheikh renommé Murabit al-Hajj. De nombreux témoignages du théologien américain insistent non seulement sur la valeur des enseignements islamiques prodigués en Mauritanie, mais aussi et surtout sur la qualité humaine et spirituelle des personnes qu’il y a côtoyées durant des années.
Pour ma part, j’ai entendu vanter les mérites de Mauritanie en matière religieuse depuis bien des années, notamment en France et aux Etats-Unis. Et les recommandations d’y étudier y étaient encore plus fréquentes dans les milieux traditionalistes, parmi les adeptes de l’école malékite. Mais ce n’est que bien plus tard que j’ai eu l’occasion de visiter et séjourner dans une Mahdara du pays, particulièrement réputée.
La Mahdara (au pluriel, Mahadir) est le terme arabe local pour désigner ces lieux d’enseignement islamiques, établis autour d’un Cheikh (savant reconnu) situés dans nombre de régions du pays. C’est dans ce type de lieux, souvent isolés dans des régions désertiques reculées, qu’ont étudié Hamza Yusuf et nombre d’autres musulmans américains, africains et européens. Mon choix de visite s’est portée sur le village de Matamoulana et sa Mahdara, dont j’avais entendu parler une dizaine d’années plus tôt par le biais d’internet. L’endroit était alors connu pour accueillir nombre de musulmans européens, dont un nombre important d’Espagnols convertis, qui s’y étaient finalement installés pour étudier et s’établir durablement dans le village. De plus, Matamoulana était reconnu pour son affiliation à la Tariqa Tidjaniyya. Une dernière raison de ce choix, plus pratique, était son accessibilité relativement facile : elle n’est située qu’à environ cinq heures de route de la capitale Nouakchott.
De passage en Mauritanie en automne 2017, je m’apprêtai donc à un voyage pour Matamoulana, en n’ayant pour informations que la confirmation de certains Mauritaniens de la capitale qu’il était toujours possible d’y étudier et que je trouverais sans peine un lieu pour dormir et de la nourriture à mon arrivée. On m’informa aussi que le voyage en taxi-Jeep ne prendrait qu’environ deux heures. Après avoir trouvé avec un peu de difficultés de lieux de départ de ces taxis, j’attendis à la « gare » le départ de la Jeep pour Matamoulana. Finalement, nous partons vers le début d’après-midi avec environ deux heures de retard habituelles.
Après environ deux ou trois heures de « goudron » sur la Route de l’Espoir en direction de Boutilmit, nous nous arrêtons pour prier la prière de l’après-midi (Salat-ul-‘Asr) sur le bord de la route, nous prosternant directement sur le sable chaud du désert. Il est intéressant de constater que les Mauritaniens accordent une grande importante à la prière rituelle à l’heure. Ainsi, il est d’usage que les taxis collectifs et les minibus s’arrêtent aux heures de prière. A ce moment, tout le monde descend et prie. Dans près de quarante pays visités, c’est le seul pays où j’ai assisté à une telle assiduité collective pour la prière à l’heure, y compris lors de voyages en transport en commun. Après la prière, nous avons continué notre route sur une simple piste de sable jusqu’à destination, pour environ encore deux heures de route. Là, il n’y a que la nature, la Jeep étant la seule intruse au calme et au silence du désert. Le paysage est magnifique et la traversée de villages isolés dans le désert est émouvante.
Finalement, après la tombée de la nuit, le chauffeur m’annonce que nous sommes arrivés à Matamoulana et me demande de descendre. Je suis le seul passager à descendre dans ce village, déjà plongé dans l’obscurité (l’électricité y est rare) et, je n’ai à peine le temps de me demander où je vais bien pouvoir aller qu’un jeune homme vient à moi, me salue précipitamment, s’empare de mon sac et m’invite à le suivre dans une maison voisine. Il m’introduit dans un grand salon vide, où je m’assois au seul, et m’amène des boissons en me laissant tout seul. A cet instant, je n’ai aucune idée où je suis et je ne comprends pas très bien qui sont ces gens qui m’accueillent automatiquement, sans introduction, m’introduisant dans une maison que je connais pas et me laissant seul. J’apprendrai plus tard qu’il s’agit de la maison du Cheikh, à ce moment-là absent pour un voyage, dans laquelle tous les visiteurs sont accueillis et hébergés automatiquement pour le temps de leur visite.
En arrivant à Matamoulana, j’imaginais rencontrer beaucoup d’étudiants musulmans étrangers, et plus spécifiquement, des Européens musulmans durablement installés dans le village. En effet, j’avais entendu auparavant sur internet et en direct (notamment lors de séjours en Angleterre) que plusieurs familles espagnoles y vivaient et que le lieu abritait beaucoup d’étudiants étrangers.
A ma grande surprise, je n’y vis que des Mauritaniens. Quand j’interrogeai certaines personnes à ce sujet, on me répondit qu’il y avait effectivement beaucoup de musulmans européens et américains qui venaient étudier l’islam dans le village à l’époque, et que certains s’y étaient même établis avec leur famille. Cependant, en raison des conditions de vie difficiles, mais aussi de la menace terroriste de Al-Qaïda quelques années plus tôt, ces personnes étaient retournées dans leurs pays peu à peu. On me dit cependant que des visiteurs chinois, désireux d’étudier l’islam, venaient de quitter le village quelques jours plus tôt. Le lendemain, je rencontrai cependant un adolescent saoudien, que j’avais pris plus d’abord pour un Mauritanien.
Il m’expliqua qu’il avait entendu parlé de la Mahdara en Arabie saoudite et que, désireux d’étudier l’islam traditionnel « authentique » et intéressé par le soufisme, il avait décidé de venir y passer quelques mois. Il se disait alors très content de son séjour, expliquant avoir surmonté les difficultés des conditions de vie. Ces dernières étaient en effet difficiles : absence d’internet, électricité très limitée, insectes, chaleur de la journée, calme et isolement constituaient certains challenges pour des personnes habituées à vivre dans d’autres milieux.
Sans téléphone, sans internet, sans télévision et sans charge de travail, la journée me paraissait bien plus longue. Mes hôtes étaient très discrets et me laissaient le plus souvent seul par respect et commodité, me laissant ainsi énormément de temps libre. Mes activités principales étaient donc les prières à la mosquée et les promenades dans le village et dans le désert avoisinant.
A la mosquée principale du village, après les prières de l’aube (Salat-us-Subh) et du coucher du soleil (Salat-ul-Maghreb), les fidèles se réunissaient dans la cour externe pour réciter le Wird de la Tariqa Tidjaniyya. À cela s’ajoutait des lectures régulières du Coran en groupe ainsi que des Qasa’id (poèmes religieux). L’atmosphère était très sereine, dévote et pleine de spiritualité. Elle me rappelait les moments passés à la Zaouïa d’Inzegmir, introduite dans mon article précédent. En fait, mise à part l’adhésion à une confrérie (Tariqa) différente, l’ancrage théologique et religieux était assez similaire : suivi de l’école de jurisprudence malékite, inscription dans le dogme ‘acharite, et approche soufie (Tasawwuf). La Mahdara entre donc également dans le cadre de ce qu’on a proposé de nommer « institutions islamiques traditionnelles », faisant ainsi référence à l’islam traditionaliste ou madhhabi.
Dans ce cadre de l’islam traditionaliste, j’ai eu l’occasion de poser certaines questions au responsable des lieux, à savoir le fils de l’imam chargé de l’accueil des étudiants et de la supervision de l’enseignement théologique en l’absence du Cheikh. Répondant à des questions relatives à la Zakat entre autres, il a formulé des avis situés dans l’héritage classique de l’école malékite, sans contextualisation. Sa posture a ainsi confirmé les éléments introduits dans l’article « Dépasser la critique réformiste et l’apologie traditionaliste – Un regard croisé sur des institutions traditionnelles d’enseignement islamique », dont une partie critiquait la posture de l’islam traditionaliste en matière de jurisprudence et de normes, élaborées dans un contexte très différent de l’époque actuelle.
Ainsi, par exemple, l’avis du professeur, conforme à l’école malékite, stipule que la Zakat-al-maal (aumône prélevée annuellement sur la fortune à caractère obligatoire, dont les bénéficiaires sont notamment explicités dans le verset 60 de la neuvième sourate du Coran, At-Tawba) ne peut être versée qu’aux seuls musulmans et aux personnes « sur le point » de se convertir à l’islam. Pour d’autres argumentations non-traditionalistes certes minoritaires, dont celles qui privilégient une approche directement basée sur le Coran, la Zakat devrait plutôt se distribuer à toute personne dans le besoin, indépendamment de son appartenance religieuse. Sur d’autres points relatifs aux comportements sociaux, le professeur donne sans surprise le même genre de réponses calqué sur la fidélité aux opinions majoritaires de l’école malékite, ce qui pose selon moi quelques problèmes de contextualisation en raison de la différence du monde dans lequel les avis de l’imam Malik ont été formulés et la société contemporaine.
Cependant, cette « critique » est atténue par deux points. Premièrement, mon niveau d’arabe intermédiaire ne me permet pas de saisir la subtilité des argumentations et d’approfondir le sujet avec ces musulmans de Matamoulana, qui traitent de ces questions théologiques dans un arabe littéraire de haut niveau. Deuxièmement, ces derniers évoluent dans leur contexte, dans un village du désert mauritanien et dans un type de société qui contraste fortement avec celui des pays européens occidentaux. Ainsi, on peut aisément comprendre que les avis de l’école malékite puissent être satisfaisants ou adaptés à la gestion de la vie religieuse et communautaire dans ces milieux, dont les habitants sont notamment tous musulmans.
Outre les questions théologiques, c’est surtout les modes d’enseignement et de transmission du savoir religieux qui a motivé mon voyage. Désireux de comprendre les méthodes d’enseignement, j’ai accompagné les étudiants dans leur journée et assisté aux cours, tout en posant des questions aux professeurs et aux étudiants présents. Ces derniers étaient originaires de la Mauritanie, mais aussi de pays voisins tels que le Mali et le Sénégal.
Tout d’abord, je fus surpris par les différences dans l’enseignement par rapport aux écoles coraniques du Maroc et de l’Algérie. À Matamoulana, j’ai trouvé l’enseignement beaucoup plus libre et « sur mesure », selon les besoins et envies des élèves. En tout cas, pour ceux qui ont atteint l’âge adulte. En effet, l’étudiant décide de ce qu’il a besoin d’apprendre, et l’enseignant est disponible pour lui faire suivre le programme. Concrètement, l’étudiant suit un programme basé sur la lecture et la mémorisation d’ouvrages classiques dans les disciplines choisies. Ensuite, il restitue à l’enseignant, en expliquant les différents passages. Il y a aussi des petits groupes d’étudiants assis autour d’un Cheikh, qui explique le passage d’un texte. Ensuite, l’étudiant explique ce qu’il en a compris. Par exemple, j’ai assisté à un cours sur le dogme, relatif à l’unicité de Dieu et à l’explication des attributs divins.
Les discussions se faisaient dans un arabe littéraire impeccable. Le niveau théologique était élevé et l’élocution impressionnante. D’autant plus que la scène se déroulait à même le sol, les étudiants et le Cheikh assis sur le sable, devant une petite maison très modeste. Cette scène montrait le contraste saisissant entre la simplicité et le dénuement matériel d’un côté et la qualité intellectuelle, linguistique et didactique de l’autre. De plus, ces moments sont vécus dans une atmosphère de respect, d’assiduité et de bienveillance, nourrie par une certaine conscience spirituelle.
Ainsi, le nouvel étudiant peut choisir son programme sur mesure ou, en d’autres termes, se nourrir de ce qu’il désire. Toutefois, les enseignants insistent sur la maîtrise de la langue arabe comme prérequis à toute autre connaissance religieuse. Ensuite, l’étudiant peut se concentrer sur le droit musulman (fiqh), sur le dogme (aqida) ou sur le Coran, en fonction de ses besoins. Ce système contraste fortement avec l’enseignement dans les écoles coraniques traditionnelles en Algérie, où la mémorisation du Coran en entier est une condition à l’étude d’autres disciplines.
La Mahdara : plus qu’un lieu physique, il s’agit d’une institution et d’un modèle d’enseignement islamique traditionnel. Les cours ont lieu dans le bâtiment qui figure dans les photos, mais aussi à l’extérieur, près d’un arbre ou contre une maison.
Pour conclure, il me tient à coeur d’insister sur les qualités humaines des personnes que j’ai rencontrées à Matamoulana. Ces dernières ont toujours été respectueuses, bienveillantes et généreuses. Alors que j’étais un parfait inconnu, recommandé par personne, arrivant à l’improviste à la tombée de la nuit, j’ai été accueilli sans aucune suspicion. J’ai été hébergé et nourri gratuitement. J’ai été invité à me déplacer comme je voulais dans le village. J’ai été touché par la fraternité et l’aisance des relations humaines, dans ce cadre naturel et encore peu touché par la globalisation.
A la différence de la capitale Nouakchott où les relations humaines sont souvent ternies par l’intérêt, j’ai connu durant mon bref séjour à Matamoulana des relations désintéressées et sincères, sous le sceau de la fraternité et la spiritualité. Un matin, avant l’aube, je suis descendu attendre dans la ruelle l’arrivée des rares taxis-Jeeps, qui font la navette quotidiennement du village à la capitale. Si on manque leur passage, il faut attendre vingt-quatre heures supplémentaires pour avoir une nouvelle possibilité d’accès à la route…
Par Baptiste Brodard