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Lettre à Michel Onfray sur les relations tumultueuses entre l’Occident et l’Orient (4)/Par Ahmedou Ould Moustapha
Le Calame - L’Eurasie, prochain centre attractif du monde
Les prémices de ces incertitudes sont maintenant très visibles : par ses envolées martiales contre la Russie ainsi que les menaces de protections économiques qu’il brandit devant la Chine, contrairement aux accords commerciaux qu’il a lui-même initiés et signés, l’Occident montre bien qu’il déborde de son lit.
A trop vouloir endiguer le cours de l’histoire, par des sanctions inefficaces et d’abord préjudiciables à ses propres économies, ainsi que des manœuvres d’intimidation qui ressemblent décidément à un trait de caractère, il ne fait que précipiter l’éruption des grandes forces de l’axe eurasiatique longtemps contenues et déjà en marche pour devenir le prochain centre attractif du monde :
en ce moment même, et ce n’est pas nouveau, beaucoup d’entreprises occidentales se délocalisent vers cet axe, attirées par sa vigueur économique, contrairement et au détriment du bloc occidental, elles se comptent en centaines par jour.
Mais l’Occident est comme animé par une forte volonté d’établir des règles fondées sur des principes et valeurs qu’il a lui-même définis et qui doivent absolument s’imposer à tout le monde, sauf à lui lorsqu’il n’y trouve plus son hégémonie. Toutefois, il ne faut pas croire que cette méprise ou ce comportement anachronique se rapporte uniquement aux oppositions commerciales ou politiques du moment. Que non, il vient de très loin !
Et pour bien le comprendre, il faut d’abord préciser une chose : nombreux sont ceux qui pensent en effet que l’Eurasie désigne seulement ou principalement la Russie et la Chine, parce qu’ils l’imaginent en termes d’alliance politique ou stratégique, bien que le culte païen de Mithra, d’origine indo-persan, alors massivement adopté par les romains, fasse référence à une entité plus large, comprenant l’Asie mineure, donc une grande partie de la Russie, ainsi que les autres grands ensembles, le tout étant désigné séparément par le Proche, le Moyen et l’Extrême Orient.
Les relations de cette Eurasie avec l’Occident existaient déjà depuis très longtemps et furent toujours caractérisées par cette nature tumultueuse.
C’est là un point de l’histoire que je ne puis m’empêcher d’aborder à grand trait, parce qu’il traduit les véritables pulsions de l’Occident dans ses rapports, dès le début, à l’Orient.
Il faut donc faire appel à quelques événements historiques en essayant – autant que faire se peut – de regrouper, succinctement, les quatre périodes majeures qui ont marqué ces relations, cela pourrait aider à voir plus claire dans le jeu des nations ou la géopolitique des temps qui courent :
La première période est très ancienne. Son objet était le commerce de la soie, de la Chine à l’Occident, vers le 2ème siècle avant notre ère ; un commerce qui se faisait depuis le nord-est de la Chine, par l’intermédiaire du peuple des Parthes (aujourd’hui iraniens) alors voisin de l’Empire romain qui, lui, avait ouvert les routes jusqu’à la méditerranée, permettant ainsi à ce commerce de se développer par voies maritimes.
Plus tard, au 7ème siècle de notre ère, en envahissant le royaume des Parthes, la Perse intégra ainsi un territoire stratégique qui va lui permettre d’obtenir un statut très important dans le concert des empires et surtout d’acquérir le secret de la production de la soie.
Et une fois tombée à son tour aux mains de la dynastie musulmane des abbassides, ce commerce n’en continua pas moins. Mais suite à la christianisation accélérée de l’Empire romain, l’Occident ouvrira, de la Byzance, un nouvel itinéraire qui passera par le Caucase et la mer Caspienne ; d’où les premières relations commerciales avec cette région. Et quand les routes terrestres se verront coupées au 9ème siècle, les musulmans du Caucase assureront cette voie maritime…
La deuxième période est essentiellement marquée par les croisades déjà évoquées précédemment. Celles-ci étaient prétendument guidées par la volonté de l’Eglise de s’affirmer vigoureusement devant l’Islam en qui elle voyait une forte menace.
Pour ce faire, il lui fallait centraliser son autorité et l’exercer en tant que pouvoir politique sous l’égide du Pape Nicolas 1er. Elle se lança alors à la conquête de Jérusalem pour s’ancrer dans ses lieux d’origine et se déployer au plus près dans son offensive contre l’Islam.
C’est le début de la première croisade dont l’objectif déclaré était de porter secours aux chrétiens d’Orient ‘’menacés par les musulmans’’, la septième et dernière croisade aura lieu en 1248, toujours pour le même prétendu motif.
Mais – faut-il le rappeler ? – ce sont les chrétiens d’Orient qui en seront les premières victimes, et les croisades ne prirent fin qu’en 1291 avec l’expulsion des derniers francs de toute la région qui redeviendra ainsi ce qu’elle fut : une région où vivaient en bon voisinage les musulmans, les juifs et les chrétiens.
Il demeure cependant que, bien avant cette expulsion, les succès alors remportés par les croisés avaient développé en Occident un esprit de conquête qui occulta complètement les terribles atrocités commises par ces derniers.
Peut-être que l’urgence de la lutte contre les musulmans justifiait-elle toutes ces atrocités ? Ou bien la querelle des investitures papales durant cette longue période constituait-elle un enjeu aussi important qu’elle masquât toutes ces horreurs qui ont fait fi au cœur humain et aux paroles d’amour du Christ ?
Quoi qu’il en soit, parallèlement à tout cela, des activités missionnaires furent entreprises en Russie et en direction de la Chine où régnaient encore les Mongols ; mais ces missionnaires n’ont pu enregistrer les mêmes succès que remportèrent les croisés.
Car, sur ce plan, la Russie sera plutôt gagnée par ce que l’Occident catholique appelait alors la secte des orthodoxes de la Byzance et la Chine tombera largement sous l’influence du Bouddhisme…
La troisième période se déroula au 15ème siècle. En 1453 Constantinople (Istanbul) tomba entre les mains des musulmans ; c’est l’époque où l’Espagne se prépara pour reconquérir l’Andalousie.
En 1492 la reprise de Grenade marqua la fin des principautés musulmanes d’Espagne, le catholicisme affirma son identité exclusive sur tout le pays avec l’expulsion des musulmans et des juifs.
A nouveau l’Occident catholique rejette et tente d’effacer violement toute identité qui ne se reconnaît pas en lui, comme il l’a fait avec la civilisation romaine ainsi que l’église orthodoxe en Byzance et, plus tard, avec l’église protestante, ces deux dernières ont, de surcroit, beaucoup souffert de l’intolérance de l’église catholique.
Commence alors l’époque des grandes découvertes se traduisant par l’expansion espagnole dans le nouveau monde et l’occasion d’implanter de nouvelles églises catholiques dans d’autres continents
C’est aussi l’époque où Christophe Colomb découvrît l’Amérique (1492) et où Vasco de Gama échoua sur les côtes des Indes pour s’emparer de Goa en 1510…
Cent ans pus tard, un Collège fut créé à Rome pour former des missionnaires et la propagation de la foi chrétienne. Les premiers missionnaires de ce collège seront envoyés en Chine pour rivaliser avec le Bouddhisme largement majoritaire et aussi avec l’Islam qui commençait à s’y implanter petit à petit, notamment dans la partie nord-ouest où vit aujourd’hui encore une importante communauté musulmane nommée les Ouighours ; mais la parole de ces missionnaires sera vite jugée menaçante, car trop liée au pouvoir politique en Occident…
Toujours est-il que ce vaste mouvement de conquête spirituelle de l’Orient sera très affaibli par l’implosion interne de l’Eglise : Luther (16ème siècle) est excommunié par l’église catholique, suite à quoi naquit la chapelle protestante dont il est le père et qui fera l’objet de l’Edit de Nantes conduisant à une répression meurtrière sous forme d’une guerre de religion contre les protestants qui se voyaient ainsi obligés de prendre massivement les chemins de l’exil. Une curieuse question financière était à l’origine de ce conflit :
Au départ, il s’agissait de reconstruire le dôme de l’église St Pierre, ce qui nécessitait la mobilisation de fonds importants, l’entourage du Pape Léon X inventa donc les indulgences qui se traduisirent par des documents signés par le Pape et vendus aux fidèles qui croyaient s’absoudre ainsi de leurs péchés en achetant ces indulgences.
Seulement, après les travaux de réhabilitation du dôme, ce commerce continua de plus belle, massivement, cette fois-ci non plus pour de bonnes œuvres liées au culte mais pour financer les banquets fastueux du Pape ainsi que d’autres cérémonies mondaines très coûteuses et qui n’avaient rien à voir avec le culte.
C’est de là que le moine allemand, Martin Luther, éleva fortement la voix pour condamner ce commerce qu’il qualifiait de trafic honteux ; et comme son discours était convaincant, ses adeptes devenaient de plus en plus nombreux. Sa protestation prenait alors la forme d’un mouvement qui grandissait vite, d’où son nom de protestantisme et ce violent schisme entre les deux communautés, catholique et protestante, ainsi que les revendications périodiques de quelques autres groupes catholiques réformistes.
Mais les chefs catholiques qui tenaient le pouvoir à Rome finiront par imposer leurs structures et leur vision de la Chrétienneté, en se projetant vers d’autres continents comme indiqué ci-avant.
Soulignons toutefois qu’une une telle expansion territoriale et une telle victoire idéologique sur la dissidence interne n’étaient possibles que sous un fort centralisme politique.
Il se trouve que ces deux succès seront davantage consolidés, plus tard, sous le règne de Louis XIV ou le « roi soleil » qui se fera reconnaître roi de droit divin et dont le pouvoir était marqué par sa puissance et son caractère absolu.
Et parce que son pouvoir était fort, il promulgua un décret de révocation de l’Edit de Nantes, comme quoi le protestantisme était désormais toléré, même si la majorité catholique de l’époque restait toujours opposée à ce mouvement réformiste eu égard au nombre d’années (90, presque un siècle) qu’aura duré une campagne féroce et hostile à son encontre…
C’était au 17ème siècle, où s’ouvrirent des écoles de langues étrangères destinées à former des interprètes. On y étudia les langues orientales dont l’arabe, le chinois et autres.
L’apprentissage de ces langues pouvait donner à penser qu’il s’agissait de se les approprier pour s’ouvrir à d’autres cultures et acquérir une vertu de tolérance et d’égalité humaine supérieure à ce sentiment d’indifférence ou plutôt de suffisance, pour ne pas dire de mépris, duquel l’Occident n’arrive pas encore à se départir et à quoi est toujours réduite sa relation aux autres.
C’est une question de culture : la civilisation occidentale, de par sa nature consumériste et son historicité, a introduit dans la conscience de ses peuples une hiérarchie de valeurs culturelles qui réduit les nations non occidentales au dernier échelon, en sorte que le regard du plus ordinaire des citoyens européens traduit une supposée de supériorité qui signifie que le non occidental est culturellement inférieur…
Même le siècle des lumières (18ème) qui s’en suivit n’y changera rien. Il déclenchera par contre un long processus marqué par plusieurs soubresauts, avant d’aboutir à l’époque napoléonienne qui s’élargira jusqu’au cœur même de la Russie et de marquer l’histoire de manière décisive par la naissance de la révolution industrielle au 19ème siècle…
Là s’achève le projet initial de l’Occident chrétien, né à la fin de l’Empire romain. Car en voulant intégrer le grand Orient, il a méjugé de sa capacité et épuisé son projet d’expansion spirituelle.
Un autre état d’esprit apparaît. Il ne s’agit plus d’imposer une pensée spirituelle, ni d’engager des guerres au nom de la solidarité chrétienne, mais bien au nom des matières premières, c’est-à-dire de l’économie et du capitalisme.
C’est en effet au cours du 19ème et tout au début du 20ème siècle que l’Occident entreprit une autre forme de conquête, politique celle-là, à savoir la colonisation de territoires devenus un champ de batailles entre les différentes nations européennes.
Mais la deuxième guerre mondiale, qui en constitue l’une des conséquences, viendra perturber ce projet et accoucher d’une autre révolution qui va accélérer l’histoire à un rythme mécanique, de l’Afrique à l’Asie : les peuples soumis ou colonisés, dans un brusque élan de libération, se mettent simultanément et farouchement debout pour arracher leurs indépendances.
A partir de là, vint une courte période dite néocoloniale qui faisait beaucoup de mal mais n’avait aucun avenir, puisqu’une nouvelle ère allait se dessiner avec la révolution nassérienne, la glorieuse lutte du peuple algérien, les différents mouvements de libération africains et surtout la défaite cinglante des Etats Unis au Vietnam.
Dès lors, s’opposer aux souverainetés nationales des pays, ou s’immiscer ouvertement dans leurs affaires intérieures, devenait quelque chose d’anachronique. Mais ce n’est pas pour autant que l’Occident allait prendre un peu de distance ou manquer de ressource !
Il offrira alors à ces peuples nouvellement libres la possibilité d’orienter leur destin vers le meilleur ou le pire, tout en laissant place à l’expression de la pensée critique, c’est-à-dire différente et libre. Il jouissait bien de cette culture démocratique incomparable qui l’a conduit à une qualité de vie supérieure, et tous les peuples des autres zones de cette terre la lui enviaient, bien qu’on se disputât, ici ou là, sur l’adaptation ou la forme qu’il convenait de lui donner.
(A suivre)