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07-07-2019

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Iles, poésie et mémoires de l’esclavage au XXIe siècle en Afrique…

Les Traces de l'Info - Nous étions conviés à la clôture des 72 heures du Cercle des Étudiants du département d’histoire (samedi 29/06/2019). Gorée avait été choisie comme LIEU et PRÉTEXTE pour disserter sur sa place dans la construction de la mémoire de l’esclavage.

J’avais la lourde et redoutable charge de "me prononcer"… sur une question centrale pour tout historien – en ce monde qui s’achemine petit-à-petit, mais sûrement vers des replis identitaires porteurs de dangers pour le devenir des générations futures – la problématique de la mémoire à partir d’un "site" singulier, d’un événement "unique" en son genre, mettant en relation des continents, des civilisations et des religions, que tout semblait opposer.

Le marché, tel que nous le connaissons aujourd’hui, était en expansion et les concurrences entre empires occidentaux mettaient en mal des civilisations surprises dans leurs espaces, leur temps et toutes les modalités qui commandaient leur historicité. Elles étaient intégrées dans un autre temps du monde dont les circuits seront défaits non seulement par les avancées technologiques et cartographiques, mais aussi par péjoration climatique.

Pris en tenaille entre Occident et Orient une partie de l’Afrique, celle qui nous intéresse directement… donc la Sénégambie, se retrouve au cœur du commerce triangulaire ou atlantique : Europe, Afrique et Amériques…

Bref les Nègres étaient de la marchandise, matière première sur pieds, traités comme tels avec des lois qui les ravalaient au plus bas de l’échelle humaine. Ils furent déportés sur des îles “vides” et “pleines”… leur mémoire allait donc se construire dans un espace “clôt et ouvert” où la souffrance prédomine sans rompre l’inventivité : la plantation.

Comment donc appréhender, à partir de l’analyse de la poésie, le processus qui va conduire à la mise en mémoire de ce long cheminement, se déclinant comme suit : capture, stockage, traversée, expo-vente, “propriété”… et chaque phase se déroulant en un LIEU…

Écoutons cette prose-poétique d’un peintre Guadeloupéen décrivant lui même un processus qui va conduire aux extraits du poème :

“S’il fallait retenir trois choses de notre rencontre en nos îles-archipels, ce serait l’espace, le temps et l’errance.

ESPACE d’abord, car le lieu d’où tu viens – qui les a vu filant enchaînés en fil- est le lieu d’où sont partis les miens. Projetés vers l’oubli dans des îles violées, ce lieu à la fois ressource et témoin – dans une encre indélébile- inscrivait à jamais notre incertain destin.

TEMPS ensuite, car, très longtemps refoulés, ces temps passés sont temps d’absences. Les temps noirs et blancs comme la page immaculée, des temps de vides et d’aberrances, du manuscrit trop vorace des mots-clefs, pénétrant la porte de l’esprit pour faire sens, ouvrant ainsi les voies d’une nouvelle amitié.

ERRANCE enfin, car la force de tes mots est l’expression et le fruit d’une libre parole, en dérive depuis le continent, dans l’océan indigo, guidant ta plume rompue à la parabole vers nos îles-lettrées aux rythmes des tempos, orchestrés par les hybridations créoles. Leurs charges font la comptabilité de l’ensemble des actes de l’Homme, les plus fous, les plus absurdes, mais aussi les plus riches (…).

Tous induits, nous sommes conduits vers le fossé sans fond de l’occultation de tout ce qui nous aurait construits. Chaque passant que nous sommes, dans notre propre embarcation, faisons usage du temps comme la pirogue dans un long fleuve. En marqueur temporel, nous sommes conduits par le courant dans un cheminement jamais très certain.

Nos traces laissées, nos actes, nos œuvres, bref, toutes nos commissions subissent le lourd verdict que le temps réserve aux choses. Les créations artistiques, l’architecture, la poésie, la musique, la danse, le théâtre, dans leurs larges diversités ponctuent le temps en étant les témoins de notre passage.”

Richard-Viktor SAINSILY CAYOL (“À mon frère Kréyòl”, Preface à Je… Kréyòl, A. Ngaide… l’harmattan 2014, p. 13-14.).

1- Fermeture d’une porte

Gorée,

SAHEL et terres désolées à ton orée

Le monde en connexion

Avait pensé trouver une “solution”

“Porte du non retour ?”

Disqualifiant tout recours et tout détour au large

Accueillant toutes les barges

Remplies de nègres

Puisés parmi la pègre

(…)

Traces, lignes et stigmates

Produisirent un peuple disparate

Histoires connectées dans une mémoire inique

Mêlant continents et “races”…

2- JE… KRÉYÒL : LA MULTIVERSALITÉ

Je suis ce nègre marron

Enfant de cette créolité originelle

Têtue créolité du monde, comme une portée

Il me fallait devenir créole pour dire

Je suis un Homme différent, mais créateur des Caraïbes

Monde de métissages multiples et féconds

Je sue/suis son sang

(…)

J’ai coagulé sang et sperme

Tété aux “laits” de mes différentes maternités… (…)

Mon regard fixe les rivages lointains

Mes larmes sont des rivières où se mélangèrent les sangs

Alimentant le Galion qui suinte des hauteurs de la Matouba

Ma créolité est une rencontre, une ouverture, une memoire…

(…)

J’ai survécu à la vague qui déchire les voiles

Qui fend les coques

Qui disperse la cargaison

Dans le creux des vagues

Je suis la houle

Je suis l’écume

Je suis le vent souffleur de la cale

Souffreur, je suis cette souffrance

Cette cicatrice

(…)

Je suis cet aliéné marron, perché sur les montagnes

L’horizon lointain

Dans les grottes… de froid, de faim et de soif

Raide, tendu, suspendu

Pendu même

L’Est perdu

L’Ouest égaré

(…)

Je suis ce long poème qui ne finit pas

Je me déroule, m’écroule et me relève

Ma tête bien posée, je chante

Un hymne enfoui

Dans les transes du vodou

Quand les Babalawo Cubains interrogent les Orishas

Les Iwa

Les Zémi

Je crie avec le peintre Stan : “Le vaudou n’a pas besoin de vous pour vous faire comprendre ce qu’il a à vous dire.”

Je suis la fumée de l’encens

Qui peuple les Autels…

Je suis un ryhtme, des rythmes

Rytmiques

Sonorités enivrantes

Rumba

Salsa,

Reggae,

Soul,

Jazz,

Zouk,

Biguine,

Je suis couleur café,

J’en ai le blues…

Je suis un tout diffracté

Dans la Voie lactée du monde

Unité-lumière

Flot de couleurs

(…)

Mais comprennent-ils ma créolité?

Celle du monde ?

De Delgrès ?

De LUCILE ?

À Césaire ?

De Maryse Condé ?

De Confiant ?

Pépin?

De Chamoiseau… ?

Á Édouard Glissant ?

Et Franketyèn alors…

Je suis nègre marron

Je maraude

Je suis ce faufilement dans la nuit

Silhouette

Quand le bruit du fouet siffle sur mon dos

Quand les chiens aboient à ma recherche

Hors de l’Habitation

Hors du champ plantationaire

J’ai fui entre les sentiers

Mais les rivages me retiennent…

(…)

Exposé au soleil des îles

J’éclate de rire

J’éclate en sanglots

Je regarde cette cicatrice du monde

Elle est là, témoin…

(…)

Je suis tous ces prénoms vides et pleins

Je n’ai plus de nom

De nation :

Congo

Sénégal

Benin

Wolof

Pulaar

Bambara

Zanzibar

Bizarre

(…)

Je suis cette mémoire longtemps étouffée

Je suis gorgée d’histoire

Tâche sombre

Claire

Translucide

Je suis la mémoire du monde

(…)

Je tourne les pouces aux historiens

Intervertis les dates, brouille les événements

Aux sociologues

Je conteste les hypothèses, simples prothèses

Aux écrivains-explorateurs

Je désosse les romans

Aux poètes naïfs

Je désarticule les vers

Aux essayistes/ethnologues

J’écarte le les intuitions

Aux dramaturges exotiques

J’enivre les personnages

Aux politiciens modernes Je réécris les hymnes nationaux

Aux peintres de mes paysages

Je déchire les toiles

Brise les pinceaux

Mélange les pots

Les renverse.

La peinture coule, dégouline dans un même flot

Multicolore

En croix-lunaire bariolée d’étoiles

Elles s’assèchent sous les rayons éclatants de ma tropicalité

Je suis “multi-ver-sel”?

Créolité ?

(…)

Sur leurs anciens corps

Une trace

Que je remonte à la surface

Mémoire plongée dans sa contemplation

Actes memoriels

Commémorations

Monuments portant leurs ombres

Sur une histoire longtemps tue

Je crie encore : MÉMOIRE

Ossements de mémoire

Ses vertèbres craquent

Ses ligaments s’étirent

Pour unir en une seule chaîne ces îles espoirs du monde, du nouveau monde

À naître à travers mes artères ouvertes…

La “Poétique du monde” s’est forgée ici !

Elle coule

Elle parle,

nous parle…

Interroge,

et s’interroge ?

Elle est dans la lumière du matin

Dans…

Les peaux luisantes…

Couleur d’ébène

Polie par le temps

Le temps de l’histoire

L’histoire du temps

Je les défie toujours

Je les tisse ensemble

Ils s’assemblent

S’accouplent

Se fécondent

Je suis Kréyòl… !;?

… aux mains tendues et ouvertes aux nervures du monde…

3- SE R-OUVRIR SUR LE MONDE

Au château des ducs de Bretagne

Nantes !

Remonte les pentes,

(…)

J’ai traversé, quelques unes de tes rues,

Presque nu.

Pensant aux cales,

En traversant, le petit pont qui enjambe St Félix ton canal,

(…)

Là j’arrive au rivage !

Tout près du Mémorial de l’abolition de l’esclavage…

Nantes !

Ton esprit, d’aujourd’hui, m’enchante et me hante”

Fermons cette longue balade par cette double rencontre : la première imaginaire (à GOREE) et la seconde réelle (dans la ville de Gosier) entre l’artiste indépendantiste et “NOUS”. Joël Nankin a laissé ces mots sur mon catalogue en 2012 :

“Depuis que nous nous sommes quittés à Gorée la lutte continue… la resistance, l’art en est la force”.

(À l’occasion d’une expo : “Figurations Caribéennes”).

Moralité : Une île est un bateau échoué au large, et qui témoigne de la tectonique des plaques. Elle rend donc compte des principes du chevauchement, de l’écoulement, de la bifurcation et de la résilience de cette lave qui s’épanche en poussant son “pic”, devenu solide par refroidissement. Ni rupture, ni continuité : compènètration… qui fait advenir la mémoire géologique.

Tout en surplombant la surface…. elle ne se détache pas de l’écorce, … et ne dépasse le niveau de la mer que pour témoigner de la profondeur de sa racine, en parfaite congruence avec la plaque qu’elle aide à stabiliser.

La Mémoire est une géologie et non une généalogie…

PS : Extraits de A. NGAIDE, JE… KRÉYÒL, Paris, L’Harmattan, 2014 (Poésie).

En hommage à mon maître préféré (mon aîné et dendi, kal) le professeur Ismaila Ciss (modérateur du jour) de l’IFAN dont la thèse en cours de publication porte sur :

“Dynamique atlantique et transformation des sociétés Seereer du Nord-Ouest. De l’ère de la traite à la postcolonie”.

Njoko jaal

Abdarahmane NGAIDE, Enseignât-chercheur au Dpt d’histoire (FLSH/DAKAR).



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