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26-10-2020

16:45

Entre la France et la Turquie, le conflit qui vient?

Huffington Post - Les relations entre la France et la Turquie sont au plus bas depuis la première guerre mondiale. Ce n’est que le début. Le 10 juin 2020, la frégate Courbet intercepte le Cirkin.

Escorté par trois navires de guerre turcs, le cargo est suspecté de transporter des armes vers la Libye en violation de l’embargo en place. Les bâtiments refusent le contrôle; l’un d’eux illumine la frégate à trois reprises avec son radar de conduite de tir.

Le Courbet leur laisse le passage. On est passés prêts de l’affrontement armé. Le 10 août, en réponse à une nouvelle incursion du bâtiment d’exploration minière Oruç Reis dans une zone à mi-chemin entre la Crète et Chypre, les Français envoient deux Rafale sur la base Andreas Papandreou, près de Paphos à Chypre. Pour la première fois, Erdogan recule.

Le 24 octobre, il profère de nouvelles insultes à l’encontre du président Macron, entraînant le rappel de l’ambassadeur français en Turquie. Le sultan ottoman a passé une nouvelle étape: en se mêlant d’affaires intérieures françaises, il n’hésite pas à fomenter le trouble sur le territoire hexagonal, encore traumatisé par les évènements des dernières semaines. Les relations entre la France et la Turquie sont au plus bas depuis la Première Guerre mondiale. Ce n’est que le début.

La propagation des zones de conflit

Depuis octobre 2019, après l’abandon des Kurdes par Donald Trump, l’aventurisme du président Recep Tayyip Erdogan ne connaît plus de limites. Faire l’inventaire des zones de conflit initiées par Ankara ressemble à une liste à la Prévert.

D’abord, il y a la Libye. Erdogan y soutient le GNA de Tripoli, y exporte des mercenaires syriens, des drones chinois, y dispose maintenant de deux bases permanentes à l’ouest du pays, dont celle de al-Watiya où les Turcs sont en train d’assembler un véritable arsenal: F-16, Bayraktar TB-2, drones Anka-S appuyés par un système de défense aérienne MIM 23. Impliquée dans le conflit, la France soutient le général Haftar, inepte dictateur à la tête du LNA. La situation y est bloquée; le pays est de facto dans un état de partition.

Ensuite, il y a la Syrie. Dix mille militaires turcs y sont engagés depuis 2019. Leur objectif est clair: annihiler les YPG afin d’anéantir toute possibilité d’un “homeland” kurde. La France y dispose toujours de forces armées opérant dans le cadre de l’opération Chammal. Il y a l’Irak. Les Turcs y lancent régulièrement des attaques aériennes contre les Peshmergas.

Depuis la fin mars, les deux Rafale-M toujours stationnés sur la BAP Prince-Hassan en Jordanie disposent d’un pod RECO-NG (nacelle de reconnaissance nouvelle génération) permettant une collection d’images plus avancée, officiellement pour la lutte contre Daech, mais aussi certainement pour espionner les mouvements de troupes turques. Ensuite, il y a la méditerranée orientale.

Depuis la signature de l’accord maritime entre le GNA libyen et le gouvernement turc, critiqué par la Grèce, Chypre, Israël et l’Égypte, Erdogan envoie ses navires de prospection, le Oruç Reis et le Barbaros Hayredin (d’après les noms de deux célèbres corsaires ottomans du 16e siècle!), dans les eaux territoriales grecques et chypriotes.

Il y a aussi le chantage aux migrants, illustré par les autobus remplis de Syriens convoyés par la police turque vers la frontière grecque; les blocages systématiques à l’OTAN depuis des mois; et plus loin de l’Europe, la base militaire turque installée récemment au Qatar, avec ses 5000 hommes, à seulement 200 kilomètres des bases françaises de l’IMFEAU à Abou Dhabi.

Et enfin, le Haut-Karabakh, nouvelle source de tensions, en partie en raison de l’importante communauté d’origine arménienne en France.

Et enfin, il y a les récents efforts du président turc pour envenimer les relations sociétales déjà tendues en France.

Ankara et la boîte de Pandore

L’abandon du Moyen-Orient par les États-Unis sous la présidence Trump a ouvert la boîte de Pandore. Depuis 2016, Ankara et Moscou ont décidé de se partager le Moyen-Orient et pourquoi pas, l’Afrique? Alliances, intérêts pétroliers, bases militaires, corruption des gouvernements, mercenaires… Les deux dirigeants des puissances historiquement hostiles avancent rapidement dans leur entreprise de rétablissement des empires russe et ottoman.

La politique extérieure de l’Union européenne étant en état de mort clinique, il subsiste un dernier obstacle, une puissance régionale présente en Afrique de l’ouest, à Djibouti, en Jordanie, aux É.A.U.: la France.

Si les Russes sont plus subtils dans leurs efforts pour éroder l’influence française en Afrique (utilisation de la propagande anti-française sur le web francophone africain par les médias russes…), les Turcs n’y vont pas par quatre chemins.

Animé d’un instinct revanchard, Erdogan ne manque pas une occasion d’évoquer le passé colonial de la France, sa défaite contre l’Allemagne, son hypocrisie dans la crise des migrants, son traitement des musulmans français, etc.

Pour arriver à ses fins, l’homme fort d’Ankara a de nombreuses cartes dans son jeu. Militairement, la Turquie est membre du commandement intégré de l’OTAN. Elle déploie des bases à l’étranger à une vitesse hallucinante: Libye, Qatar, Syrie, Irak, et elle vise aussi la Somalie, voire la Tunisie, etc.

Elle dispose d’avions américains modernes, la base d’Incirlik détient des ogives nucléaires appartenant à l’OTAN, elle possède une industrie de drones en plein essor, de la chair à canon islamiste prête à être envoyée sur tous les fronts, de systèmes de défense russe S-400, et une industrie de propagande et de désinformation sur Internet de plus en plus agressive. Et depuis peu, le président turc se croit investi d’un droit de regard sur les affaires françaises.

Mais Erdogan a deux gros problèmes. Le premier, c’est l’économie. Le PNB ralentit, la balance courante est de plus en déficitaire, les réserves et la monnaie sont en chute libre. Pour arriver à ses fins, le dirigeant turc a besoin de beaucoup d’argent. Sans accès au marché européen, l’économie turque coulerait rapidement.

Pour contrer toutes représailles économiques, Ankara cherche à “contrôler” la communauté turque en Allemagne, en utilisant ses services de renseignement et les “Loups gris”, milices d’extrême droite promptes au désordre civil.

Son deuxième problème, c’est Poutine. Si Erdogan voyait d’un bon œil le partage des zones d’influence, le maître du Kremlin n’a aucune envie de laisser prospérer une nouvelle puissance régionale dans son pied carré, ennemi juré de ses alliés dans la région, Syrie, Iran et Arménie.

Les scénarios possibles L’aventurisme d’Erdogan a des limites. Il n’a pas les moyens de se confronter à Poutine. Il ne dispose pas de la manne énergétique pour financer ses guerres, il est entouré d’un nombre croissant d’ennemis dans la région, et est de plus boudé par ses “alliés” de l’OTAN, il risque une catastrophe économique s’il perd le soutien de l’Allemagne, etc.

Il va continuer à allumer les feux, avec pour but ultime de provoquer des négociations multilatérales, de façon à obtenir les avantages désirés: soutien économique de l’Europe en échange de l’endiguement des flux de migrants, bases militaires aux quatre coins de la Méditerranée et du Proche-Orient, redéfinition des frontières maritimes, élimination des YPG à ses frontières, zones tampons, etc.

S’il se méfie de Poutine, ses attaques contre la France ne vont plus connaître de relâche. La liste des foyers d’explosion continue à s’allonger: la Turquie vient de signer des accords de défense avec le Niger, elle cherche à renforcer ses liens avec de nombreux pays africains, elle anime et transporte des terroristes syriens sur les terrains d’opérations de la région, elle entretient des liens avec de nombreux groupes islamistes dans le Sahel…

Mais surtout, Erdogan va continuer son ingérence dans les affaires intérieures françaises et à mettre de l’huile sur le feu de façon à faire reculer Paris en méditerranée orientale, en Libye, au Sahel.

Confronté au terrorisme inscrit dans la durée, à la poussée islamiste, à une droite revigorée par une population exaspérée, Macron n’a plus le choix. Son adversaire ne comprend que les rapports de force.

Quelles sont les options françaises? Elles sont nombreuses: pressions de l’OTAN, renforcement de la présence navale dans les eaux grecques, surveillance intérieure accrue des actions des Loups gris et des imams turcs, rapprochement de Paris avec Moscou, support aux YPG kurdes, renforcement des bases de Faya-Largeau (Tchad) et Madama (Niger), et établissement d’une BAP à Chypre, à quelques encablures des côtes turques.

Seule une détermination sans failles permettra d’endiguer une menace aux enjeux régionaux et intérieurs.

Par Phénix Romancier, spécialiste de la guerre en Syrie, des YPG et de l'État Islamique, du monde militaire et du renseignement.





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