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Souvenirs de Moustapha Bedreddine/ Par Mohamed Yehdih O. Breideleil ----- III -----
Mohamed Yehdih O. Breideleil - La mobilisation générale et médiatique organisée par le Régime et définissant les adversaires de la guerre d’ « ennemis de la patrie » avait, au départ, contraints le M. N. D. et les Baathistes à faire le dos rond.
N’étaient la justesse de nos analyses objectives et notre conviction que la guerre ne peut mener qu’à une bérézina aux conséquences fâcheuses, nous nous serions beaucoup sentis isolés. Mais en dépit du matraquage médiatique orchestré nuit et jour, nous ne nous sommes jamais sentis en position de faiblesse.
Au contraire, nous nous considérions, jour après jour, dans la voie juste et nous étions persuadés que la situation se terminerait par une catastrophe pour le Régime. Comment ? Nous n’en savions rien. Il y avait plus d’un scénario plausible, et la pire des hypothèses était la plus probable.
Dans la rue, on égrenait, de bouche à oreille, quotidiennement les pertes en vies humaines, parfois avec les noms. A la guerre, c’est bien connu, le lot quotidien c’est la mort et le deuil. Mais dans une guerre civile sans raison et sans perspectives c’est insupportable de verser le sang et les larmes gratuitement.
Après quelques mois, la population a compris que ce qu’on lui laissait entendre n’était pas exact, à savoir qu’il s’agit de montrer nos muscles pour que tout le monde lève le drapeau blanc de la capitulation. On ne sait pas d’où venait cet optimisme dénué de réalisme et qui allait se démentir inévitablement.
L’activité économique commençait à montrer des signes d’essoufflement et le Trésor public commençait à contingenter ses règlements.
Au mois de juin 1976, une colonne armée arrive dans les faubourgs de Nouakchott, en plein jour, et commence à bombarder de ses armes lourdes et légères la capitale, vers 10h du matin, à commencer par la Présidence. Vers 13h, un communiqué officiel rassurant est diffusé par la Radio et affirmant que les assaillants ont été soit anéantis, soit ont pris la fuite. Le démenti ne se fait pas attendre. Le même jour vers 22 heures, le bombardement de Nouakchott recommençait et semblait même redoubler d’intensité.
D’autres communiqués triomphalistes, guère convaincants, furent diffusés les jours suivants. Mais la confiance s’est évaporée. Il y eut, dans les mois suivants, des attaques un peu partout, sans que les ripostes soient salutaires, sur la voie ferrée, attaques qui ne tarirent jamais jusqu’au 10 juillet 1978, en dépit de l’entrée en action des avions français jaguars dont la propagande a si loué l’efficacité, la furtivité, la précision des radars et quantité d’autres qualités qui n’empêchèrent rien sur le territoire, ni attaques contre les villes de l’intérieur du pays, ni contre les positions tactiques des forces armées.
Le 1er mai 1977 est marqué par un mauvais réveil. Il y eut des morts dans la ville de Zouerate, dont deux Français et 10 enlèvements dont six Français. Les choses se corsent pour les Français, serait-on tenté de dire. Pour la Mauritanie, elles l’étaient déjà.
Si le 1er mai 1977 est un grand coup qui réduisait à néant la propagande de la Radio et les prétentions du Régime, il fallait attendre le mois de septembre 1977 pour entendre le grand coup de tonnerre dans un ciel clair. Par une après-midi calme, Nouakchott fut bombardé par les armes lourdes à partir, précisément, du lieu où il fut soumis au pilonnage en juin 1976. Vers 17h, les obus ont commencé à pleuvoir sur les différents quartiers de la ville, le siège de la Présidence le premier. Personne n’en revenait. Il devenait évident que le pays était au fond d’une impasse de manière irrémédiable.
Dans le camp des officiels on n’osait plus se regarder. Dans le camp des anti-guerres on se regardait en exprimant le sentiment que la situation était plus grave qu’on ne le pensait. Deux colonnes lourdement armées traversant, sans encombre, tout le territoire national, sur deux années successives, sans rencontrer de résistance et sans être détectées, ni signalées, jusqu’à Tavragh-Zeïna et jusqu’à la porte cochère de la Présidence, c’est la preuve formelle de l’échec et de l’incapacité.
Décidément, la guerre a été mal engagée et les conditions de la victoire n’ont jamais été lucidement perçues.
C’est au cours de ce mois de septembre que les militaires prirent contact avec les Baathistes pour leur annoncer la nécessité et l’urgence de travailler au changement à la tête de l’Etat, avant que celui-ci ne s’écroule et que le pays ne bascule dans l’anarchie. Les Baathistes prirent, à leur tour, l’initiative d’informer le M. N. D. de cette nouvelle perspective qui, sans être idéale, s’impose comme une sortie du tunnel de la guerre.
La coordination entre les deux mouvements était suivie et comportait plus d’un tuyau, dans une période de menace sur eux. Les deux mouvements étaient considérés par le Régime comme une « 5ème colonne », mais Moktar O. Daddah ne voulait à aucun prix ajouter à ses ennuis extérieurs, en ouvrant un front intérieur qui, dans un contexte aussi défavorable pour lui, n’aura pour résultat qu’élever au rang de « héros » les adversaires d’une guerre de plus en plus impopulaire.
Au cours des mois suivants, la situation à continué à se détériorer sur le plan militaire, sur le plan économique et social et sur le plan des finances de l’Etat. Sur le plan politique, un courant d’opinion de plus en plus défavorable à la guerre se développait et s’amplifiait, réduisant du coup l’isolement des Baathistes et du M. N. D. Des contacts se nouaient et c’est de plus en plus le Régime qui s’isolait sans en prendre la mesure.
La présence des troupes marocaines dans le nord du pays, évaluées à 12.000 hommes, ne changea rien au rapport de force réel, sur le terrain, et n’apporta aucun réconfort aux populations.
A la fin de l’année 1977, un nouveau degré de détérioration de la situation du pays est franchi. Dans les officines étrangères, on envisage de mettre fin à l’existence de l’Etat mauritaniens. Informé ou associé, Senghor réclame une part, la Mauritanie du Sud, dans une interview à « Jeune Afrique ». Quel Etat va absorber la Mauritanie ? Ce n’est tout de même pas la Thaïlande. A quelle puissance tutélaire Senghor adresse-t-il sa jérémiade ? On a de la peine à croire qu’il s’agit du Japon.
Le changement intervint donc le 10 juillet 1978 et surprit tout le monde, les citoyens, les chancelleries et naturellement les officiels, mais il fut un soulagement pour tout le pays, y compris, semble-t-il, le gouvernement lui-même, acculé, démoralisé, ne sachant plus où il pouvait espérer un secours à une situation désespérée.
Le Trésor public était à sec et on usait d’acrobaties peu orthodoxes pour payer les salaires et traitements des fonctionnaires et agents de l’Etat, en prélevant dans la trésorerie des Sociétés d’Etat. On n’espérait rien pour les salaires de juillet 1978 et les appels de détresse auprès des pays du Golfe ont été superbement ignorés.
Les nouvelles autorités les ont payés grâce à un appui accordé d’urgence par la Libye qui s’était échauffée pour le nouveau changement croyant à une révolution, pendant qu’il ne s’agissait que d’une simple action de salut national, sans la moindre prétention révolutionnaire, socialiste, encore moins nationaliste arabe. Ahmed O. Wafi et Mahjoub O. Boyé qui ont rencontré Ghadafi immédiatement après le changement, au cours de longues joutes oratoires pendant deux ou trois jours, de jour et de nuit, en ont peut-être un peu rajouté, forçant la note et retrouvant leurs accents et leurs relents d’antan lorsqu’ils appartenaient au Mouvement des Nationalistes Arabes (MNA). Leur préoccupation première et dernière était d’amener le guide Libyen à délier les cordons de sa bourse.
La cohorte politique impliquée dans le changement comptait surtout des notables conservateurs peu portés vers la Révolution, mais rejetant fermement une aventure guerrière dévastatrice et sans motif acceptable. Les mouvements progressistes qui se sont engagés pour tout ce qui pouvait arrêter la guerre fratricide, mais avec une grande appréhension pour la suite, n’aspiraient aucunement à appliquer leurs idées dans un pays aussi arriéré, aussi peu préparé à des changements sociaux qualitatifs. C’était, principalement, l’analyse du M. N. D. et subsidiairement, celle des Baathistes. Ces derniers pour toutes les questions essentielles, surtout celles du pouvoir, recouraient d’abord à leur bréviaire sacré, le fameux livré de Michel Aflaq, « Fi Sabil Al Baath », pour éviter de tomber dans une hérésie. Or, Michel Aflaq dit explicitement ceci : « C’est une vision hérétique et superficielle que de désigner les réformes partielles que réalisent certaines contrées arabes comme une « Révolution » ou « Changements révolutionnaires »car il n’y a de Révolution véritable que dans le cadre de la Nation arabe entière ».
Ce mystique incomparable de l’idée politique pure n’est nullement porté vers le pouvoir d’Etat, s’il n’y a pas une Révolution totale au niveau de toute la Nation arabe. Il considère que le pouvoir corrompt et qu’il vaut mieux infiniment être au fond d’un cachot __ ce qui approfondit la conscience politique __ que d’être au pouvoir. Etre au pouvoir dans une Région, c’est-à-dire un Etat arabe, se traduit immanquablement par la dérive, néfaste entre toutes, que les militants du Parti les plus compétents et les plus conscients soient accaparés par des tâches d’Etat insolubles et que la Révolution soit oubliée. L’objectif fondamental est que les Arabes retrouvent leur dignité perdue et qu’ils participent au même titre que les autres nations à l’aventure humaine moderne pour le progrès. Or, ils ne retrouveront leur dignité et leurs capacités créatrices, dit-il, que dans le cadre de leur unité nationale.
La participation au changement du 10 juillet 1978 était un simple devoir national pour la survie de la population locale, sans la moindre intention ou perspective révolutionnaire, tant et si bien que le Commandement national inter-arabe du Parti Baath, lui-même, n’en a pas été informé et a appris la nouvelle comme tout le monde, le 10 juillet.
L’Irak, dirigé par une section du Baath, soutenait le point de vue du Maroc, sous prétexte qu’il ne voulait pas multiplier les Etats arabes et aggraver la division des Arabes. C’est une vision que les Baathistes locaux n’ont jamais comprise, même s’ils ont observés parfois le silence là-dessus. Compter sur l’unionisme du Maroc, lui qui n’a jamais dit un seul mot positif sur les Arabes et préfère infiniment être le Porto Rico de l’Union européenne que le leader d’une union arabe maghrébine était excessif. La tendance du Parti qui voulait rectifier cette dérive a subi, malheureusement, une purge terrible en juillet 1979.
Après les secousses qui ébranlèrent le pouvoir du 10 juillet dix mois après son avènement, le M. N. D. et les Baathistes furent désignés, comme durant la guerre 1975 – 78, « ennemis publics ». Par décision prise en Conseil des Ministres six de leurs dirigeants __ trois de chaque mouvement __ devaient être arrêtés. C’est le MND qui apprit le premier la nouvelle et en informa, sans délais, les Baathistes. Réaction immédiate : entrer dans la clandestinité. Les dirigeants du MND recherchés comprenaient, naturellement, Mohamed El Moustapha. Quelques jours après, ils nous informèrent, par les canaux de coordination existants, qu’ils ont décidé d’aller au Sénégal et nous conseillèrent de les y rejoindre, pour disposer d’un minimum de liberté d’action et de possibilités de concertation approfondie afin de définir une ligne de conduite convenable face au contexte politique nouveau. Par prudence, les Baathistes préférèrent garder leurs terriers en Mauritanie, pour quelques semaines, pour deux d’entre eux et décidèrent d’envoyer le 3e en Guinée où il sera sûrement plus en sécurité que sous la menace d’une dénonciation à Senghor, un membre éminent de l’Alliance Maroc – Sénégal – France, hostile au changement du 10 juillet, à la Mauritanie en tant que telle et à tous les mouvements qui pourraient sentir le progrès (cf 1977, 1981 et 1990, à titre d’exemple).
Cependant, de nouveaux développements inattendus intervinrent en Mauritanie et le danger que nous courions __ à la vérité extrême __ se trouva divisé par deux ou trois. Alors, Memed O. Ahmed et moi rejoignîmes nos amis du MND au Sénégal, en prenant, pour le principe, des précautions aussi sévères que si nous courions un danger de mort. Là-bas, nous vécumes dans la même maison avec Mohamed El Moustapha, Moussa Fall et Mohamedou-Nagi.
Nous avons reçu la visite, sans les accueillir dans notre demeure, de certaines personnalités qui ont tenu à faire le voyage pour nous exprimer leur solidarité. C’était le cas notamment, de l’ancien ministre de l’Intérieur Jiddou O. Salek, l’homme au courage légendaire et Ahmed-Baba O. Ahmed Miské, l’ancien secrétaire Général du Parti de la Nahda, qui a tant lutté pour que la Mauritanie soit indépendante.
Un jour, il s’avèra nécessaire de nous scinder en deux groupes. Le premier groupe constitué de Mohamed El Moustapha, Moussa Fall et moi devait entreprendre un voyage, quant à Mohamedou-Nagi et Memed ils devaient rester là où nous étions, en attendant plus amples assurances.
Après une demi-journée de voyage par voiture, nous descendîmes, Mohamed El Moustapha, Moussa Fall et moi en pleine brousse, par une après-midi ensoleillé à l’excès __ nous étions au mois de juillet. Après quelques kilomètres d’une marche hésitante, nous n’étions pas sûrs que nous allions dans la bonne direction et nous étions fort alourdis par nos bagages que nous portions à la main, mais nous devions découvrir rapidement qu’il était plus commode de les porter sur la tête, nous nous sommes engagés dans une vaste clairière sans arbres et sans obstacles où nous ignorions qui nous observait au loin. Et cela n’était pas de notre goût.
A un certain moment, Mohamed El Moustapha fit une remarque de bon sens : que cette marche sur un front horizontal de trois personnes est suspecte, que nous devions changer la géométrie de notre marche, adapter notre comportement à la mentalité ambiante et à la psycho-sociologie du Sénégal : l’un de nous, dit-il, doit jouer le rôle de Haïdara __ chérif __ et les deux autres celui de talibés, marchant derrière leur Haïdara. Il proposa que je sois ce saint chérif. Peut-être que certains critères militaient pour ce choix. J’ai retenu personnellement, seul avec deux, la part de l’hommage intelligent et discret et la complaisance amicale, avant la part d’humour.
Mohamed El Moustapha et Moussa prirent le rôle ingrat de talibés me délestèrent de mes bagages qu’ils ajoutèrent à la charge qu’ils portaient déjà avec peine. J’ai échangé du même coup mon turban noir contre le turban blanc de l’un d’eux, plus adapté à mon nouveau rang. L’habit fait souvent le moine, contrairement à ce qu’on dit. La marche reprit à la file indienne, mes amis exagérèrent la distance qui nous sépare pour mettre en exergue l’humilité et le respect qu’ils vouent à leur Haïdara. La marche était de plus en plus pénible pour mes amis, entrecoupée d’arrêts pour changer la position d’une valise ou de main pour en tenir une autre.
Après une distance d’environ 5 km, mais qui nous parut deux ou trois fois plus longue, nous aperçûmes un hameau de trois ou quatre cases. Nous comprîmes que c’est peut-être la berge du fleuve que nous cherchions. Nous avions maintenant surtout besoin d’un lieu isolé et calme pour nous reposer et laisser à la nuit, cette complice éternelle des fuyards, des évadés, des poursuivis, des terrorisés, des hors-la-loi, des criminels, le temps de tomber, pour que nous puissions traverser le cours d’eau, sous l’aile de l’obscurité.
A suivre...