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Huile et farine de poisson : quand l’Europe affame l’Afrique de l’Ouest
Jeune Afrique - Greenpeace Afrique dénonce les entreprises et les grandes enseignes européennes qui pillent les eaux poissonneuses d’Afrique de l’Ouest pour nourrir les saumons d’élevage ou améliorer le taux en protéines de la nourriture pour chiens et chats.
Généralement soucieux de développement durable et de commerce équitable, les consommateurs européens le savent-ils ? Lorsqu’ils achètent de la truite, du saumon, du porc, et même des aliments qui viendront nourrir leur animal domestique, il existe une forte probabilité qu’ils contribuent, malgré eux, à l’insécurité alimentaire en Afrique de l’Ouest, en privant les populations locales d’une de leurs ressources les plus précieuses : le poisson.
De nombreuses enseignes célèbres sont concernées : en France (Carrefour, Auchan, Leclerc, Système U, Monoprix, Groupe Casino), en Allemagne (Aldi Süd, Lidl, Kaufland, Rewe, Metro AG, Edeka), en Espagne (Lidl Espana) ou encore au Royaume-Uni (Tesco, Lidl, Aldi)…
Les ONG tirent le signal d’alarme
En cause, la production exponentielle – destinée principalement aux marchés européen et asiatique – de l’huile et de la farine de poisson, au risque d’assécher les côtes ouest-africaines. Dans un rapport qui vient d’être publié (Nourrir le monstre. Comment les industries européennes de l’aquaculture et de l’alimentation animale volent la nourriture des communautés d’Afrique de l’Ouest), les ONG Greenpeace et Changing Markets tirent le signal d’alarme.
« Priver des millions d’habitants d’Afrique de l’Ouest de la source de protéines la plus fondamentale afin de nourrir les animaux ou de produire des compléments alimentaires, des cosmétiques et des produits alimentaires pour animaux de compagnie est une pratique honteuse et un mépris flagrant des lois locales et internationales », s’indigne le Dr Ibrahima Cissé, responsable de campagne à Greenpeace Afrique. Il s’en explique à JA.
Jeune Afrique : Votre organisation est mobilisée sur les enjeux liés à la surpêche. Quels sont les principaux enseignements contenus dans ce rapport ?
Dr Ibrahima Cissé : Il s’inscrit dans une campagne de plaidoyers menée de longue date par Greenpeace pour dénoncer les manquements constatés dans le secteur de la pêche. C’est la troisième année consécutive que nous publions un rapport sur cette question, mais un phénomène est venu s’ajouter à la situation qui fait de la sous-région une sorte de no man’s land des océans, car c’est une zone très productive qui attire énormément de bateaux et qui est exposée à une activité de pêche illicite très intense.
Cette surexploitation des ressources halieutiques se répercute sur les populations qui vivent de la pêche, provoquant des problèmes d’emploi et d’insécurité alimentaire. L’essor pris par l’industrie de la farine et de l’huile de poisson est donc, en quelque sorte, la goutte d’eau qui fait déborder le vase.
Les usines qui transforment ces produits utilisent en effet des poissons destinés à l’alimentation des populations locales pour en faire un produit destiné aux poissons élevés en aquaculture en Europe ou en Asie, mais aussi au bétail, à la volaille, aux animaux de compagnie. Et, plus marginalement, à l’industrie pharmaceutique.
Pourquoi l’huile et la farine de poisson sont-elles utilisées pour nourrir d’autres animaux, du porc au saumon ?
D’un côté, on extrait les lipides pour obtenir de l’huile. De l’autre, on assèche l’animal pour en faire de la farine. Ce sont des ingrédients nutritifs très riches. L’huile, par exemple, est riche en oméga 3. Généralement, il faut compter quatre à cinq kilos de poissons frais pour obtenir un kilo de farine et de l’huile.
Cette dernière est notamment utilisée pour fabriquer les gélules d’oméga 3 ou pour divers produits issus de l’industrie pharmaceutique. Quant à la farine, elle est utilisée traditionnellement dans l’aquaculture, mais aussi pour nourrir la volaille et le bétail, car elle est très protéinée.
Depuis quand cette industrie constitue-t-elle une menace pour les populations ouest-africaines ?
Auparavant, l’huile et la farine étaient extraites des déchets des poissons pêchés, dont les filets étaient réservés à l’alimentation. Or, depuis une dizaine d’années, on utilise le poisson frais pour les produire.
Les usines spécialisées dans cette activité sont passées de quelques unités à une cinquantaine au Sénégal, une quarantaine en Mauritanie. Et au lieu de travailler à partir des déchets, comme auparavant, elles s’approvisionnent désormais en poissons frais.
Elles ciblent en particulier la sardinelle et le bonga qui sont les plus accessibles aux populations. Les femmes de la sous-région ont l’habitude de les transformer en les salant et en les séchant pour produire du poisson fumé.
La farine est majoritairement exportée vers l’Asie, et l’huile vers l’Europe. Les femmes transformatrices sont privées de travail, car elles ne peuvent pas concurrencer ces usines. Un demi-million de tonnes de poissons sont aujourd’hui transformés en farine et en huile destinées à l’exportation alors que les populations, de leur côté, souffrent d’un problème d’accès à la nourriture. Au lieu de penser à l’alimentation des humains, on privilégie l’alimentation d’animaux d’élevage hors d’Afrique.
Quels sont les principaux pays qui alimentent ce commerce dérivé de la pêche ?
La Chine est un gros importateur de farine de poisson. Les pays de l’Union européenne importent beaucoup d’huile de poisson, à travers un réseau opaque sur lequel nous avons enquêté pendant environ dix-huit mois. Le fruit de cette investigation est présenté dans ce rapport.