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02-08-2022

11:45

Au Maroc, la promesse de l’école d’ingénieurs Centrale Casablanca de former les élites africaines

Le Monde - Reportage – « Alliances françaises » (2/6). Plusieurs grandes écoles françaises se sont installées dans le royaume chérifien, « hub » de l’enseignement supérieur en Afrique. Parmi elles, Centrale Casablanca se donne comme objectif de devenir « la première école de référence d’ingénieurs à l’horizon 2025 » sur le continent africain.

C’est jour de fête à l’école Centrale de Casablanca. Dans ce bâtiment de verre à l’architecture design, situé à Bouskoura en périphérie de la capitale économique du Maroc, les étudiants et leurs familles affluent en nombre pour participer à la cérémonie de remise des diplômes qui clôt l’année scolaire en cette fin mai.

Accueillis sous les projecteurs et les crépitements des appareils photos, les 150 lauréats, vêtus d’une toge noire et d’une coiffe, sont les stars du jour. Pour l’événement, l’école n’a pas lésiné sur les moyens : écrans géants, cocktails, invités VIP, parmi lesquels le ministre marocain de l’industrie et du commerce, Ryad Mezzour, et le délégué général du Groupe des écoles Centrale, Gérard Creuzet.

C’est dire si l’établissement est un enjeu stratégique pour le Maroc, comme pour le groupe français d’écoles d’ingénieurs.

Sur l’estrade, les lauréats défilent pour venir chercher le précieux sésame. Issus des promotions 2020 et 2021 (les 3e et 4e depuis l’ouverture de l’école en 2015), ils sont désormais « corporate business developer », « data scientist », « consultant supply chain », « fondateur de start-up ». Certains sont tout de même ingénieurs.

« Vous avez eu un parcours exemplaire, vous êtes passés par le meilleur du système éducatif. (…) Vous appartenez à une élite ! » Au micro, Ghita Lahlou ne tarit pas d’éloges sur ces néo-centraliens, originaires d’une dizaine de pays africains, futurs ambassadeurs d’une marque qui s’est donné comme ambition d’être « la première école de référence d’ingénieurs sur le continent à l’horizon 2025, et pas la deuxième ! », proclame la directrice de Centrale Casablanca devant un public marocain, mais aussi béninois, sénégalais ou burkinabé.

En ce jour de cérémonie, Ange Dolores, originaire de Côte d’Ivoire, mesure le chemin parcouru depuis ses années de classes préparatoires à Yamoussoukro. « Ces trois ans d’école m’ont ouverte sur le monde », salue la femme de 24 ans. Aujourd’hui cadre dans une banque marocaine, elle voit dans ce campus délocalisé l’intérêt de bénéficier d’« échanges avec des écoles en France et des universités du monde entier ». L’ex-étudiante pourrait aussi évoquer les opportunités offertes par un diplôme reconnu à la fois par le Maroc et par la France.

Augustin Akakpo, Guinéen de 21 ans, espère en tirer parti pour mener à bien son projet d’énergie verte dans son pays. « Ce double diplôme me permettra peut-être d’acquérir une première expérience professionnelle en France, songe-t-il. Et, pourquoi pas, de trouver aussi des partenaires internationaux pour investir dans les centrales solaires en Guinée. »

ALEXIS GRASSET

Sur ce continent en plein essor – qui comptera 18,5 millions d’étudiants en plus d’ici à 2035, selon les prévisions du cabinet de conseil Paxter – Centrale Casablanca n’est pas la seule école à vouloir conquérir des parts de marché. Dans le sillage d’accords signés en 2013 par le président François Hollande et le roi Mohammed VI, plusieurs implantations d’établissements français ont vu le jour au Maroc, qui apparaît comme un « hub » en Afrique pour la formation universitaire francophone.

Quatre écoles d’ingénieurs françaises sont présentes dans le royaume – Eigsi, INSA, l’école nationale supérieure des mines, Centrale –, ainsi que trois écoles de commerce : Essec, EM Lyon et Toulouse Business School.

A son tour, l’école des arts et métiers prévoit d’ouvrir un campus à Rabat en 2024. Toutes affichent l’ambition de participer à la formation des élites africaines en exportant leur savoir-faire pédagogique.

« Pour moi, c’était soit cette école, soit je restais au pays » – William, étudiant à Centrale, originaire du Burkina Faso

A Centrale Casablanca, un « concours Afrique », propre à l’école, a été créé en parallèle du concours national marocain, pour capter les meilleurs élèves du continent. « Nous recrutons dans quatre pays, au Sénégal, en Côte d’Ivoire, au Bénin et au Burkina Faso, et prévoyons d’élargir notre recrutement au Togo, au Gabon et au Cameroun », rapporte Adnane Boukamel, directeur adjoint de l’école, qui confirme l’appétit grandissant des écoles pour former les élites africaines : « Si, au début, nous étions quasiment les seuls à recruter dans ces pays, en quelques années, l’offre a été démultipliée. »

Pour se démarquer de la concurrence, il fallait aussi lever les obstacles financiers. Les frais de scolarité de l’école s’élèvent à 50 000 dirhams par an (4 800 euros), quand le revenu moyen par habitant au Maroc ne dépasse pas 300 euros par mois, et même moins dans les autres pays africains où l’école recrute. Si certains élèves reçoivent une bourse de leur pays d’origine, d’autres bénéficient d’une exonération totale ou partielle (50 %) de ces frais. Un dispositif toutefois limité aux trois premiers semestres du cursus.

« Rencontre entre deux ambitions »

Sans cette exonération, William (prénom d’emprunt), qui a souhaité garder l’anonymat, étudiant originaire du Burkina Faso, n’aurait pas pu prétendre à Centrale Casablanca. Issu d’un milieu modeste, il n’aurait pas non plus envisagé des études en France. « Le coût de la vie y est trop élevé, dit-il. Au Burkina, Centrale est connue pour ses facilités financières. Pour moi, c’était soit cette école, soit je restais au pays. »

« Notre objectif est d’avoir une école qui soit le “hub” sur chaque continent » – Gérard Creuzet, délégué général du Groupe des écoles Centrale

Ce « campus africain », Ghita Lahlou, elle-même diplômée de Centrale Paris, le présente comme le fruit d’une « rencontre entre deux ambitions ». D’un côté, celle du groupe des écoles Centrale, soucieuse de renforcer sa dimension internationale et de rayonner dans les classements mondiaux.

Après Pékin en 2005, Hyderabad (Inde) en 2014, Centrale Casablanca est venue compléter son réseau. « Notre objectif est d’avoir une école qui soit le hub sur chaque continent. Nous travaillons actuellement à l’ouverture d’un campus en Amérique du Sud. Pour l’Afrique, c’est Casablanca », confirme Gérard Creuzet.

Pour lui, le choix du royaume chérifien comme tête de pont vers le continent africain s’imposait, du fait des liens étroits entre les deux pays, les « très bonnes classes prépas » au Maroc et la tradition de formation des élites marocaines dans l’Hexagone. « Le plus gros contingent d’étudiants internationaux en France, ce sont les Marocains », rappelle-t-il.

Vers une économie de la connaissance

De l’autre côté, il y avait l’ambition du Maroc de fournir les cadres nécessaires à son accélération industrielle, tout en évitant la fuite des jeunes talents à l’étranger. La création de l’école s’inscrit dans son pacte national pour l’émergence industrielle (2009-2015). Elle fait partie de ces projets lancés dans les années 2010 avec des partenaires internationaux pour diversifier ses modèles d’enseignement supérieur, et évoluer vers une économie de la connaissance, à l’heure où les parcs industriels fleurissaient sur son territoire et où s’implantaient de grandes multinationales comme Safran, Boeing ou Renault.

La construction de Centrale Casablanca, l’Etat marocain l’a financée à 100 %. Il l’a dotée d’un statut d’établissement d’enseignement supérieur à caractère public, et prend en charge près de la moitié de son budget de fonctionnement.

L’enjeu ne s’arrête pas là pour le Maroc. La formation des élites africaines est aussi stratégique pour son « soft power » en Afrique, où le royaume entend se positionner comme puissance régionale et pôle émergent de l’enseignement supérieur francophone. A Centrale, le critère de 30 % d’étudiants originaires d’Afrique subsaharienne est inscrit dans le cahier des charges que le Maroc a fixé à l’école française.

Dans un pays doté d’écoles d’ingénieurs de bon niveau, publiques et privées, et pour partie inspirées du modèle français, Centrale Casablanca se targue d’avoir été la première école d’ingénieurs généralistes.

C’était le « maillon manquant » de la formation des ingénieurs au Maroc, selon M. Boukamel, « et c’est le modèle qu’on a importé ici ». Le directeur adjoint de l’école en veut pour preuve la création, « spécialement » pour Centrale, de la filière généraliste d’ingénieurs par un décret du ministère marocain de l’enseignement supérieur à l’ouverture de l’établissement, en 2015. « Les écoles marocaines répartissent les étudiants par filière dès le début du cursus. Chez nous, ils intègrent un tronc commun et peuvent commencer, à mi-parcours, à colorer leur profil par des options. »

« Culture générale » et « réflexion critique »

En outre, « les compétences tirées des sciences humaines et sociales, qu’on appelle les “soft skills”, sont peu approfondies dans les formations d’ingénieurs au Maroc », souligne la sociologue Linda Gardelle, qui coordonne un projet de recherche international sur les formations d’ingénieurs au Maghreb. Elle parle des compétences en communication, en management, de la capacité à prendre en compte toutes les dimensions d’un projet.

« Plus on monte dans la hiérarchie des écoles, poursuit-elle, plus la formation met l’accent sur la culture générale et la réflexion critique pour former des cadres de haut niveau qui sauront prendre des décisions sur des projets à fort impact. Centrale est l’une des écoles reconnues pour cela. »

Aurélie Collas

(Casablanca, correspondance)





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