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Sektou Mohamed Vall : « Le projet de loi Karama ne présente aucune problématique d’incompatibilité avec la Chari’a »
Le Calame - Madame Sektou Mohamed Vall est la présidente de l’ONG AMANE, organisation dotée du statut spécial consultatif de l’ECOSOC depuis 2021.
Le Calame : Le projet de loi sur le « genre » rejeté deux fois par le Parlement suscite un vif débat. Son prochain examen par l’Assemblée nationale n’a pas manqué de susciter une espèce de surenchère. Qui ne veut pas ce texte ? Que lui reproche-t-on exactement ?
Mme Sektou Mohamed Vall : Tout d’abord, permettez-moi de vous présenter le contexte dans lequel s’inscrit cette nouvelle proposition de loi. Les violences faites aux femmes et aux filles ont atteint un niveau sans précédent dans notre pays.
Le manque d’encadrement juridique est la cause de cette évolution exponentielle qui frappe toutes les couches sociales. Sans être exhaustives, les statistiques du Centre « Al-Wafa » de l’ONG AMSME illustrent l’ampleur du phénomène : entre 2002et 2022 (vingt ans donc) : 3605 cas ; entre 2020 et 2022 (deux ans seulement) : 1032 cas.
Ainsi, nous sommes aujourd’hui dans un moment décisif qui déterminera si nous voulons mettre tous ensemble fin à ce désordre et à l’impunité systématique de ses auteurs. On est en droit de se demander quelles sont les raisons justifiant l’impunité systématique des cas de violences faites aux femmes. L’État a réalisé dernièrement des avancées considérables en matière des droits de l’Homme : ce projet de loi s’inscrit logiquement dans cette dynamique.
Intitulé « Projet de loi (PL) Karama relative à la lutte contre les violences à l’égard des femmes et des filles », le texte vient remplacer un PL précédent, à savoir le « Projet de loi relatif aux violences basées sur le genre ». C’est celui-ci qui avait été rejeté par le Parlement en 2017 parce qu’il présentait un nombre important d’anomalies dont l’incompatibilité avec les préceptes de la Chari’a, source du Droit mauritanien.
Mais le PL Karama en est totalement distinct et ne présente donc aucune problématique d’incompatibilité avec la Chari’a. Toute cette psychose autour de ce nouveau texte émane de la confusion avec celui de 2017.
- Les détracteurs du texte affirment qu’il est contraire aux préceptes de l’islam. Qu’en pensez-vous?
- Le PL Karama dispose dans son article premier qu’il est fort des valeurs et objectifs de l’islam visant à protéger le caractère sacré de la famille, à préserver la dignité de la femme et de la fille. Il reconnaît aussi être inspiré des principes institutionnels et des conventions internationales pertinentes.
Quant aux critiques, vous pouvez constater par vous-même qu’ils n’invoquent que le contenu de l’ancien PL. ils ne font référence à aucun moment aux dispositions du PL Karama et cette lacune met en lumière leur manque de connaissance de celui-ci.
L’autre anomalie est que ces opposants ne contestent pas un ou plusieurs articles qu’ils jugeraient à tort ou à raison incompatibles avec la Chari’a mais ils refusent l’idée même d’une loi censée protéger l’intégrité physique et morale des femmes et des filles. Comme prétexte, ils invoquent toujours des évidences que personne ne conteste, à savoir notre attachement aux valeurs de notre religion et à sa Constitution, la Chari’a.
Pour répondre plus simplement encore à votre question, nous pouvons dire sereinement que toutes ces critiques sont sans fondement car elles traitent d’un texte obsolète. D’ailleurs, la version finale du PL Karama n'est pas sortie à ce jour. Elle est encore soumise à la révision du Haut Conseil de la Fatwa et des recours gracieux pour y introduire les observations issues de l’atelier national de sensibilisation sur le PL Karama, organisé récemment par le ministère de la Justice.
- Le nouveau texte a été élaboré en concertations avec les ONG que vous êtes. Pourquoi y tenez-vous tant ? Qu’apporterait-il aux femmes ?
-Nous avons effectivement participé à l’atelier de validation qui a réuni tous les acteurs concernés : divers ministères dont les Affaires islamiques, la Justice, le MASEF, le Commissariat aux droits de l’Homme, le Haut Conseil de la Fatwa, les imams, les faqihs, la CNDH, le MNP, l’ONDFF et la Société civile.
Encore faudrait-il préciser que ce texte ne concerne pas tous les droits des femmes et des filles. Il serait juste une réponse aux seuls besoins de protection juridique contre les agressions dont elles sont régulièrement victimes : injures et insultes, coups, enlèvements, viols, meurtre, mariage de mineures, MGF...
Vous n’êtes pas sans savoir que les tribunaux sont débordés par les cas de violences faites aux femmes. Les réseaux sociaux sont également envahis par leurs cris d’indignations et de colère. Les sit-in et manifestations se multiplient, réclamant que justice soit rendue aux victimes, conformément aux dispositions de la Constitution de 1991 qui garantit l’égalité devant la loi entre tous les citoyens sans discrimination aucune.
Le problème en Mauritanie est que devant certains cas de violences faites aux femmes et aux filles, le juge est confronté à un vide juridique, une zone de non-droit où les concepts ne sont pas définis, sans normes applicables.
Le magistrat a donc une large liberté pour rendre sa décision selon son humeur et, comme il s’agit le plus souvent d’hommes qui n’ont jamais pris au sérieux la problématique de la violence, l’impunité des auteurs perdure, entraînant récidive et encouragement d’une marée montante de nouveaux criminels. D’où la nécessité d’adopter une loi spécifique capable de protéger les femmes et les filles des agressions.
Le PL Karama répond à ces exigences avec des peines stipulées dans ses 55 articles ordinairement tirées du Code pénal et donc de la Chari’a. Le projet comporte six chapitres : chapitre I : dispositions générales; Chapitre II : prévention, détection, stratégie nationale, suivi des personnes condamnées; chapitre III : protection des victimes, traitement médical, assistance aux victimes, protection des données personnelles et des témoins, femmes et filles handicapées, centres d’accueil et d’hébergement; chapitre IV : sanctions avec quatorze articles sur le viol, l’inceste, le harcèlement sexuel, les MGF, les séquestration et enlèvement, les coups et blessures volontaires, la non- dénonciation, les injures, insultes et diffamations, l’imposition de relations sexuelles impudiques, les chantages et menaces, la privation d’héritage et de l’exercice des droits (art. 35); le mariage des enfants, la non-inscription à l’état-civil et autres délits complémentaires; Chapitres V : procédures ; chapitre VI : dispositions finales. Au cours d’une lecture publique (projection), le PL a été analysé, article par article, et annoté d’observations destinées à en corriger les lacunes.
- Pouvez-vous nous dire en quelques lignes, les obligations internationales de la Mauritanie en matière de droits des femmes?
-L’État mauritanien est partie prenante de plusieurs instruments internationaux relatifs aux droits de l’Homme dont beaucoup contiennent des dispositions pour protéger les femmes. Il est vrai que notre gouvernement émet toujours des réserves sur des dispositions qu’il juge anti-Chari’a; c’est notamment le cas de la Convention Internationale pour l’Elimination de toutes les Formes de Discriminations à l’Egard des femmes (CEDAW). Mais en ce qui concerne le PL Karama, même la version soumise à la révision ne présentait aucun article incompatible avec la Chari’a.
Propos recueillis par Dalay Lam