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Bios Diallo, Nos chemins Césaire
Traversees-Mauritanides - La Chaire des littératures et des arts africains de l’Académie du royaume du Maroc, à Rabat, organisait les 6 et 7 juillet 2023 un colloque international intitulé Considérations sur l’esthétique africaine : de l’écriture à la scène et de l’image au design.
À cette occasion, le Camerounais Eugène Ébodé, administrateur de la chaire et organisateur de l’événement, a réuni écrivains, poètes, slameurs et artistes d’une forte diversité. Tous ont livré leurs regards sur un monde qui s’interroge de plus en plus sur sa communauté de destin.
Parmi les contributeurs à cette « diplomatie culturelle », le Mauritanien Bios Diallo, journaliste, écrivain et par ailleurs directeur des rencontres littéraires Traversées Mauritanides, en Mauritanie. Nous reproduisons ici son intervention, axée sur sa rencontre avec Aimé Césaire, poète, ancien maire de Fort-de France et un des fondateurs du mouvement de la négritude.
Nos chemins Césaire
Au bout du petit matin, l’Académie royale ouvre ses jardins avec ce colloque autour des Considérations sur l’esthétique africaine : de l’écriture à la scène et de l’image au design[1]. Nous voilà invités à «habiller » nos pensées, rapprocher nos peuples aux multiples identités - du Maroc à l’Égypte, en passant par la Mauritanie, la France, la Guinée, la Côte d’Ivoire, le Cameroun, le Sénégal, le Mali, le Bénin, le Congo et Haïti.
Depuis cette tribune de Rabat, l’enfant de Sélibaby (sud de la Mauritanie), va vous parler d’une rencontre avec un homme qui continue de marquer sa relation au monde. Cet homme s’appelle Aimé Césaire, poète et un des théoriciens du mouvement de la négritude lancé au quartier Latin de Paris dans les années 1930.
Quand Césaire me reçoit à son bureau à Fort-de-France, en Martinique, le 28 novembre 2002, j’entre simplement dans l’acte de signature d’une attente vieille de plusieurs décennies. Car j’ai connu, côtoyé, l’auteur d’Une tempête[2] dans tous mes parcours. Un honneur donc d’être là pour lui rendre hommage. Et, de quoi vous dire, en souriant : Aimez ses airs !
Étouffer les racines d’un sol abreuvé d’injustices ne prive pas de respiration. Notre homme du jour disait : «On a beau peindre blanc le pied de l’arbre, l’écorce en dessous crie ! » Quand j’entends des poètes, artistes et slameurs déclamer et entrer dans les miasmes des textes de Césaire, je frémis à chaque évocation d’un mot, d’une virgule sur un silence. Le silence des opprimés, c’est ce que combattit toujours Césaire avec sa plume.
Quand je le découvre, alors élève au lycée de Sélibaby, mon frêle corps d’adolescent était en plein conflit du fait de ma couleur kamite. Révélations me seront faites à la suite d’un banal incident entre éleveurs et agriculteurs à la frontière avec le Sénégal, pays voisin.
La Mauritanie multiethnique sombre alors dans les extrêmes. La communauté noire en paiera un bien lourd tribut : arrestations, exécutions extrajudiciaires et expulsions vers le Mali et le Sénégal, nations limitrophes. D’aucuns s’exilent vers d’autres cieux : France, Canada, États-Unis, Côte d’Ivoire, et j’en rencontrerai en Guyane, au Suriname et dans la forêt amazonienne, où ils exercent dans l’enseignement et la santé.
Pendant les journées folles, de ces « événements » d’avril 1989, des compatriotes blancs (Maures) subiront différents drames dans des contrées où ils se trouvaient. Il ne s’agit pas de faire une hiérarchie de peines : toute goutte de sang versée est impardonnable à la valeur humaine. Mon premier recueil de poésie, je l’intitulerai Les Pleurs de l’Arc-en-ciel[3], puisque c’est la Mauritanie entière qui a été blessée dans son socle, son unité.
Pour l’élève que j’étais, le traumatisme fut profond. Ce qui réoriente mes lectures vers des auteurs traitant de sujets similaires à la situation de mon pays. Je lisais tout ce qui me tombait entre les mains des écrivains sud-africains André Brink, Peter Abrahams, maghrébins Mohamed Khaïr-Eddine, Rachid Boudjedra…
Mais le plus fort déclic viendra d’un texte de Césaire tiré du Cahier d’un retour au pays natal[4], au détour d’un sujet sur la Négritude. J’apprends sa proximité avec le président Léopold Sédar Senghor, à ma rive gauche. Je quitte la «poésie hivernale» du voisin pour l’île volcanique avec Discours sur le colonialisme[5], Moi, laminaire[6], Cadastre[7]…
Je ne suis pas le seul à être tombé sous le charme de cette écriture au bistouri. Tenez, André Breton ! Grand intellectuel, et l’un des fondateurs du mouvement surréaliste français, dépité par ce qui se passait en France et en route pour les Etats-Unis, le voilà qui s’arrête à la Martinique. Dans une librairie de Fort-de-France, il découvre en vitrine la revue Tropiques aminée par Césaire, son épouse Suzanne et René Ménil.
L’auteur du Manifeste du Surréalisme[8] demande à consulter. Et c’est le coup de foudre littéraire : « Je n’en crus pas mes yeux, écrit Breton dans Martinique charmeuse de serpents[9]. Ce qui était dit là, c’était ce qu’il fallait dire […] Toutes ces ombres grimaçantes se déchiraient, se dispersaient ; tous ces mensonges, toutes ces dérisions tombaient en loques ». Il parlait de l’île, du règne de Vichy, de la colonisation et de la canne qui saigne.
André Breton poursuit : « Ainsi la voix de l’homme n’était en rien brisée, couverte, elle se redressait ici comme l’épi même de la lumière ». Et, la chute bien élogieuse : « Aimé Césaire, c’était le nom de celui qui parlait. […] Et c’est un Noir qui manie la langue française comme il n’est pas aujourd’hui un Blanc pour la manier » !
Pour nous mettre au plus près des faits, Césaire a opté pour la poésie, l’essai et le théâtre. Quand le premier genre nous tombe dessus en rafales de mots et d’images, les seconds, eux, épousent les contours du récit immédiat : Toussaint Louverture[10] (sur Haïti où, dit-il, « la Négritude s’est mise pour la première fois debout»), Une saison au Congo[11] (sur Patrice Lumumba, héros de l’indépendance congolaise lâchement assassiné), Discours sur le colonialisme[12] et La Tragédie du roi Christophe[13] (sur l’ignominie de la colonisation).
Penser, c’est regarder le monde dans ses matérialités. Césaire y habitera, pour construire sa pensée, jusqu’au néologisme qui rendra son écriture élitiste, difficile d’accès pour beaucoup. Il s’agit pourtant, pour lui, d’une simple exploration des humains et de la nature.
Et quand on le dit pamphlétaire, il répond : « Le qualificatif m’a toujours fait rire ! Moi, j’écris naturellement, sur ce que j’observe et ressens. » Il refuse le « fraternalisme », voire le paternalisme. Il le prouve au Parti communiste français en 1956, ne craignant aucunement de se mettre à dos les masses inféodées. Par les mots, il rétorque aux maux affligés à sa race de tous les continents.
Sans effusion de sang, ses mots saignent dans les consciences. Sa Lettre à Maurice Thorez[14], alors tout-puissant secrétaire général du PCF, est une réplique des plus cinglantes à ceux qui croyaient les peuples colonisés incapables de se départir du marxisme et du communisme.
Lui, « la bouche des malheurs qui n’ont point de bouche », dit pourquoi il se sentait désormais à l’étroit dans cette famille politique. Comme le dit l’Égyptien Naguib Mahfouz, Prix Nobel de littérature : « Tout flacon n’est-il pas coloré par ce qu’il contient ? » Chiche : « Ce que je veux, écrit Césaire dans sa missive, c’est que marxisme et communisme soient mis au service des peuples noirs, et non les peuples noirs au service du marxisme et du communisme. Que la doctrine et le mouvement soient faits pour les hommes, non les hommes pour la doctrine ou pour le mouvement. »
Par son engagement, Césaire a défendu des causes étouffées. Sous le principe, selon l’auteur de Et les chiens se taisaient[15], qu’« un homme qui crie n’est pas un ours qui danse ».
À ces exemples illustres, je pourrais ajouter d’autres. Mais l’argument est déjà suffisant, quand en Guyane je poussai l’audace jusqu’à lui demander audience. Je ne m’étais jamais retrouvé si près de l’arbre. Pour ne rater ce rendez-vous avec l’Histoire, je sollicite les amis avec moi à Cayenne : Suzy Landau, promotrice des cultures africaines en Martinique, Adams Kwaté, journaliste sénégalais établi à Fort-de-France, France Zobda, signare dans Les Caprices d’un fleuve[16] et directrice du festival Cinémazonia, pour lequel j’étais là, Jocelyne Béroard du groupe Zouk Kassav, Christiane Taubira alors députée de la Guyane, et Euzhan Palcy, réalisatrice du film Aimé Césaire, une voix pour l’histoire. Ils acquiescent à l’idée mais préviennent que Césaire ne reçoit plus beaucoup. Surtout… pas des journalistes ! Comment vendre ma visite ?
Dans la nuit, j’ai ressassé ses paroles sur la négritude. Alors, au bout du petit matin, je prends mon souffle, appelle son secrétariat et me présente en ces termes : «… Je suis un jeune poète. Je suis Nègre et je viens de la Mauritanie pour saluer Monsieur Césaire. » Dans le silence qui suit, je sens mon interlocutrice chercher ma Mauritanie sur sa carte. Alors, je vole à son secours : « La Mauritanie, en Afrique, est à côté du Sénégal de son ami Senghor. Mais nous, nous vivons avec des Blancs, et je vous jure que ce n’est pas facile. »
Le message transmis, on me rappela pour la bonne nouvelle : « Césaire peut vous recevoir ce 28 novembre. » Waaw, je vais voir le fils de la montagne Pelée ! « Césaire a fécondé la langue française, disait Tshitenge Lubabu, avec qui j’ai travaillé sur le livre Césaire et nous[17]. Il a mis dans cette langue sa semence de Nègre et d’insulaire révolté pour nourrir sa poésie flamboyante, virile et rebelle. »
Symbolique, le jour de ma rencontre avec le Nègre créole[18]. Et pour cause. Le 28 novembre, de cette année 2002, mon pays, la Mauritanie, fêtait sa quarante-deuxième année d’indépendance. La veille, c’est au quartier Le Lamentin que Suzy Landau m’a offert le gîte et le couvert. C’est de là, du haut de la colline, que j’ai observé la ville, ses cours d’eau et paysages où le sang des Nègres marrons s’était confondu aux sèves de la canne à sucre.
À l’époque, pas un grand usage des téléphones portables pour les photos, mais avec mon appareil Canon j’avais de quoi immortaliser l’instant. Avec l’autorisation de son assistante Joëlle, je m’étais placé sur le balcon pour prendre le chantre depuis sa voiture !
Orgueilleusement, j’ai intitulé l’entrevue : Quand petit Nègre rencontre Grand Nègre[19]. Avec grand sourire, Césaire m’enlace et dit : «Vous êtes de la Mauritanie, c’est bien ça?
Oui, et un bras de fleuve nous sépare de votre ami Senghor.
- À ce qu’il semble, les Nègres comme vous ne jouissent pas de toute la liberté qu’ils voudraient ? […] Voilà une révélation pour moi ! Je n’avais de la Mauritanie qu’une vision enfantine. C’est, pour moi, le sable, le désert ; ce sont des cavaliers, des hommes en toge… C’est cette vision naïve que j’ai gardée de ce pays…»
Il avoue que Senghor ne lui a jamais parlé de la question raciale en Mauritanie. Allez savoir pourquoi ! Nous évoquons ses écrits et engagements. Je bois ses paroles. Je ne lis plus des livres, mais écoute une voix, observe des gestes.
Je le titille sur deux questions : « La Martinique ne deviendra jamais indépendante […] Ç’aurait été tout de même beau, pour vous, de devenir président, à l’image de Senghor, d’Houphouët…
- Ah non, ah non ! Je ne souhaitais pas, et ne souhaite toujours pas être président de quoi que ce soit ! Je n’ai aucune ambition de cet ordre. J’ai été professeur, ce dont je me suis acquitté avec fierté. On est venu me solliciter pour devenir maire. Ce que j’ai accepté. […] Après la seconde grande guerre, en Martinique mais surtout en France, on considérait qu’un intellectuel n’avait plus le droit de rester sous sa tente, mais devait participer au combat politique.
- Que répondez-vous à ceux qui s’attaquent à vous par le biais de la créolité ?
- Cela me laisse froid ! Je n’ai même pas polémiqué. Quant à la “créolité”, ce n’est pour moi qu’un département de la négritude. S’il n’y a pas de Nègre premier, il n’y a pas de Créole second. […] Créole, étymologiquement, c’est un mot espagnol désignant l’indigène né dans le pays antillais. Ainsi, il y a eu des Blancs créoles et des Nègres créoles.
Et moi je suis un Nègre créole, sans aucun complexe ! C’est pourquoi, au moment où nous avons créé notre mouvement de lutte littéraire, pour que ma couleur ressorte à travers ce que nous voulions j’ai trouvé le mot négritude. Pour ne plus admettre qu’on crache sur notre couleur. »
Voilà, ma part de Césaire bue à la source. Nous avons passé ensemble de très beaux moments, comme le montrent ces photos. Nous élevions de temps à autre le cou pour regarder à travers la fenêtre le restaurant Le Teranga, tenu par une Sénégalaise, comme s’il y apercevait son ami Senghor décédé il y a un an juste ! « Il arrive que la dame m’apporte des plats, que je savoure comme si je me trouvais au Sénégal », dit-il en observant la paume de sa main droite.
Vous l’aurez compris : Césaire a été, pour l’enfant de Sélibaby, une icône inspirante. Et à l’écoute des différentes communications, ses écrits comme ses pensées continuent à nous féconder, nous inspirer. Car, malgré la virulence, sa lucidité face aux faits permet à l’œuvre d’advenir.
Et j’ai envie de parler pour lui, à ses admirateurs :
ma langue / est vie / de haies / d’histoires / de bosquets / elle scie les perches / quand gicle la haine / rien ne bitume mon corps, quand elle est là / j’ai foi en ma langue / qui saigne / [Et] depuis les monts, j’appelle / le hêtre à redresser[20]
Césaire, ce hêtre sur tous les monts ! Terminons par cet acte de celui qui a fait de ses mots des Armes miraculeuses[21]. En 1990, dans une chemise en manches courtes, Césaire au milieu d’une foule compacte est allé saluer Nelson Mandela, fraîchement sorti de prison et président de l’Afrique du Sud, au Parvis des droits de l’homme du Trocadéro, à Paris !
Bien sûr que le leader de l’African National Congress (ANC) et lui se verront plus tard. Puisque Césaire, par son infinie liberté et dans une langue qui est lumière et couleur, a lutté contre l’esclavage, la colonisation et l’apartheid. Aimé Césaire, ses écrits lui survivront. Je vous redis : Aimez ses airs. Nos chemins !
Bios Diallo, écrivain – Mauritanie
In Francophonie du monde N°14 novembre-décembre 2023
[1] Colloque Chaire des Littératures et des Arts Africains à l’Académie du Royaume du Maroc les 6 et 7 juillet 2023
[2] Une tempête, Paris, Le Seuil, 1969
[3] Les Pleurs de l’Arc-en-ciel, Paris, Harmattan, 2002
[4] Cahier d’un retour au pays natal, Paris, Présence Africaine, 1956
[5] Discours sur le colonialisme, Paris, Présence Africaine, 1955
[6] Moi, laminaire, Paris, Le Seuil, 1982
[7] Cadastre, Paris, Le Seuil 1961
[8] Manifeste du Surréalisme, Paris, Gallimard, 1924
[9] Martinique charmeuse de serpents, Paris, 10/18, 1948
[10] Toussaint Louverture, Paris, Le Club du livre français, 1960
[11] Une saison au Congo, Pais, Le Seuil, 1966
[12] Discours sur le colonialisme, Paris, Présence Africaine, 1955
[13] La Tragédie du roi Christophe, Paris, Présence Africaine, 1970
[14] Lettre à Maurice Thorez, Paris, Présence Africaine, 1956
[15] Et les chiens se taisaient, Paris, Présence Africaine, 1956
[16] Les Caprices d’un fleuve, très beau film de Bernard Giraudeau tourné en Casamance, au Sénégal
[17] Césaire et Nous, Une rencontre entre l'Afrique et les Amériques au XXIe siècle, Paris, Cauris éditions, 2004
[18] Le jour où j’ai vu le Nègre créole In Césaire et nous, Cauris Editions, 2004
[19] Quand petit Nègre rencontre Grand Nègre, entretien In La Revue de l'intelligent, N°I Juin-juillet-août 2003
[20] Bios Diallo In La Saigne, Le Manteau & la Lyre Obsidiane, 2021, p35 & 28
[21] Les Armes miraculeuses, Paris, Gallimard, 1946