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Souveraineté et renouveau au cœur du Sahel : surmonter les désillusions passées
Mansour LY -- Depuis plus d’une décennie, le Sahel est devenu un terrain d’affrontement géopolitique où se mêlent des défis sécuritaires, économiques et politiques d'une intensité sans précédent.
Bien que cette région stratégique ait été le théâtre d'interventions extérieures, telles que les opérations françaises Serval et Barkhane, ainsi que d'initiatives africaines comme le G5 Sahel, les résultats de ces efforts ont souvent laissé place à une désillusion croissante. Malgré les interventions visant à lutter contre le terrorisme, les fractures structurelles qui minent la stabilité de la région persistent.
Avec une superficie combinée de plus de 2,7 millions de km², le territoire des membres de l’AES est l’un des plus vastes et difficiles à sécuriser au monde. Cette immensité, couplée à une faible densité de population et à des infrastructures limitées, rend la coordination des forces de sécurité complexe.
La zone des trois frontières, au carrefour du Mali, du Niger et du Burkina Faso, est particulièrement vulnérable. Cette région, théâtre d’une violence persistante, est marquée par des rivalités intercommunautaires exacerbées par la marginalisation économique et sociale.
Les groupes djihadistes comme l’État islamique dans le Grand Sahara (EIGS) et le Groupe de soutien à l’islam et aux musulmans (GSIM) exploitent ces tensions pour asseoir leur emprise. En l'absence d'un État fort, ces organisations offrent souvent des services de base et jouent sur les frustrations locales pour renforcer leur ancrage
Dans ce contexte troublé, une nouvelle initiative émerge : l’Alliance des États du Sahel (AES), formée par le Mali, le Niger et le Burkina Faso. Ce partenariat, né de la charte de Liptako-Gourma, marque une rupture significative avec les modèles de coopération régionale traditionnels, en mettant l'accent sur la souveraineté et l'autonomie des États sahéliens.
L'AES a récemment décidé de créer une force militaire intégrée de 5 000 hommes, visant à répondre de manière autonome aux défis sécuritaires qui frappent la zone des trois frontières, une région particulièrement touchée par les menaces djihadistes.
La lutte contre le terrorisme au Sahel a d’abord reposé sur des partenariats internationaux fortement dominés par la France. L’opération Serval, lancée en 2013, avait été saluée pour son succès précoce dans la lutte contre les groupes djihadistes menaçant Bamako.
Cependant, cet optimisme initial a vite été assombri par une série de défis. L’opération Barkhane, censée consolider ces acquis, a échoué à endiguer la montée de l’insécurité, mettant en lumière son inadaptation aux réalités sahéliennes.
Cet échec peut être attribué à plusieurs facteurs. D’une part, les stratégies militaires mises en place ont souvent ignoré les dynamiques locales, négligeant la marginalisation socio-économique, les rivalités intercommunautaires et l'incapacité des États sahéliens à garantir un minimum de gouvernance. D’autre part, un sentiment croissant de méfiance à l’égard des acteurs extérieurs s’est développé.
Ces derniers sont vus comme des puissances poursuivant des agendas opaques, alimentant une rhétorique de rejet non seulement envers la France, mais aussi envers des institutions comme la CEDEAO, perçue comme défendant des intérêts étrangers au détriment des populations locales.
C’est dans cette atmosphère de rejet des schémas hérités que la charte de Liptako-Gourma a émergé. Acte fondateur de l’AES, elle a été conçue en réponse à l’isolement diplomatique imposé par la CEDEAO, particulièrement après les récents putschs militaires au Mali, au Niger et au Burkina Faso. Ce document marque un tournant : les trois pays souhaitent reprendre en main leur sécurité, rompre avec des solutions imposées par des puissances étrangères.
La charte de Liptako-Gourma représente plus qu’une initiative militaire ; elle traduit une aspiration à réinventer l’architecture sécuritaire régionale. Les membres de l’AES visent à se recentrer sur des priorités locales, rejetant les solutions exogènes jugées inefficaces.
Ce projet incarne une quête de souverainisme, souhaitant se libérer de tutelles postcoloniales et de dépendances structurelles découlant de décennies de coopération asymétrique.
Cependant, cette ambition, bien que séduisante, doit faire face à des contraintes majeures. Les pays membres de l’AES, déjà isolés diplomatiquement, manquent de ressources financières et logistiques. La mise en place d’une force militaire unifiée, aussi symbolique qu’elle soit, risque de s’avérer insuffisante face à la complexité des opérations dans la zone des trois frontières.
Ces groupes djihadistes ont démontré une capacité exceptionnelle à s'adapter, exploitant les divisions sociales, l’absence d'État dans certaines zones rurales et les conflits intercommunautaires.
Un exemple marquant est la capacité des insurgés à mobiliser des réseaux informels pour le renseignement et le ravitaillement. Ils profitent aussi de l’absence de solutions alternatives pour offrir des formes rudimentaires de gouvernance dans des zones désertées par l’État, renforçant ainsi leur ancrage local.
Même le Togo, qui affiche une certaine bienveillance envers l’AES, reste prudent face à une initiative qui pourrait exacerber les divisions régionales. Ce climat de méfiance, s’il persiste, pourrait entraver toute tentative de réponse collective, pourtant indispensable pour relever les défis sécuritaires au Sahel.
Avec ces nouvelles dynamiques, l’AES illustre à la fois une rupture historique et un pari risqué. Si cette alliance incarne un espoir de souveraineté et d’émancipation pour des populations longtemps marginalisées, elle soulève également des interrogations sur sa capacité à réussir là où des coalitions internationales et régionales ont échoué.
Le défi pour l’AES, et plus largement pour l’Afrique, sera de trouver un équilibre entre l’affirmation de cette souveraineté et la nécessité d’une coopération inclusive, afin d’éviter que ce sursaut ne se transforme en isolement.
Dr Mansour LY