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Lois Mauritaniennes favorisant les inégalités Par Mohamed Sidi Abderrahmane BRAHIM, Avocat
Mohamed Sidi Abderrahmane -- Les Nations Unies incitent les pays du monde à améliorer les conditions de vie de leurs citoyens en réduisant les inégalités sociales. Le premier Objectif de Développement Durable est que l'humanité puisse éliminer la pauvreté avant 2030.
Les résultats des pays du monde dans la réalisation des ODD différent, certains obtiennent des résultats satisfaisants, d'autres des notes moyennes, tandis que d’autres échouent.
Dans cet article j’essaie de refléter les résultats de la Mauritanie dans la réduction des inégalités, comparés aux notes des pays limitrophes, sur la base de deux baromètres (I), avant d’attirer l’attention sur une tendance législative qui favorise les disparités sociales (II) et de conclure par le rang avancé du pays sur un indice qui suscite l’inquiétude (III).
I. Résultats de la Mauritanie dans la réduction des inégalités
Selon l’Indice de Développement Humain du PNUD , version 2023, la République Islamique de Mauritanie est classée 158ème sur 191 pays . Quant au rapport de l’Indice d’Engagement pour la Réduction des Inégalités , la Mauritanie est classée 142ème sur un total de 161 pays . Cette mauvaise position de la Mauritanie sur l’ERI est imputable au fait que 10 % des plus riches détiennent 40 % des revenus du pays.
Après plus de 60 ans d’indépendance et malgré ses ressources naturelles, la Mauritanie demeure l'un des Pays les Moins Avancés du monde. Elle est inscrite sur la liste des pays pauvres, qui comprend le cinquième (1/5) des États membres des Nations Unies .
Les voisins de la Mauritanie sont globalement mieux classés : L'Algérie et le Maroc sont considérés parmi les pays émergents d’Afrique qui ne font pas partie des PMA et le Sénégal se prépare à quitter le quartier des misérables . Même le Mali, qui est en situation nettement plus difficile est, quand même, classé 129ème sur l’indice de Réduction des Inégalités 2024 (en avance de 12 positions par rapport à la Mauritanie).
Malgré ses ressources naturelles relativement abondantes, sa position géographique stratégique et l’apaisement social qui y règne, la pauvreté bat son plein en Mauritanie et les autorités n'ont pas œuvré pour réduire l'écart entre les niveaux de vie des citoyens. Au contraire, les écarts se creusent de plus en plus.
Le nombre des pauvres augmente tandis que la richesse d’une minorité de citoyens s'accroît. Selon des données récentes publiées par le Système des Nations Unies, le taux de pauvreté multidimensionnelle en Mauritanie est passé à 58,4 % en 2019.
Le nombre de pauvres mauritaniens a augmenté, en quatre ans, d'un demi-million de personnes, et a ainsi atteint 2,7 millions (en 2019), alors qu’il ne dépassait pas 2,2 millions d’habitants en 2015 . La Banque mondiale, a actualisé le seuil de pauvreté en 2022 : le pauvre étant la personne dont le revenu journalier est inférieur à 2,15 dollars (environ 860 Anciens Ouguiyas par jour, soit 25 800 Anciens Ouguiyas par mois).
Pour comprendre l'ampleur de la pauvreté dans le pays, il y a lieu de prendre en considération que le taux d'emploi ne dépasse pas 36,64 % et que les revenus de certains travailleurs ne leur permettent pas de subvenir aux besoins essentiels. Le Salaire Minimum Interprofessionnel Garanti (SMIG) est de quarante et un mille cinq cent trente-neuf Anciens Ouguiya (41.539 MRO) après son augmentation par décret de 2022 .
La plupart des observateurs de la situation en Mauritanie constatent que les pratiques de corruption sont en expansion. La grande corruption, qui est celle qui se pratique au niveau du pouvoir, constitue l’une des causes principales de l’élargissement des disparités sociales.
II. L’incitation législative des disparités sociales en Mauritanie
Les lois doivent avoir pour effet la réduction des disparités sociales. Cependant il y a lieu de de citer certaines exceptions vérifiables. Certains textes ont instauré des dispositions inéquitables ou contraires à l’intérêt général qui ont favorisé les disparités sociales. L’influence de certains acteurs économiques a, semble-t-il, permis de dérouter le système de l’état et de commander des lois qui servent des intérêts privés au détriment de l'intérêt général.
Le gouvernement a, en fait, approuvé des projets de lois qui ont été votés par le pouvoir législatif, promulgués par le Président de la République et publiés au Journal officiel et sont devenus ainsi des règles que, nul n’est censé ignorer car ils incarnent l’expression suprême de la volonté du peuple auxquels les citoyens sont tenus de se soumettre .
Nous citons ici des dispositions de trois codes qui ont pour effet d’accroître la richesse des fortunés et d’augmenter le nombre des pauvres, tout en rappelant les dispositions antérieures qui étaient, plutôt, équitables.
Nous abordons tout d’abord le favoritisme dans de la législation fiscale (1), l’approbation inconstitutionnelle des accords de l’État avec les entreprises (2) et la lésion des clients des banques à travers la loi (3).
1. Favoritisme dans la législation fiscale mauritanienne
L'impôt est l’une des sources principales des moyens financiers de l'État. La plupart des pays du monde appliquent un impôt progressif en fonction du revenu. Plus le revenu est élevé, plus l'impôt augmente, jusqu'à ce que l'État devienne associé, ou presque, des redevables fiscaux d’un certain niveau de revenu. Nous évoquons à titre d’illustration les dispositions relatives à l’impôt sur le revenu dans un pays développé, considéré comme modèle de civisme, avant d’évoquer l’imposition des revenus dans les pays voisins, avec lesquels nous avons l’habitude de nous comparer.
En France, l'État impose un taux de 11 % sur les revenus supérieurs à 11 295 euros, et le taux passe à 30 % sur les revenus égaux ou supérieurs à 28 798 euros, et progresse à 41 % pour ceux dont les revenus sont égaux ou supérieurs à plus de 82 342 euros, et un impôt de 45 % est imposé à toute personne dont le revenu dépasse 177 106 euros (environ 72 millions d'anciens ouguiyas).
Quant aux pays voisins, la République du Sénégal impose un impôt de 50 % aux personnes dont le revenu est supérieur ou égal à 12,65 millions de francs CFA (soit environ 8 millions d'anciens ouguiyas), le Royaume du Maroc impose un impôt de 40 % sur les personnes dont le revenu atteint 180 000 dirhams marocains ou plus (soit environ 7 millions d'anciens ouguiyas) et la République algérienne impose un taux de 35% à ceux dont le revenu dépasse 1 440 000 dinars algériens (soit environ 4 millions d'anciens ouguiyas). L’ambiguïté du système fiscal malien n’a pas permis de fixer avec exactitude l’impôt applicable sur le revenu.
Le Code général des impôts en vigueur en Mauritanie, depuis 2019 a supprimé l'impôt sur le revenu et a pourtant continué d'appliquer l'Impôt sur les Traitement et Salaires (ITS). L'article 114 du Code général des impôts exige que tout employé ou salarié percevant un salaire supérieur à 6 000 nouveaux ouguiyas de verser 15% de celui-ci au trésor public, ce pourcentage augmente à 25% pour ceux dont le salaire est supérieur ou égal à 9.000 ouguiyas, tandis qu'il atteint 40% pour ceux dont le salaire dépasse 21.000 ouguiyas.
Si l’on exclut l’exploitation de la loi et sa mise au service d’intérêts privés étroits, il nous est difficile de comprendre pourquoi les personnes ayant des revenus élevés sont exemptées de l’impôt sur le revenu. La fortune de certains citoyens mauritaniens est estimée à des milliards de dollars.
Certains possèdent des banques, des groupes d’investissements dans plusieurs secteurs productifs et récoltent chaque année des bénéfices et des revenus excessifs ! Le constat en Mauritanie est que la notion de groupe est inversée : Un seul homme d’affaires, sans associés, peut avoir un groupe de sociétés : une banque, une compagnie d’assurance, une société de pêche, une firme agricole, une entreprise de Travaux Publics et une entité de prestation de services .. etc. Quelques questions s’imposent :
Comment justifier l’imposition des revenus des travailleurs et l’exemption de leur patrons du même impôt ?
Est-il équitable d’imposer les personnes à faible revenu et exonérer ceux ayant des revenus élevés ?
Il convient de noter que l’Impôt Général sur le Revenu (IGR) était imposé jusqu’en 2019 en vertu des articles 84 et suivants de l’ancien Code Général des Impôts . Pourtant l’augmentation des charges sur les citoyens qui ont des revenus élevés est compatible avec la pratique sociale.
La majorité des dépenses sociales est imputée sur le compte des riches. Il est coutume que les personnes aisées supportent les charges de leurs proches nécessiteux, et il est courant dans les traditions tribales que les riches de la tribu contribuent davantage aux caisses tribales.
2. L’approbation inconstitutionnelle des accords entre l’État et les entreprises privées
L'article 78 de la Constitution de la République islamique de Mauritanie dispose que « Les traités de paix, d’union, les traités de commerce, les traités ou accords relatifs à l’organisation internationale, ceux qui engagent les finances de l’état, ceux qui modifient les dispositions de nature législative, ceux qui sont relatifs à l’état des personnes et les traités relatifs aux frontières de l’Etat ne peuvent être ratifiées qu’en vertu d’une loi.
Ils ne peuvent prendre effet qu’après avoir été ratifiés ou approuvés. ».
Malgré cette norme constitutionnelle sans équivoque, le pouvoir exécutif mauritanien a légalisé la possibilité de passation des conventions d’Etablissement, avec des entreprises, par Décret pris en conseil des ministres.
Le débat parlementaire occasionné par la convention d’établissement, signée entre le Ministre mauritanien de l’Economie et des Finances et la société Poly-Hondone Pelagic Fishery Co, le 7 juin 2010 a incité le gouvernement à travailler pour ne plus être obligé à partager les conventions d’établissement avec le parlement. L’expérience de la convention avec Poly Hondone, qui a été ratifiée par le Sénat et par l'Assemblée nationale (avec réserves) a constitué une véritable déception pour l’exécutif.
C’est pourquoi, le gouvernement a, semble-t-il, tenu à inclure, dans le projet du nouveau Code des investissements, des dispositions l’exemptant de l’obligation constitutionnelle de soumettre les conventions d’établissement avec les entreprises, à l’approbation du pouvoir législatif. Il a inséré l’exemption dans un projet de loi qui a obtenu un vote favorable du parlement.
L'article 24 du Code des investissements, actuellement en vigueur, dispose, dans son dernier alinéa, que la mise en œuvre des conventions d’établissement requiert leur approbation par décret en Conseil des ministres .
Sur la base de cette disposition, qui a échappé au contrôle constitutionnel, plusieurs accords de partenariat entre l’état et des entreprises privées ont été approuvés, sans être soumis au vote Parlementaire ce qui a permis à certains citoyens influents d’augmenter leurs moyens.
En plus du défaut de soumission au parlement, qui affecte la légalité des conventions signés par le pouvoir exécutif au nom de l’Etat, les clauses de ces accords ne sont, souvent, pas publiées ce qui sème le doute sur leur teneur.
Il y a lieu de revoir la légalité de la passation des conventions d’établissement en général et d’enquêter sur les circonstances particulières, effets et conséquences de chaque cas. Il est courant que l'État mauritanien soit lésé dans ses contrats avec les privés.
Il convient de noter que l’adoption des conventions d’établissement des sociétés par décret n’était pas prévue dans l’ancien code des investissements, qui était en vigueur, au moment de la passation de la convention d’établissement avec Poly- Hondone .
Les relations entre l’Etat et les privés ne doivent, en principe, être régies que par les lois et règlements et ne doivent aucunement faire l’objet de conventions particulières qui peuvent avoir pour effet d’inciter l’Etat à privilégier son associé, au lieu de traiter les investisseurs au même pied d’égalité. Le respect des garanties prévues par le Code des Investissements suppose que l’Etat n’ait aucun accord spécial avec une société privée.
La loi mauritanienne dispose que les investisseurs ont le droit de recevoir le même traitement et que les régimes privilégiés sont définis par la loi . Si une convention s’impose elle doit être soumise au parlement et approuvée par loi.
Il est prévu, également, que la passation des contrats de Partenariat Public – Privé repose sur les principes de liberté d’accès à la commande publique, d’égalité de traitement des candidats et de transparence des procédures .
3. Lésion des clients par les banques à travers la loi
Les prêts constituent une condition sine qua non de développement dans les pays du monde. Ils permettent aux particuliers d’avoir des facilités pour subvenir à leurs besoins et aux investisseurs d’avoir les moyens financiers d’exécuter des projets qui contribuent au développement.
C'est pourquoi, il est du rôle des autorités de faciliter l’octroi des prêts et de déterminer leurs conditions de manière équilibrée, empêchant l’usure et l’enrichissement illicite au détriment d’autrui. On constate que la loi mauritanienne a modifié les dispositions législatives pour privilégier l’intérêt des banques au détriment de leurs clients.
Les experts qui avaient la charge de rédiger le projet ont, apparemment, tenu, à garantir l’intérêt des banques et des institutions financières au détriment des débiteurs. Il ressort de ce texte que les commis de l’Etat, chargés de veiller à l’intérêt général n’ont pas été associés à cette opération ou ont été complaisants.
La loi instituant un régime particulier de recouvrement des créances des banques et des établissements de crédit dispose : « En l’absence d’une convention de crédit écrite entre le client et la banque ou l’établissement financier, le montant de la créance est déterminé par référence au relevé du compte du client et au taux effectif global fixé par la réglementation en vigueur » . Cette disposition permet aux banques de produire leurs propres preuves, car c’est eux qui ajustent les paramètres de leurs systèmes et impriment les relevés de comptes.
Façonner une preuve, par la partie qui s’en prévaut est contraire à un principe légal établi : « nul ne peut se constituer de preuve à soi-même ». Cette facilité s’ajoute au défaut de fixation préalable du taux global et à l’inefficacité du contrôle que la Banque Centrale de Mauritanie doit effectuer sur les opérations des banques primaires.
Une autre disposition de la loi en vigueur ajoute « Après la mise en demeure prévue par l’article 4 ci-dessus, la créance continue de produire des intérêts au taux effectif global fixé par la réglementation en vigueur et ce jusqu’à l’exercice d’une action en justice au fonds » .
Cette disposition permet aux banques de maintenir la pression sur les clients afin de les contraindre d’accepter les conditions de compromis qu’elles proposent, en vue d’éviter les intérêts ascendants. On constate que les banques ont tendance à se contenter des référés et à éviter les actions au fonds.
Il y a lieu de constater que l’ancienne loi instituant un régime particulier de recouvrement de créances bancaires et des établissements de crédit, était plus équitable car elle disposait : « Le montant des créances bancaires comprend, le principal majoré des intérêts, commissions, frais et taxes découlant de la convention entre les deux parties ou si l'accord ne précise pas le taux d'intérêt minimum établi par la Banque Centrale pour les cas similaires s'applique. Dans le cas où une convention entre les deux parties précise le montant total de la créance ou si celui-ci a été fixé par jugement aucune majoration de taux d'intérêt ne peut s'appliquer au montant susmentionné » .
Les projets de loi doivent être équilibrés et prendre en considération l’intérêt général et il n’est pas équitable de confier la rédaction de leurs projets à des experts commis pour servir les intérêts particuliers.
III. Une position avancée qui suscite l’inquiétude
Le Fonds pour la paix (Fund for peace) publie chaque année l'indice de fragilité des Etats (States Fragility Index) qui est calculé à partir de 12 critères comprenant les inégalités économiques. Il s’agit d’un indice interverti : les mauvais sont en tête et les meilleures en queue de liste. Selon la version 2024 la Somalie est 1ère avec un taux d’échec de 111,3/120 et la Norvège, est dernière, à la 179ème place avec un taux d’échec de 12,7.
La Mauritanie a occupé la 34ème position (en zone orange) avec une moyenne de déficience de 87/120, derrière le Mali qui occupe la 14ème place et bien avant l’Algérie (87ème), le Maroc (84ème) et le Sénégal (70ème). Le rang avancé de la Mauritanie sur le FSI 2024 est un avertissement que les autorités doivent prendre au sérieux.