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08-04-2025

10:10

Gaza ou l’effacement méthodique / Par Mohamed El Mokhtar Sidi Haiba

Mediapart -- Ce texte interroge le silence occidental face à la destruction de Gaza, et plus particulièrement celui de la France, qui ne saurait éternellement conjuguer les droits de l’Homme au passé. Il salue la lucidité de quelques nations qui, sans éclat ni posture, ont su incarner la parole juste.

Gaza n’est plus un champ de bataille. C’est un lieu d’effacement, une mécanique d’anéantissement pensée, froide, méthodique. Ce qui s’y déroule n’a rien d’un désordre guerrier : c’est une logique administrative, une organisation rationnelle de la disparition.

Gaza n’est pas seulement bombardée : elle est méthodiquement soumise à un protocole de déshumanisation, traitée comme une anomalie à éliminer, une population à désincarner, une terre à désémerger du monde visible. Comme l’aurait écrit Foucault, le pouvoir ne se contente plus d’opprimer : il classe, il nomme, il efface. Gaza est ainsi devenue un fichier à purger, une anomalie à corriger.

Foucault, dans ses cours au Collège de France, nous avait avertis : le souverain moderne ne tranche plus les têtes, il régule les souffles, cartographie les déplacements, calcule la visibilité. À Gaza, chaque checkpoint, chaque panne d’électricité, chaque convoi d’aide retardé, raconte une même vérité : ce n’est pas la vie qu’on y gouverne, mais son épuisement. Le peuple de Gaza n’est plus perçu comme citoyen ou ennemi, mais comme une variable gênante dans l’algorithme de l’ordre mondial.

Mais Gaza résonne aussi d’un autre écho, celui de Soljenitsyne. Comme dans l’univers carcéral soviétique, la violence ici ne relève pas de la déflagration mais de l’usure. Ce n’est pas la mort qui est donnée : c’est l’humiliation. L’eau est interdite, l’accès bloqué, et le blocus désormais total. Les calories ne sont plus calculées : elles sont désormais supprimées. Gaza est une punition étalée, où l’on ne cherche pas seulement à tuer, mais à rabaisser, à faire taire par le mépris.

C’est en cela que Gaza devient un miroir – non pas seulement des totalitarismes passés, mais des contradictions les plus aiguës des soi-disant démocraties libérales — qualificatif qui ne saurait s’appliquer à une entité d’apartheid comme le régime sioniste. Les droits de l’homme s’y affichent en façade tandis que, derrière le rideau, se déroule l’administration minutieuse du néant. Pour les Palestiniens, ces droits n’existent pas : ils sont simplement niés.

Fanon nous l’avait déjà dit : la violence coloniale ne se contente pas d’anéantir ; elle déforme. Elle modifie l’être même, jusqu’à faire du colonisé un spectre. Gaza n’est pas une victime collatérale : elle est une cible ontologique. Ce qu’on veut éliminer, ce n’est pas l’homme, c’est la mémoire, l’espoir, le nom même de Palestine.

Et comme l’avait vu Arendt, le mal ne porte plus d’uniforme ; il porte la feuille de calcul. À Gaza, la banalité du mal s’affiche en haute résolution. Un clic sur un logiciel suffit à désigner la maison à détruire. Les hôpitaux deviennent des « infrastructures à double usage ». L’enfant est désormais un « comportement suspect » dans une base de données.

La déshumanisation est devenue numérique. Mais le scandale n’est pas la technologie : c’est l’assurance tranquille de ceux qui s’en servent. Les maîtres de cette intelligence artificielle, ces nouveaux barbares au langage policé, croient perfectionner le monde quand ils ne font que raffiner la cruauté.

De New York à Tel-Aviv, de la Silicon Valley à la Knesset, ce massacre est justifié dans une langue que nous connaissons bien. Une langue que déchiffrait Edward Said : celle de l’Orientalisme, du paternalisme impérial.

Les Palestiniens n’y sont ni sujets ni interlocuteurs, mais menaces ou statistiques. « Élimination », « frappe chirurgicale », « neutralisation » : ces mots ne décrivent plus la réalité, ils la remplacent. Gaza est ainsi devenue la forme la plus achevée de cette violence linguistique : celle qui rend la souffrance muette et le crime administrable.

Ce n’est pas seulement la guerre d’Israël. C’est aussi le miroir obscur d’un lien trouble, presque mystique, que l’Occident entretient avec le sionisme. On y sent une vénération entêtée, une mémoire blessée, une dette mal soldée, qui aveugle les consciences et désarme les principes.

Et dans ce silence épais face aux calamités d’Israël, il n’y a pas d’oubli, mais une préférence assumée : celle de la force sur la justice. L’Europe, si prompte à dénoncer les tyrannies ailleurs, détourne le regard, comme si l’éthique devait se taire devant l’histoire sacrée.

Il ne faut pas se tromper de cible : cette guerre n’est pas dirigée contre le Hamas. Elle vise l’idée même d’une présence palestinienne. Comme chez McCarthy, dans Blood Meridian, on ne tue pas par nécessité, mais par croyance. La terre doit être « purifiée ».

Le peuple, effacé. Et comme le capitaine Achab chez Melville, Israël ne poursuit plus un objectif : il pourchasse un fantôme. Chaque maison détruite, chaque enfant enseveli, chaque olivier arraché est un harpon lancé contre l’ombre persistante de la Palestine.

Mais il faut bien se souvenir que, de Nouakchott à Bagdad, d’Abuja à Jakarta, cette humiliation planifiée ne s’est pas évaporée. Elle persiste, tapie, indomptée. Elle n’a ni disparu dans les discours creux, ni été dissoute par les sourires diplomatiques. Elle se tient là, comme une vérité nue, prête à surgir. Ce que l’on croit enfoui ne l’est jamais vraiment.

L’histoire n’oublie pas, elle attend. Et ce qu’on traite aujourd’hui comme un détail sera demain le centre du monde. Celui qui a cru anéantir a semé malgré lui, car l’humiliation, quand elle s’accumule, ne se tait pas : elle mûrit. Elle devient souffle, vent, cri. Comme le dit si bien le poète soudien, « Tu penses que lorsque tu m’as brûlé, tu m’as effacé. Tu as dansé comme un démon sur mes cendres. Tu m’as livré aux vents comme poussière inutile. Mais tu ne m’as pas détruit : tu m’as semé.

Ce que tu croyais réduire à néant s’est mué en kohl pour les yeux du soleil, en poussière fertile pour les plaines dévastées. » Car ce feu, loin de me réduire en cendres, m’a rendu au vent. Et dans ce vent, la rumeur de Gaza grandit. Elle s’élève, elle tourbillonne, elle avertit.

Et c’est là, dans ce souffle infime que le monde voudrait étouffer, que Gaza trouve sa voix ultime. Une voix murmurée, têtue, inextinguible. Comme le détenu de Robert Antelme, rescapé des ténèbres, Gaza ne crie pas — elle persiste. Elle ne réclame pas — elle affirme. Elle dit, simplement et avec toute la gravité d’un peuple que l’on a voulu effacer : « Je suis là. »

Et à ceux qui, en Occident, s’imaginent pouvoir soutenir l’insoutenable sans jamais en payer le prix, qu’ils se souviennent : l’histoire ne dort jamais longtemps. La France, qui a su donner au monde les mots pour dire la justice et la dignité, ne peut durablement trahir cette langue sans en ressentir la dissonance. En fermant les yeux, elle ne calme pas l’incendie — elle en attise les braises.

Ce qui prospère dans l’ombre aujourd’hui menace d’engloutir demain les fondements mêmes de sa maison. Le péril ne vient pas d’ailleurs, mais du refus de voir clair ici. À force de s’accommoder de l’inacceptable, on se dépossède de ce que l’on prétend défendre.

Dans un monde où la résignation tient souvent lieu de doctrine, il faut saluer celles et ceux qui osent encore nommer l’injustice. Fidèle à son héritage, l’Afrique du Sud rappelle que la mémoire de l’oppression n’est pas un fardeau, mais un appel à la lucidité.

À ses côtés, l’Espagne et l’Irlande, discrètes et fermes, ont tracé un sillage d’honneur dans une Europe frileuse. Elles n’ont pas agité la morale, elles l’ont incarnée. Ce n’était ni un geste de force, ni un calcul — mais une manière d’être au monde. Et dans les temps qui vacillent, cela suffit peut-être à tenir debout.

Mohamed El Mokhtar Sidi Haiba est analyste politique, avec un intérêt particulier pour les dynamiques géopolitiques et les imaginaires postcoloniaux en Afrique et au Moyen-Orient.

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