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Mauritanie | «Le prix, c’est le prix»: avec les passeurs de migrants, ces trafiquants de rêves
Heidi News -
Pour les passeurs, les réseaux sociaux sont le meilleur moyen de trouver des candidats à la traversée sauvage vers l’Europe. En Mauritanie, plaque tournante des départs d’Afrique de l’Ouest, nous rencontrons les Bonnie and Clyde de Nouakchott et une vendeuse de rêves bling-bling, pas insensible à sa propre came.
La plupart des noms dans cet article ont été modifiés, à la demande des intéressés.
Au fond, c’est à ce moment précis qu’on a compris le vrai visage d’Amina. Il est 1h35 du matin ce vendredi 20 décembre 2024, elle a le regard abattu et les bras qui tirent vers le bas son sweat-capuche tandis qu’elle fait les cent pas au milieu de la rue noire et poussiéreuse du quartier Sebkha de Nouakchott, capitale de la Mauritanie.
Elle qui d’habitude n’arrête jamais de parler, le regard toujours scintillant dans un va-et-vient permanent entre son interlocuteur et ses trois portables qui sonnent en continu, cette nuit a perdu toute sa superbe. Elle semble perdue, dans le vent qui souffle et fait voler le sable en tourbillons.
Sur les 50 migrants qu’elle devait acheminer en pirogue, direction l’Espagne, les deux tiers ont refusé d’embarquer au dernier moment. Mauvaise météo. Le zef de l’Atlantique, ce vent violent qui fait des vagues à vous renverser les pirogues, s’est levé en début de soirée. Vers 22h, la plupart des candidats à la traversée ont jeté l’éponge. Pour chaque migrant qui annule, c’est 1000 euros de perdu pour Amina. Les bras ballants, la jeune femme de 35 ans accuse le coup de ses 30’000 euros envolés.
Qu’importe la sécurité des autres. L’embarcation est déjà à l’eau, l’essence a été achetée, les quatre capitaines qui se relaieront à la barre ont été embauchés, l’eau et la nourriture stockées à bord… Cela coûterait trop cher d’annuler le départ maintenant, affirme-t-elle. La pirogue partira moins remplie qu’à l’accoutumée, mais elle partira.
Simple comme «bonjour»
Cela fait deux semaines qu’Amina organise le départ de cette pirogue depuis les côtes de Mauritanie vers les îles Canaries, cette route migratoire en pleine expansion. Elle est la principale voie pour l’Afrique de l’Ouest, et pourrait bientôt supplanter la Méditerranée comme principale porte d’entrée en Europe depuis l’Afrique.
En 2024, 46’700 migrants sont arrivés en pirogues aux îles Canaries (trois ans plus tôt, l’Office international pour les migrations en dénombrait cinq fois moins) et 10’000 autres sont morts sur le trajet, selon le décompte de la principale ONG qui travaille sur la question, Caminando Fronteras.
Le quotidien d’Amina raconte l’effrayante banalité du trafic d’êtres humains, devenu pour une myriade de femmes et d’hommes un business qu’ils mènent à la manière d’une start-up. Son parcours raconte comment la vie et la mort de dizaines de milliers de jeunes Ouest-Africains se joue sur Whatsapp. Un simple «Bonjour, c’est XX qui m’a donné le contact, on peut parler?», et voilà le destin en marche.
Le patron de l’application Telegram a été arrêté en France en 2024 à cause du trafic de drogue et de contenus pédopornographiques qui fleurissaient sur son réseau social. Sur WhatsApp, en revanche, tout est permis. Contactée par Heidi.news, un porte-parole du groupe Meta, propriétaire de la plateforme, assure que le groupe encourage les utilisateurs à rapporter les éventuels abus et prend des actions contre des comptes qui pourraient être liés à des activités illégales.
Let’s go shopping
Une semaine plus tôt, quand nous faisons sa rencontre, Amina est radieuse. Un rendez-vous dans la nuit, contre la promesse de lui donner 400 euros – c’était ça ou pas d’interview. Par exception, et au vu de l’intérêt public de la démarche, nous acceptons. Elle est assise au volant de son SUV, pianote sur son iPhone 15. Combi violette, tongs paillettes et rap dans l’autoradio. Trente-cinq ans à tout casser. «Alors, on va où? On fait quoi? C’est quoi le plan?»
Déconcertante, elle arbore un masque d’extrême maîtrise de soi et de sincérité. Amina ne fait que répéter qu’elle est fière de son business, qu’elle est là pour aider les passagers.
Deux jours plus tard, elle m’envoie un message. «Salut, j’ai de nouveaux clients ce soir, viens les rencontrer si tu veux.» Rendez-vous est pris pour 22h au quartier de la Cité Plage à Nouakchott, qui comme son nom l’indique jouxte la plage de la capitale mauritanienne.
Michele Cattani et Amaury Hauchard