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«Marges de vérité» (chronique de Mohamed Ould Echriv)
La Dépêche -
Chers lecteurs, c’est avec un grand honneur, mêlé à une profonde reconnaissance, à la suite de l’aimable autorisation de l’auteur, que nous avons le plaisir de vous faire part d’une nouvelle chronique, baptisée «Marges de vérité», qui reprend des analyses et des réflexions, collées à l’actualité et à l’observation citoyenne, élégamment développées par notre ami Mohamed Echriv Echriv.
Même si nous n’en avons pas l’exclusivité (l’auteur publie aussi sur Facebook), nous avons déjà rassemblé -afin de vous les faire découvrir- une pile d’articles, qui traversent le temps, tous aussi sublimes les uns que les autres. Si l’on ne peut vous assurer de la longévité de cette chronique, qui dépend essentiellement de son auteur, nous sommes, par contre, sûrs qu’une fois que vous y aurez goûtée, il vous sera difficile de vous en passer.
Alors un conseil : dégustez, sans modération, les écrits exquis qui nous parlent –à tous : décideurs, politiques, médias et citoyens- des choses de tous les jours sans prétention, avec détachement, patriotisme et beaucoup d’allant…dans ses «Marges de vérité ». Bon régal.
La Rédaction
…Affaire Me Ichidou
La convocation de Me Mohameden Ould Chidou, avocat éminent et coordinateur de la défense de l’ancien président Mohamed Ould Abdel Aziz, ne saurait être réduite à une simple procédure judiciaire. Elle est, en creux, l’écho d’un trouble plus profond : celui d’une société qui peine à délimiter les contours entre la responsabilité politique, la liberté d’expression et les susceptibilités entretenues à dessein.
À première vue, la plainte de l’acteur Beybati contre Me Ould Chidou pourrait prêter à sourire, tant elle semble relever d’un télescopage entre fiction comique et plaidoirie juridique. L’avocat aurait, selon la plainte, comparé les anciens chefs d’État à des « gérants de boutique », une image empruntée au répertoire satirique de Beybati lui-même.
Ce dernier, en endossant le rôle d’un boutiquier burlesque dans une série ramadanesque, a cristallisé, sur le mode de l’absurde, des traits bien réels : le désordre, la négligence, l’opacité dans la gestion. La métaphore, dans la bouche d’un avocat rompu à l’art des images fortes, a franchi la salle d’audience pour entrer dans le champ du politique. Et c’est là que le verbe blesse.
Mais réduire cette convocation à une querelle d’honneur serait naïf. Ce qui se joue ici, derrière la plainte d’un acteur qui, en d’autres circonstances, aurait pu être célébré pour la portée critique de son œuvre, c’est l’effort d’un appareil à discipliner le discours. En visant l’un des avocats les plus aguerris de la place, qui défend en outre une figure aussi controversée que Mohamed Ould Abdel Aziz, c’est le contre-pouvoir judiciaire qu’on cherche à baliser, à contenir, à neutraliser dans ses audaces sémantiques.
Or, ce que cette convocation tente de voiler sous les apparences de la procédure, c’est une mise en garde plus large : celle qui vise tous ceux qui, dans la courbe d’un mot bien lancé, rappellent au pouvoir ses travers en usant de la mémoire collective comme levier rhétorique. Car derrière le « boutiquier » se lit l’allégorie d’un État souvent transformé en fonds de commerce personnel, où la rente l’emporte sur le service, et la prédation sur la vertu républicaine.
La police judiciaire convoque, mais c’est l’histoire qui questionne : depuis quand une figure comique peut-elle imposer au barreau les bornes de sa plaidoirie ? Depuis quand un acteur, qui s’inscrit dans une tradition mauritanienne du théâtre populaire et de la critique sociale, devient-il le héraut de la bienséance politique ?
Cette affaire marque un tournant : elle introduit une logique inquiétante où la parole de défense, censée être la plus protégée dans l’État de droit, devient l’objet d’un redressement moral – voire d’une intimidation – par des moyens indirects. On ne juge plus les actes, mais les images ; on ne débat plus des faits, mais de leur mise en scène. Et dans cette glissade, c’est la respiration démocratique elle-même qui se trouve comprimée.
Au fond, cette convocation ne pèse pas sur un seul avocat. Elle interroge notre capacité à tolérer la critique, à admettre l’hyperbole comme arme du barreau, et à faire la différence entre l’offense et le symbole. Elle dévoile une Mauritanie encore fragile dans ses fondements démocratiques, où l’allégorie fait trembler plus que l’abus, et où la satire devient, paradoxalement, la dernière forme de vérité.