26-04-2019 07:45 - [Libre Expression] Le principe d’actualité en droit islamique | Par Me Taleb Khayar Mohamed Mouloud
Maître Taleb Khyar ould Mohamed Mouloud - Au moment où se pose le problème du vivre-ensemble, sérieusement remis en cause par des conceptions intégristes d’essence conflictuelle, il peut paraître opportun de rappeler que l’ordre juridique islamique n’est pas figé, immuable, hermétiquement clos au principe d’actualité.
L’auteur souhaite que d’autres contributions, émanant de sources diverses et fondées sur des disciplines variées (sociologie, économie, anthropologie, lettres, religions, arts…….) soient publiées sur ce sujet d’actualité, qu’est le vivre ensemble, selon des approches où la diversité est pensée avec apaisement.
Penser pour la diversité pourrait être le thème de toutes ces contributions.
Deux exemples seront abordés pour illustrer cette perméabilité du droit musulman à de nouvelles catégories juridiques, déterminées par la pratique jurisprudentielle, en ce qui concerne la première et par une construction doctrinale, en ce qui concerne la seconde.
I) Le concept de l’enfant endormi
On évoque souvent la construction jurisprudentielle du concept de l’enfant endormi (« makhsour » selon la terminologie berbère) pour montrer que l’ordre juridique en droit musulman, n’est pas insensible aux données anthropologiques, et plus particulièrement à celles qui traitent de l’harmonie sociale, de la paix publique, du vivre ensemble ; ce concept à caractère purement jurisprudentiel, élaboré à partir de cas concrets soumis au juge islamique des affaires familiales, prévaut et continue de prévaloir, comme source de solution et ce, de manière indifférente dans les conflits relatifs aux établissements de filiation, tels que traités par les juges des contrées maghrébines , au Maroc, en Algérie, en Lybie et en Mauritanie, où le rite malékite est prépondérant.
Chaque fois que le juge islamique aux affaires familiales sera saisi d’une requête en recherche de paternité, dont l’auteur est conçu en dehors des délais légaux de procréation, il examinera favorablement cette demande sur la base d’un faisceau d’indices (témoignages, faits de l’espèce, auditions, confrontations, enquêtes de proximité, présomptions……) pour en déterminer la recevabilité et se prononcer au fond sur la conviction acquise, au vu du faisceau d’indices ainsi recueillis.
On peut donc à juste titre, considérer que l’action visant l’établissement de paternité est un élément de fait laissé à l’appréciation du juge, qui examinera in « concreto » les données de l’espèce avec une orientation première que la décision sera rendue « in favorem », le juge privilégiant la stabilité du lien familial, à toute autre solution de nature à exposer l’enfant et sa mère au regard malveillant de la société, sans préjudice d’autres châtiments de nature corporelle auxquels se soumettrait notamment la procréatrice, outre les divers troubles liés à la filiation, pouvant aller jusqu’à l’exhérédation, troubles auxquels s’exposerait l’auteur de l’action en recherche de paternité, si celle-ci était rejetée.
La prédisposition du juge malékite à considérer comme recevable et fondée, l’action en recherche de paternité est suffisamment rapportée par le peu d’intérêt que la jurisprudence accorde en la matière, à la prescription extinctive, qui de manière communément admise, éteint l’action en droit islamique ; c’est ainsi que l’action en recherche de paternité peut être mise en mouvement dans un délai assez long ; sept années et même au-delà , sans que l’exception de prescription extinctive, soulevée souvent par le père assigné en recherche de paternité, à côté d’autres moyens presque toujours à caractère dilatoire, ne soit prise en considération par le juge saisi du litige, du fait même de l’empirisme presque total de la méthode adoptée ayant comme objectif la préoccupation de l’intérêt des personnes concernées par le conflit en recherche de paternité, et du résultat social à atteindre.
A cet effet, chaque fois qu’une partie le demandera, et parfois d’office dans le seul souci de rechercher la vérité, le juge soumettra le conflit en établissement de paternité à un test de proportionnalité, en considération d’éléments de fait qu’il appréciera souverainement, et au vu desquels, il va se déterminer.
S’il fallait rapprocher la jurisprudence maghrébine en recherche de paternité de la solution retenue en droit international privé, en matière de filiation et de manière précise, en ce qui concerne la prescription, on pourrait faire observer que dans l’un comme dans l’autre des cas, la démarche est identique, consistant en une mise en balance des intérêts en présence, et dans l’un comme dans l’autre des cas, la décision sera rendue au vu des éléments de fait examinés in "concreto", ce qui autorise le juge à statuer sans égard pour le délai de prescription et de privilégier en cas de recherche de paternité, la loi de la mère au jour de la naissance de l’enfant.
Il s’agit en définitive pour le juge, de mettre en balance le droit d’un enfant à connaître ses origines, l’intérêt d’un père éventuel à être protégé de la revendication de paternité pour des faits remontant à plusieurs années, voire des décennies, et la sécurité juridique de l’état civil et des personnes.
On pourrait s’étendre sur l’harmonie sociale que les sociétés maghrébines doivent à ce concept de "makhsour" qui est une création proprement jurisprudentielle, mais l’intérêt n’est pas ici d’en illustrer l’application sur ce plan. On retiendra qu’en la matière, il s’agit d’une jurisprudence constante privilégiant l’établissement de paternité, jurisprudence qui n’est qu’exceptionnellement remise en cause.
L’autre catégorie juridique dont le caractère innovant est suffisamment mis en évidence par la doctrine, est celle de « Kirad » conçu par les jurisconsultes de droit musulman en période post-prophétique.
II) Le contrat de Kirad
C’est à partir de la casuistique suivante que le contrat de Kirad a vu le jour, les faits de l’espèce rapportant que des convoyeurs de fonds publics provenant d’impôts prélevés sur le «beit el mal» (Trésor) d’ Irak avaient été autorisés à utiliser à des fins commerciales les montants convoyés , ce qui leur permettait de retrancher les bénéfices réalisés et de ne remettre au « beit el mal » de destination (Medine) que le principal des montants acheminés.
Une fois à destination, ils furent sommés de restituer l’intégralité des montants, principal et plus-value ; l’un des convoyeurs objecta que les bénéfices étaient la contrepartie de leur engagement à acheminer les fonds à bon port, engagement qui s’analysait en une obligation de résultat.
Le problème se posa alors de savoir si les convoyeurs avaient droit à la plus-value. Est-ce-que l’appropriation par les intéressés du montant excédant les fonds convoyés était légal ou pas ? En répondant à cette question, il fallait prendre soin de vérifier que cette appropriation, à la supposer autorisée, ne soit en aucune manière caractérisée par l’un des trois éléments considérés comme étant des causes de nullité d’ordre public en droit musulman : l’aléa, l’usure et l’indétermination.
Les jurisconsultes conclurent que la validité du contrat en question était conditionnée par la détermination de la quotité due à chacune des parties, sur la plus-value réalisée ; ces quotités firent l’objet d’un arbitrage, déterminant une partie pour le « beit el mal », l’autre pour les convoyeurs, et le contrat fût validé.
L’intérêt du contrat du contrat de kirad est donc de lier deux parties, qui vont, pour une période déterminée, s’associer en mettant en commun, l’une un apport en numéraires et l’autre un apport en industrie, en vue de réaliser un bénéfice dont la répartition est fixée contractuellement, avant l’exécution de la convention.
De tous les contrats post-prophétiques, le « Kirad » est sans doute celui qui répond le mieux au principe d’actualité, son application s’étant immédiatement adaptée aux transactions maritimes alors en essor et , bien plus tard à la financiarisation des relations internationales dans un monde dont la globalisation est irrémédiable …………(à suivre).
Par maître Taleb Khayar ould Mohamed Mouloud
*Avocat à la Cour
*Ancien membre du Conseil de l’Ordre
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