07-10-2019 13:00 - Tunisie : "La liberté ne donne pas à manger"

Tunisie :

France24 - Après un premier tour de la présidentielle marquée par une abstention record, les Tunisiens sont à nouveau appelés aux urnes dimanche pour les législatives.

Mais la jeunesse, désabusée par le chômage, semble bien trop désenchantée pour se déplacer. À contempler l'avenue Bourguiba, à Tunis, vendredi 4 octobre, rien ne laisse deviner que la campagne officielle des législatives en Tunisie prend fin ce soir. Oubliée la ferveur du premier tour de la présidentielle et des multiples meetings, le cœur névralgique de la capitale ne bat plus pour la politique.

L'artère appartient de nouveau aux promeneurs et aux groupes d'amis venus flâner ou se poser dans un café pour décompresser de la semaine.

Parmi les clients du café Tunis, Majid, Mahmoud, Sabri et leurs amis. Ils se sont retrouvés en terrasse pour refaire le monde, sirotant un petit noir, une cigarette toujours entre les doigts. Ils sont surtout venus oublier, le temps d'une soirée, les frustrations de leur quotidien. La politique en est une et, à leurs yeux, ceux qui la pratiquent n'offrent aucun espoir :

"J'ai rien compris à ces élections. Tout est mélangé. Il y a trop de partis et de listes", explique Sabri, 27 ans, dans un arabe ponctué de mots de français. "Il n'y a aucun parti qui me donne envie d'aller voter. Tous travaillent pour leurs propres intérêts. Il suffit qu'ils occupent un poste et ils oublient tout le monde. Je n'ai pas voté au premier tour et je ne vais pas voter cette fois-ci parce qu'il n'y a rien qui va changer."

Ces hommes portent un regard totalement désabusé sur la politique de leur pays et ce qu'ils appellent "le système". À l'instar de nombre de leurs concitoyens, ils ont boudé les urnes le 15 septembre, lors du premier tour de la présidentielle. Résultat : une abstention record de 55 %.

"La politique, c'est de la ruse", dénonce Mahmoud, 28 ans, le regard fatigué. "Aujourd'hui, on s'offre des postes de députés avec de l'argent. Il y a des milliardaires qui achètent des places dans des partis et se font élire dans ces partis."

Une jeunesse désenchantée qui vit au jour le jour

La petite bande d'amis vient de Siliana, une ville du nord-ouest de la Tunisie. Ils ont tous rejoint la capitale afin de trouver un emploi et venir en aide à leur famille. Sabri est manutentionnaire au port. Majid électricien. Les autres vivent de petits boulots. Tous sont contractuels, payés à la journée, et dans un état constant de précarité. Ce qu'ils reprochent aux politiques : ne rien faire pour améliorer leur sort et notamment endiguer le chômage qui toucherait officiellement 15,3 % de la population.

"J'ai onze ans d'expérience en tant qu'électricien", affirme Majid, en t-shirt bleu. "Pourtant, je suis payé 25 dinars par jour comme les autres. Vous calculez ? Le moindre sandwich coûte 5 dinars, on ajoute les frais de transports et déjà, il ne reste plus grand-chose. Parfois, je repars à Siliana mais je reviens vite. Il n'y a aucune perspective là-bas, c'est pire qu'ici. En plus, il faut ajouter la pression sociale. Évidemment que je préférerais m'établir dans une seule ville et construire ma vie…"

"Je peux être licencié à tout moment", complète Sabri. "Je ne suis pas marié et c'est la dernière chose à laquelle je pense. Déjà que je n'arrive pas à subvenir à mes propres besoins. Comment je pourrais imaginer fonder une famille ?"

"Je suis obligé de vivre misérablement ici pour aider ma famille restée à Siliana. Aujourd'hui, on est libres mais la liberté ne me donne pas à manger. Dans un magasin, on ne peut pas acheter cinq dinars de liberté", dit Mahmoud, philosophe avant de lâcher : "Le régime de Ben Ali était meilleur. Durant ce temps-là, on pouvait remplir un panier de fruits et légumes pour cinq dinars. Aujourd'hui, même avec 40 dinars, tu ne ramènes rien du marché."

"De toutes façons, la liberté avec les Arabes ça ne marche pas", ajoute-t-il, avec un sourire mi-figue, mi-raisin."Oui, ce qu'il nous faut, c'est un dictateur à la Kim Jong-un", l'interrompt un de ses amis en rigolant.

"Il n'y pas de travail, pas d'avenir"

Dans ces conditions, difficile pour eux de se passionner pour les élections législatives du 6 octobre, pourtant capitales pour la formation du futur gouvernement, ou encore pour le second tour de la présidentielle qui opposera le 13 octobre le magnat des médias Nabil Karoui, actuellement emprisonné pour blanchiment d'argent, à l'universitaire Kaïs Saeïd.

"Au lieu de penser à la politique, je préfère penser à la meilleure manière de gagner ma journée", résume Majid.

"La jeunesse est complètement mise à l'écart. Il n'y a pas de travail, pas d'avenir. De l'extrême gauche à l'extrême droite, ils ont tous le même programme : ils parlent tous d'aider les jeunes mais il n'y a rien de concret !, lâche Mahmoud. On peut manifester tous les jours et crier, mais ça ne sert à rien. Les jeunes continuent de se suicider ou de quitter le pays par la mer. Nous, on ne veut pas faire ça... On veut juste du travail."

Le départ à l'étranger, une option qui apparaît pour beaucoup comme la seule échappatoire d'une jeunesse tunisienne. Une récente étude anglo-saxonne place la Tunisie en deuxième position des peuples les plus "déprimés" de la région Maghreb-Moyen-Orient.

"Il faudrait un miracle pour que le pays change", affirme un ami de Mahmoud, resté jusqu'ici silencieux. "Je préfère tenter le bateau que de rester ici et de mourir à petit feu. En Tunisie, tu meurs sans qu'une goutte de sang n'ait besoin de couler. Tu meurs d'ennui."

Texte : Romain Houeix, France 24



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Source : France24
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