09-12-2020 21:00 - Décalage Légal en Mauritanie

Décalage Légal en Mauritanie

Maître Mohamed Sidi Abderrahmane BRAHIM - «Nul n’est censé ignorer la loi»: dans notre pays, cette expression n’est pas seulement un adage, il s’agit d’une norme juridique suprême, énoncée dans l’article 17 de la Constitution.

Nonobstant la double pertinence de cette règle, il est regrettable qu’elle soit largement bafouée. Cet article traite de l’écart entre le rayon de la loi et sa répercussion sur le terrain.

Je propose d’analyser sous ce titre: la méconnaissance de la loi (1), les défauts de diffusion des lois et règlements (2), les carences du Journal Officiel (3), le retard de la publication des lois (4) et je termine par les recommandations d’usage (5).

1. La méconnaissance de la Loi en Mauritanie

Un ancien Président de la République Islamique de Mauritanie, Président du Conseil Supérieur de la magistrature, a affirmé, à des juges (pendant qu’il était au pouvoir) que l’appareil judiciaire national lui semble un labyrinthe dans lequel il ne saurait se retrouver. Le citoyen mauritanien lambda présume que la justice est rendue, dans chaque Wilaya, par un seul et unique Tribunal. En fait il y a multitude de juridictions, dont chacune a, de par la loi, sa propre compétence. L’intuition courante de l’unicité du Tribunal, est une preuve concrète de l’ignorance de la législation. Je suppose que les premiers magistrats du pays et leurs collaborateurs de premier rang ne sont pas beaucoup plus renseignés que la majorité écrasante des citoyens presque analphabètes en matière d’organisation judiciaire nationale et très limités en connaissance des obligations légales en général.

Dans le souci de remédier à cette insuffisance, j’avais recommandé un programme d’instruction judiciaire dont les grandes lignes ont été résumées dans un article, paru en langue arabe, sous le thème «Diffusion de la Culture Juridique en Mauritanie» نشر الثقافة القانونية في موريتانيا en abrégé نثق في موريتانيا.

La méthode proposée consiste à utiliser les salles d’audiences des Tribunaux comme classes (en dehors des heures d’audience bien-sûre) et de sélectionner et recruter des avocats pour être éducateurs, étant spécialistes de l’organisation judiciaire. La conception du programme suggère de commencer par le sommet pour pouvoir irriguer commodément la base. Le règlement recommandé du programme نثق في موريتانيا est que la première vague, à bénéficier de la formation, comprenne le Président de la République et les membres du gouvernement, ensuite les autorités par ordre hiérarchique descendant. Le but étant la diffusion de la culture juridique et l’enracinement de valeurs humaines: personne n’est au dessus de l’éducation et nul n’est supérieur à la loi. Je parie qu’a l’issue de quelques semaines de formation, l’évaluation montrera le progrès réalisé dans l’élimination de l’analphabétisme judiciaire qui bat son plein.

2. Les défauts de diffusion des lois et règlements en Mauritanie

Dans le souci d’accompagner le développement social et de promouvoir la croissance économique, les gouvernants n’ont pas d’autres choix que de continuer à produire les lois et les règlements. C’est pourquoi la Mauritanie dispose actuellement d’un stock de Lois et Ordonnances, dont la grande partie est méconnue pour ne pas dire abandonnée.

Il y a lieu de préciser ici que la dénomination Loi désigne les normes votées par un pouvoir législatif composé d’élus, alors qu’Ordonnance est un patronyme qui désigne les règles juridiques imposées ou rendus par une autorité autre que le pouvoir législatif compétent.

Les projets de lois votés par l’assemblée nationale sont promulgués (signés) par le Président de la République, dans un délai allant de huit à trente jours, suivant l’article 70 de la Constitution. Etant donné que le délai de promulgation ne commence que par la transmission des lois votées, à la Présidence et à défaut d’information à propos des échanges entre le législatif et l’exécutif, il n’est pas loisible de constater les omissions des autorités à cet effet.

Il y a lieu de tenir compte du fait que les lois promulguées (légalisées par le Président) ne sont applicables qu’après parution au Journal Officiel. La publication des lois et règlements est de la responsabilité du gouvernement conformément à l’article 43 de la Constitution. Même à défaut de fixation explicite d’un délai de publication, un gouvernement diligent doit veiller à vulgariser rapidement les textes réglementaires. Les lois promulguées dans les premiers quinze jours du mois doivent être publiées au numéro du Journal Officiel qui apparait le 15ème jour de chaque mois et les lois promulguées dans la deuxième quinzaine doivent, également, être insérées au numéro suivant, qui parait la fin du mois. Considérant que la loi demeure théorique et sans effet tant qu’elle n’a pas été publiée, il serait fondé de conclure que tout retard dans sa publication, qui excède un mois, constitue une négligence notoire.

Il est à constater que les procédures légales, du point de vue forme, étaient plus respectées sous l’autorité du pouvoir civil qui a dirigé la Mauritanie de l’indépendance jusqu’au 10 juillet 1978. Après cette date les militaires, qui ont pris les commandes de l’Etat, ont exercé le pouvoir législatif par Ordonnances adoptées par les comités militaires, de redressement et de salut, qui se sont succédé. Les entités militaires avaient l’habitude d’imposer le respect des ordres et de les publier ensuite suivant la procédure d’urgence. La Constitution du 20 juillet 1991, a plus ou moins inauguré le retour aux pratiques civilisées, bien que le pouvoir a continué a être détenu par des militaires qui sont revenus, en uniforme, sous d’autres noms: Les Conseils Militaires pour la Justice et la Démocratie et le Haut Conseil d’Etat.

Après le Président fondateur, Maître Moctar Ould Daddah, qui fut Président de l’indépendance jusqu'à la date du premier coup d’Etat militaire, le 10 juillet 1978, le seul civil élu à la magistrature suprême était Sidi Mohamed Ould Cheikh Abdallahi, qui n’a gouverné que quinze mois et demi (du 19 avril 2007 au 6 août 2008). Quand on compte les Présidents qui se sont succédés à la tête de l’Etat on se rend compte que les civiles n’étaient que deux sur dix (2/10), que dieu ait pitié d’eux. L’ambition des mauritaniens doit les inciter à travailler pour améliorer leur moyenne civile visiblement médiocre. Si on entend nos gouvernants réitérer leur volonté de respecter la loi et de songer au décollage du pays. Nous sentons le désespoir car nous sommes convaincus qu’ils ne réussiront pas le pari, tant qu’ils n’ont pas tenu à respecter les formes. Le décollage suppose l’assistance de cadres compétents. Dans un pays qui regorge de juristes et de praticiens de droit, il n’est pas adéquat que deux professeurs de langues étrangères se succèdent à la tête du Mécanisme National de Prévention de la Torture. Il n’est pas surprenant qu’un cadre soit, pour des raisons particulières, nommé en dehors de son domaine de formation. Mais ce type de nomination, abusif par principe, doit demeurer une exception. Il n’est toutefois pas tolérable que les nominations dans des postes de responsabilités de l’Etat ne tiennent pas compte de la compétence. L’excès des nominations de complaisance porte préjudice à l’Etat et à ses intérêts.

3. Les carences du Journal Officiel

Avec le temps, la production législative s’entasse et à défaut de diffusion réussie le tas de lois constitue un dédale qui porte à confusion. Des cadres éclairés ont du mal à repérer des normes réglementaires, en retraite dans les pages des numéros délaissés du Journal Officiel. Un texte publié fait souvent l’objet d’une modification qui ne paraitra que dans un numéro ultérieur du J.O. En l’absence de formules efficaces d’actualisation et de vulgarisation des normes, il n’est pas étonnant qu’un juge ordonne l’application d’une loi abrogée, qui a été modifiée et remplacée par un autre texte que l’avocat de la partie diligente n’a pas su déterrer, et que le magistrat n’a pas les moyens de découvrir.

De juin 1959 à ce jour, le Journal Officiel paraissait régulièrement, deux fois par mois: plus de 1466 numéros ont été publiées (sans compter les numéros BIS qui se comptent par dizaines). Il n’est pas équitable de présupposer qu’un juriste adroit mémorise toutes les lois et règlements publiés. Curieusement, et jusqu’à nos jours, le Journal Officiel de la République Islamique de Mauritanie ne dispose pas d’un site Internet officiel qui permet de consulter les numéros de l’incontournable publication. Heureusement que l’Ordre National des Avocats a, sur initiative de certains membres, numérisé presque tous les numéros du J.O et les a publiés offrant ainsi aux intéressés la possibilité de consulter, online, l’outil de publication officiel.

Même avec la publication online du J.O, la carence demeure: souvent l’usager, qui n’a pas la référence d’une loi ou le numéro du J.O dans lequel elle a été publiée, passe à coté et peut même se tromper s’il tombe sur une loi abrogée.

Avec les occupations, les juristes branchés ont du mal à suivre la cadence des lois et règlements. Le défaut a été amplifié par le manque de spécialistes parmi l’important nombre de juristes mauritaniens.

La règlementation Mauritanienne est éparpillée et se trouve dans une multitude de textes, promulgués dans des périodes espacées et publiés dans différents numéros du Journal Officiel, qui demeure une publication incohérente car elle n’a pas un ordre préétabli: il est fréquent de constater la publication d’une loi antérieure avant un texte, de même rang, dont la promulgation a précédé. Des fois des collègues dénoncent l’application de textes qui n’ont jamais été publiés au bimensuel. Le bien fondé de cette dangereuse prétention n’est pas à exclure, eu égard à l’envergure du désordre et de la carence des responsables satisfaisants.

4. Le retard de la publication des lois en Mauritanie

Il est constant que l’intervalle de temps qui sépare entre la promulgation des lois et leur publication est très flexible et pour cette raison la durée de stage des normes législatives est irrégulière. Chaque loi a presque son propre destin ; Certaines ont eu la chance d’être publiés le lendemain de leur promulgation:

- Le Code Général des Impôts (loi n° 2019-018) et le Code d’arbitrage (loi n° 2019-019) ont été promulgués le 29 avril 2019 et publiés au J.O n° 1436 du 30 avril 2019.

Tandis que la publication d’autres lois est ajournée des mois et ratent parfois plusieurs numéros du J.O.:

- Le Code de l’Environnement (loi cadre n° 2000-045) a été promulgué le 26 juillet 2000 et publié au J.O n° 985 du 30 octobre 2000, soit 3 mois après sa promulgation.

- Le Code Minier (loi n° 2008-011) promulgué le 27 avril 2008 n’a été publié qu’au J.O n° 1174 du 30 Août 2008, soit 4 mois après sa promulgation;

- Le Code des hydrocarbures bruts (loi n° 2010-033) a été promulgué le 20 juillet 2010 et publié au J.O n° 1226 du 30 octobre 2010, soit 3 mois 10 jours après sa promulgation.

- Le Code des Investissements (loi n° 2012-052) promulgué le 31 juillet 2012 a été publié au J.O n° 1269 du 15 Août 2012, soit 15 jours après sa promulgation.

- Le Code de la Marine Marchande (loi n° 2013-029) a été promulgué le 30 juillet 2013 et publié au J.O n° 1297 du 15 octobre 2013, soit 2 mois 15 jours après sa promulgation.

- Le Code des Pêches maritimes (loi n° 2015-017) a été promulgué le 29 juin 2015 et publié au J.O n° 1341 du 15 Août 2015, soit 45 jours après sa promulgation.

- Le Code des douanes (loi n° 2017-035) a été promulgué le 21 décembre 2017 et publié au J.O n° 1403 du 30 décembre 2017, soit 8 jours après sa promulgation.

La liste n’est citée qu’à titre d’exemple et est loin d’être exhaustive.

Avant de trancher, les juges doivent s’assurer que les lois qu’ils comptent appliquer ont été publiées au Journal Officiel, pour être opposable aux justiciables. Il y a lieu, également, de se méfier des images qui circulent en fichier PDF, même s’ils portent le visa de la législation, la falsification demeure probable.

Nous espérons avoir, prochainement, l’occasion de jeter une lumière sur les autres suppléments de la loi: décrets, arrêtés, arrêts et circulaires.

5. Recommandations

La conclusion est que la défaillance du pouvoir exécutif est à l’origine des carences notoires dans la diffusion des lois et règlements applicables: En vertu de l’article 43 de la Constitution, la publication des lois et règlements est du ressort du gouvernement, Le défaut c’est qu’alors que la loi se ramifiait et se compliquait continuellement, les dispositifs de diffusion sont restés archaïques et n’ont pas exploité les moyens de communication développés. La législation les a ainsi devancés.

L’ère numérique a incontestablement marginalisé les livres tangibles qui sont désormais remplacés par des fichiers digitaux consultables même à partir de téléphones.

Pour vulgariser et actualiser la loi, chaque département doit veiller à collecter et publier, on line, un Recueil actualisé des textes qui régissent son domaine d’action. Les liens qui renvoient aux pages web, peuvent ainsi, facilement être généralisés. La direction du Journal Officiel doit être dotée de moyens humains et matériels la permettant d’assister les différents départements. Si la lenteur de l’administration publique risque de tarder le processus, il y a lieu de demander l’assistance des partenaires au développement et de recourir à des consultants indépendants connaisseurs et souvent plus énergiques que les cadres du secteur public, nommés sur la base de critères subjectifs.

Comme l’excursion dans les grandes villes nécessite d’avoir une carte géographique qui permet à l’usager de prendre le bon chemin; Un guide juridique actualisé devient un outil indispensable, surtout pour les opérateurs économiques, qui doivent être à cheval sur la législation applicable et chacun doit veiller à avoir un Recueil complet.

Alors que le temps des généralistes s’éclipse, Il est offert aux juristes, d’un certain niveau, d’effectuer des recherches dans des domaines précis, pour acquérir des connaissances et développer des spécialités. Les secteurs publics et privés doivent contribuer à promouvoir la spécialisation par le recrutement des juristes diplômés et leur orientation vers divers domaines : la pêche, les mines, l’environnement.. etc.

Maître Mohamed Sidi Abderrahmane BRAHIM

mohsiab66@gmail.com





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Commentaires (1)

  • hamaodo (H) 09/12/2020 21:17 X

    faut pas nous bassiner ;y'a ni lois ni règlements dans ce bled