06-07-2014 23:55 - Stéréotypes et imaginaires sociaux en milieu haalpulaar (Suite et fin)

Stéréotypes et imaginaires sociaux en milieu haalpulaar (Suite et fin)

Adrar-Info - Classer, stigmatiser et toiser. Des mutations certaines : nayye njardii laaceeje41

50. Depuis que l’esclave, le tisserand et les autres nyenbe, de manière générale, occupent des postes politiques et électifs, construisent de belles et imposantes villas et s’achètent de belles voitures – en un mot mangent à leur faim – les nobles, dans une frustration inaudible tentent de se frayer un passage pour atteindre les sources de la richesse.

La diversification des sources de revenus – qui, au départ, étaient symbolisées par la possession de terres, de troupeaux ou d’esclaves… – et l’importance désormais réduite de la terre dans l’économie familiale ont sapé les fondements de la vanité sociale. Elles sont aux soubassements des changements constatés dans les rapports entre les groupes statutaires, mais aussi des rapports internes de ses membres.

Qualifiant le libéralisme, Michel de Certeau (1998 : 47) souligne qu’il « a pour unité de base l’individu abstrait et il règle tous les échanges entre ces unités sur le code de l’équivalence généralisée qu’est la monnaie » 42. Les membres de la société haalpulaar, qui ont choisi les voies de la migration internationale, s’inscrivent dans cet espace de libéralisme économique où l’argent est au centre de toutes les activités.

Même si, par ailleurs, ils ne maîtrisent pas les règles de l’économie moderne, néanmoins, ils profitent de manière conséquente de ses mécanismes. L’émergence de « l’individu abstrait » reste encore problématique (Mbow 2000 : 71).

51. Le sursaut et la réorganisation interne de la société sont renforcés par des influences extérieures. La richesse économique est productrice d’une nouvelle réalité qui est à la source de nouveaux comportements et de manières de négocier son insertion dans le tissu social.

L’évolution des mentalités milite pour une redéfinition (renégociation) des places, des rôles et des possibilités de chaque individu de représenter les intérêts de la société, dans l’anonymat que garantit l’exercice du politique. Il faut, aujourd’hui, dans le cadre des mutations économiques et sociales, pouvoir résoudre les problèmes ponctuels des différents membres de la communauté sans exclusive.

52. Ce « braconnage » social, si braconnage il y a, est caractéristique d’une situation dont le changement est le maître mot. D’ailleurs il reçoit le duwaaw (bénédiction) de ceux qui sont au sommet de la société, les seerenbe toorobbe ou les autres marabouts43, qui agissent dans l’ombre depuis les crises écologique et sociale. Mais, dans son faux-semblant, la société refuse de se regarder dans le miroir et feint de vivre une authenticité instituée en légendes et autres fantasmes des origines.

Ceux qui ont réussi socialement sont très souvent qualifiés de faybe (tiré du verbe fayde qui signifie engraissé) ou de haarbe (tiré du verbe haarde qui signifie littéralement repaître). On retombe ainsi dans des attributs purement bestiaux. Ces individus n’ont aucun caractère humain. Ils ne peuvent être décrits, dans leur « empiffrement » que comme de véritables animaux.

53. Même si, par ailleurs, fleurissent aujourd’hui des associations d’immigrés dont la base est l’appartenance à une catégorie sociale donnée, cela n’entache en rien les mutations qui s’observent. Ces associations n’ont pas pour volonté la reproduction des anciens systèmes mais leurs membres ont pour objectif un désir de visibilité et de présence (bien qu’ils soient absents ou parce qu’ils sont absents) remarquée et remarquable dans la communauté d’origine, du village et du pays.

Ce sont de véritables gisements électoraux dans lesquels les partis politiques puisent. Ces regroupements sont porteurs d’une marque et d’une volonté d’être là et de pouvoir servir les causes d’une catégorie dont l’objectif est de faire entendre une ou des voix afin de promouvoir un des leurs resté au pays et engagé politiquement.

Les actions menées par ces associations sont d’un grand appoint aux gouvernements et permettent à ceux qui sont restés au pays de jouir de cette manne. Ces associations déploient des moyens considérables pour participer à l’équipement des villages : forage, adduction d’eau, construction de cases de santé, d’écoles et de toutes autres infrastructures pouvant contribuer au soulagement des souffrances des populations.

54. Au-delà d’une simple reproduction mécanique des principes d’une organisation sociale, nous assistons aujourd’hui à la construction de nouvelles identités dont les contours et le rôle futur restent à déterminer. Elles s’opèrent de manière progressive, épousent diverses formes et empruntent plusieurs directions. Dès lors, les suivre et les appréhender tient de la gageure.

De leurs variations continuelles dépendent les qualités et surtout la pertinence des mutations. Tout cela permet de nouvelles lectures des différentes trajectoires prises par la société. Aussi paradoxalement que cela puisse paraître, la redéfinition des identités se fait dans la remobilisation autour de ces références qualifiées d’archaïques.

Mais l’essence et le soubassement de ces organisations ne sont point une volonté de faire revivre cette vision de la société qui véhicule l’idée que chaque individu est défini en fonction de sa naissance, de son rang et des valeurs que lui transmettent ses ancêtres. L’individu s’inscrit aujourd’hui dans un autre réseau de relations qui sont en compétition avec les moyens et l’outillage mis en place par la société. Ceux qui s’entendent sont ceux qui peuvent échanger, dans le sens économique du terme, des biens et communiquer au-delà des canons édictés par une société traditionnelle où les rôles sont préétablis, héréditaires et immuables.

Ces réalités sont certes prégnantes dans les esprits et les imaginaires qui les nourrissent, mais deviennent inopérantes dans un monde en perpétuel développement. Les toorobbe et les autres classes sociales sont confrontés aux réalités économiques, et les capacités des uns et des autres à s’adapter à cette nouvelle donne priment sur les origines sociales, les iwdi, mythifiés et érigés en barrières infranchissables ou prétendument infranchissables.

L’insertion dans un monde dit unifié, dans des États républicains dont les principes sont de permettre l’émergence de l’individu dans sa capacité à s’assumer et exprimer sa voix en tant que citoyen, poussent à croire et même à défendre, que le changement est en voie de réalisation.

55. L’utilisation quotidienne de ce corpus de langage (pour la dérision aujourd’hui) ne semble pas être en contradiction avec les changements qui s’opèrent de l’intérieur. Cette situation est, me semble-t-il, porteuse d’espoirs. Les codes de comportement et le langage qui l’accompagnent sont les catalyseurs des changements dans la société haalpulaar.

La prise de conscience de leur poids n’est pas facile car ils ont épousé le caractère d’une vérité avec leur quotidienneté. Le temps historique les a validés. Au-delà de la frustration et/ou de la vanité qu’ils peuvent produire, ils sont à mon avis un moyen efficace de décrire la société haalpulaar dans sa nudité.

Perspectives : et demain ?

56. Au terme de cet examen de quelques éléments et facteurs qui entrent dans la définition des places et de leur perpétuation en milieu haalpulaar, je peux affirmer que les subjectivités sociales érigées en règles de différenciations et de classifications permettent d’interroger la conscience de cette société et de comprendre l’épaisseur des barrières sociales.

Celles-ci sont plus évidentes dans les échanges matrimoniaux. Ces derniers auraient pu être un facteur d’intégration sociale entre les différentes couches statutaires. Mais les mariages mixtes restent problématiques. L’endogamie est de règle même si, par ailleurs, on observe quelques échanges. Ils restent limités dans le temps et très dispersés dans l’espace.

Du simple qualificatif non connoté nous passons à l’insulte abjecte, voire à une animalisation ou à la chosification de l’Autre considéré comme celui qui est en dehors des normes de civilité que l’on bâtit autour de son moi propre ou plutôt de celui des fasiraabe. On arrive ainsi à fabriquer un moi collectif source d’identification, de sur-valorisation, de prétention sociale et de vanité. L’important dans cette démarche est de sembler appartenir à un monde de privilégiés sociaux. Cette stratégie est propre à toutes les catégories.

C’est une pratique partagée par tous et qu’on retrouve dans ce principe du ndimaagu (que je traduis ici par la vertu et non par son autre sens de noblesse). Car tout individu dans la société peut être qualifié du noble s’il se montre vertueux. Le forgeron, l’esclave, le noble (toorodo) et tous les autres peuvent être qualifiés de nobles s’ils sont respectueux de leur parole (d’où le kongol dimo : parole de vertueux), de leur engagement et de tout ce qui peut contribuer à apprécier leur justesse et leur rectitude. Donc, au-delà de la hiérarchisation verticale, chaque lignée déploie ses propres facteurs d’identification44 et ses moyens d’insertion dans la structure sociale.

57. Le braconnage sur le terrain social est possible car « les gardiens du Temple » sommeillent dans l’évocation nostalgique des ancêtres. La longue nuit des contes, des mythes fondateurs de la société a été surprise par les lueurs imposantes du jour qui se lève. Pendant que les somnambules s’activent dans leurs illusions, les supposés dormeurs se réveillent de la longue nuit de l’obscurantisme social. La société haalpulaar est en train de s’émanciper de ces piliers qui ont longtemps fondé son existence. Mais cette émancipation emprunte à la tradition séculaire ses mécanismes en les évidant de leurs négativités instituées.

Abderrahmane N’Gaïde : Historien, Enseignant-Chercheur

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40 Il y a plus d’une dizaine d’années, le maire de Boghé (ville située au sud de la Mauritanie) était baylo. Ce fut un scandale d’autant plus qu’il était accusé de ne pas être un « originaire » mais un arani (un étranger à la société). Il était dès lors inconcevable qu’il puisse diriger la mairie mais, par le jeu des alliances et surtout avec l’intransigeance du gouvernement, il allait accéder à la mairie et son beau-fils allait hériter de son poste après les secondes consultations.

Comme beaucoup d’autres élections en Afrique, celles-ci furent contestées et des échauffourées perturbèrent la quiétude sociale. Mais, au-delà d’une simple irrégularité dans le décompte des voix, apparaissait, en filigrane, dans les discours, le statut social du candidat. Il avait, dit-on, trahi la cause des Noirs et épousé celle du gouvernement dont la volonté est de se subordonner par la force les populations locales en jouant sur la corde la plus sensible. Toujours est-il que le discours des origines sociales est toujours prégnant dans la société haalpulaar.

Cette situation à Boghé ne me semble pas marginale. Elle peut se retrouver dans d’autres localités. Lire l’article de Penda Mbow afin de mesurer à quel point le débat autour des castes pose de réels problèmes en Afrique de l’Ouest et au Sénégal. Elle affirme avec force et conviction : « Pour certains intellectuels sénégalais, le problème des castes apparaît suranné car relevant, selon eux, d’un combat d’arrière-garde au moment où le continent se trouve confronté à toutes sortes de difficultés » (2000 : 71).

41 C’est vraiment l’image du monde à l’envers avec tout ce que cela sous-entend comme « sens dessus dessous » pour reprendre les termes de E.A.McDougall (2000). En effet quand les « vaches s’abreuvent à l’aide de leur queue », il y a de quoi s’étonner et se poser des questions existentielles. Nayye njardii laaceeje exprime ici les changements irréversibles qui s’opèrent dans la société.

42 C’est moi qui souligne.

43 Je les qualifie de « mara-bouillons » qui donnent des breuvages et d’autres astuces et techniques compliquées qui brouillent davantage. Mais les explications labyrinthiques sont des éléments qui mettent en confiance le demandeur et qui permettent aux « mara-bouillons », dans d’autres séances, de trouver la faille afin de maintenir leur aura et leur capacité à résoudre les problèmes du client.

La parole répétée devient ainsi une thérapie et un baume pour celui qui l’écoute et qui l’avale, sans autre attente que celle de résoudre le problème du moment. On peut les désigner par le vocable de marabouts de l’informel. Leur plus grand principe est la mobilité urbaine car, très souvent, ils s’adonnent à l’escroquerie pure et simple.

Depuis l’avènement de la crise, nous assistons à la floraison des marabouts faiseurs de miracles et qui profitent de l’incrédulité des désabusés pour se frayer un passage et sortir de la crise. La crise nourrit la crise. Le syncrétisme religieux, les séances profanes et les divinations se multiplient dans un milieu réputé être musulman. Ces phénomènes semblent être peu étudiés. Ils permettent de saisir à quel point ceux qui agissent dans l’ombre mettent en confiance, malgré tout, un nombre d’individus qui sont au bord de la crise de conscience. Tout le monde y recourt, du haut dignitaire au simple citoyen « crisé ».

Ce sont de véritables psychologues et des psychanalystes avertis des maux de la société. Très souvent, pour captiver leurs clients, ils les devancent en leur posant des questions-réponses qui émerveillent ceux qui sont venus chercher refuge auprès d’eux. Dans les villes, ils ont des choix de résidence qui leur permettent de se rapprocher davantage des populations les plus nécessiteuses.

Ces marabouts de la crise « s’exportent » aujourd’hui et envahissent le monde moderne ou la crise de confiance et de croyance en soi est forte (Paris, dans le xviiie arrondissement, aux stations de métro La Chapelle et Château rouge). Ils n’opèrent pas seulement en milieu immigré, quelques membres de la société d’accueil ont recours à leurs talents supposés.

44 Ses facteurs se lisent dans les codes : toorodaagu : code de comportement des toorobbe ; maccungaagu : code de comportement des maccube ; cuballagal : code de comportement des subalbe. Ils sont sous-tendus par les mêmes principes : montrer aux autres les manières d’être du groupe tout entier. Mais, tous ces codes sont coiffés par celui du haalpularaagal (le fait d’être haalpulaar qui procure « suffisance », « candeur », « grandeur », voire « orgueil ») qui agit comme un super code. Dans certaines circonstances, il annule les autres pour authentifier la solidarité ethnique infaillible entre les différentes catégories sociales.

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Commentaires (3)

  • Top Gun (H) 07/07/2014 12:24 X

    La noblesse dans le vrai sens du terme est incompatible avec certaines pratiques que nous voyons en face nous. N est pas noble qui le prétend de surcroît des tambour major battant heureusement qu il ya des gens qui savent faire la différence entre la tradition orale a grande pompe et l histoire et savent reconnaitre ce qui est noble et digne et ce qui ne lest pas.

  • a.bennan (H) 07/07/2014 01:46 X

    Vous dites "les nobles": les nobles n'ont pas besoin d'un article de 2km pour s'hexiber. Voyez plutot comment amadouer la flamme qui est en vous. Vous etes bien de chez nous n'est ce pas?.

  • Ould Yarg (H) 07/07/2014 00:16 X

    tu nous parle trop de ce passe comme si tu es nostalgique de l époque. le passe c'est le passe comme disait Amadou Dabbo le fou de Boghe ta ville, mais mon cher Ould Hamath Ngaide Ghouli mon frère quelles sont les remèdes a utiliser pour éviter a la société mauritanienne un affrontement (inévitable) ethnique , puisque vous vous êtes chercheur ( en quoi)trouver nous des solutions a nos maux, notre passe est connu mais notre futur est imprévisible

    revenez au pays, ouvrez a trouver des solutions a nos problèmes, et c'est seulement en ce moment que vous aurez le turban du vrai Kaladio