02-11-2014 15:30 - Genèse de la question ethnique et raciale en Mauritanie ou genèse d’une domination: Réponse à Maria Villasante Cervello, l’auteur de chronique politique de la Mauritanie

Moustapha Mamadou Toure - L’objet de cette présente contribution traite de la genèse de la question ethnique et raciale en Mauritanie. Elle prend comme point de départ un point de vue que nous voudrions nuancer et qui concerne les affirmations de l’anthropologue franco-péruvienne Mariella Villasante Cervello et du politologue français Jean François Bayard.
Ces affirmations abordent d’une certaine manière les rapports de l’Etat et de l’ethnicité dans le contexte pluriethnique de la Mauritanie.
En effet, dans la série d’articles publiés par Adrar-info, sur le site de presse en ligne Cridem, sous le titre de « chronique politique de la Mauritanie », Mariella Villasante Cervello met face-à -face deux types de nationalisme qualifiés de chauvins.
Elle renvoie dos à dos deux nationalismes qui, selon elle, s’affirmèrent dans le champ politique mauritanien dans les années 1980, celui des arabisants prônant « la supériorité de la langue et de la civilisation arabes » et « celui …des élites intellectuelles et jeunes auto-nommés négro-mauritaniens ».
Le second nationalisme est, à son avis, inspiré de l’idéologie de la négritude de Senghor à la lumière de laquelle, de son point de vue, les forces de libération africaines de Mauritanie (FLAM créées en 1986) abordent la question de la « fracture sociale » dans ce pays sous l’angle raciste, dans leur « manifeste du négro-mauritanien opprimé ».
Nous réservons notre appréciation sur le soi-disant racisme qui caractériserait la négritude défendue par Senghor, dans une prochaine contribution. Toutefois, nous soulignerons au passage que la négritude, comme le fait remarquer le philosophe africain J.G Bidima, est « une revendication nationaliste dénonçant les justifications politiques, économiques et culturelles de la colonisation, une façon de revaloriser l’Afrique» (cf. Jean-Godefroy Bidima, la philosophie négro-africaine [?], Que sais-je no 2985, presse universitaire de France, 1995, p. 12-13), et les africains qui en étaient victimes.
C’est une telle entreprise qui a sous-tendu les écrits des chantres de la négritude que sont Aimé Césaire, Léon-Gontran Damas et Léopold Sédar Senghor. Sartre a écrit que c’est l’antisémitisme qui fait le juif. On pourrait dire que c’est l’esclavage et la colonisation qui ont enfanté la négritude. Cette volonté de « repersonnalisation » de l’homme noir a été saluée par le philosophe français, Jean Paul Sartre dans Orphée Noir, jugeant le particularisme auquel s’est attaché la négritude comme un chemin indispensable à l’homme noir pour défendre sa dignité d’homme et que c’est un moment de la dialectique de l’histoire vers l’universel.
Cette démarche est selon Sartre révolutionnaire. Concernant ces références aux écrits du philosophe français sur la Négritude, nous vous renvoyons aux articles de Rokhaya Oumar Diagne et de Philippe Gouet publiés dans la Revue négro-africaine de littérature et de philosophie, Ethiopiques No 61-2ièmesemestre 1989. Fermons cette parenthèse et revenons à notre sujet qui, d’une certaine manière, nous ramène, pour être plus précis, au débat sur la question des rapports entre ethnicité, race et Etat en Mauritanie.
Pour aborder cette question, Mariella V.Cervello commence, avant tout, par souligner, en Afrique, « le caractère restreint des luttes ethniques…en réalité toutes les oppositions ethniques ont une part d’ethnicité, c'est-à -dire de mise en avant des identités restreintes ; et parallèlement, une part de revendications citoyennes d’accès à la pleine égalité nationale » (cf. Mariella Villasante cervello, publication Adrar-info-cridem.org).
Reconnaissant le fait de l’ethnicité dans les oppositions politiques en Afrique, l’auteur ne perd pas de vue l’existence d’une autre revendication citoyenne adressée à l’Etat et qui appelle à une égalité de traitement de tous les citoyens.
A ce propos, en Mauritanie, l’appel à l’égalité au plan sociopolitique n’a jamais occulté les revendications identitaires qui se sont cristallisées, sous le régime du premier président mauritanien Moctar ould Daddah, autour de la question linguistique étroitement liée à celle de l’enseignement, dès 1966 au lendemain de l’indépendance, et par la suite en 1979, sous le régime militaire.
C’est pour surmonter cette question qui pousse de façon récurrente la jeunesse négro-mauritanienne à la révolte, et soutenue en cela par leur communauté, que furent adoptées, le 18 octobre 1979, par le Comité militaire de salut national (CMSN) , l’instance dirigeante en Mauritanie à cette époque, « les orientations d’une nouvelle réforme de l’enseignement intégrant les langues nationales négro-africaines (Pulaar, Wolof, Soninké) officialisée et transcrites en caractères latins» (cf. Oumar Moussa. Bâ, Noirs et Beydanes mauritaniens, l’école creuset de la nation- Harmattan).
A cet égard, faut-il considérer les revendications identitaires des noirs en Mauritanie comme le fait exclusif de l’élite intellectuelle noire et non celles des élites traditionnelles noires qui, selon Mariella Cervello, s’accommodent généralement du discours officiel exprimé par l’Etat mauritanien ? Cette élite traditionnelle à supposer qu’elle soit adepte de « la politique du ventre » et qu’elle se range du côté du pouvoir, pour des intérêts bassement matériels, ne constitue pour autant, en réalité, qu’une minorité insignifiante par rapport à l’ensemble des négro-mauritaniens marginalisées culturellement, économiquement et politiquement, en raison de leur sous représentation dans ces différent secteurs.
Quant à l’idée selon laquelle les revendications identitaires sont une exclusivité des intellectuels, celle-ci a été émise à une certaine époque et dans un autre contexte de crise qui est celui des grands lacs où on a laissé entendre, qu’autant au Rwanda qu’au Burundi, « le sentiment d’appartenance n’est partagé que par les couches dirigeantes ».
Ceci a été démenti par des observations selon Filip Reyntjens qui écrit, dans le cas du Rwanda, « contrairement à ce que laisse entendre le discours de certains intellectuels et bon nombre de dirigeants, la division ethnique n’est pas un phénomène superficiel qui rongent certains intellectuels ». (cf. Filip Reyntjen, L’Afrique des grands lacs, en crise, Edition Karthala, page.13).
Pour ce qui est du Burundi et citant Darbon, Reyjents rapporte que « la subjectivité de la mobilisation ethnique s’articule sur l’objectivité de la marginalité politique et économique » (cf. reyjents, idem, page.14). C’est justement ce type de marginalité que dénonce, encore aujourd’hui, la plupart des noirs mauritaniens. Cette dénonciation est relayée publiquement par leurs élites intellectuelles, à travers des écrits tels que « le manifeste du négro-mauritanien opprimé ».
Outre ce démenti, Reyntjens rejette cette tendance à réduire les revendications identitaires à « un simple partage de gâteau par des élites ». « Cette politique du ventre » de la part des élites africaines est au cœur de l’ouvrage de Jean François Bayard intitulé l’Etat en Afrique, la politique du ventre. Une politique qui se sert de l’ethnicité et du tribalisme pour arriver à ses fins.
A ce propos Bayard affirme que "dans le contexte de l’Etat africain, l’ethnicité existe principalement comme un agent (moyen) d’accumulation, à la fois de richesse et de pouvoir politique. Le tribalisme est donc perçu moins comme une force politique en soi qu’une voie par laquelle s’exprime la compétition pour l’acquisition de richesse, de pouvoir et de statut " ( traduit par nous de l’anglais cf. J.F Bayard, The state in Africa, the politics of Belly, Edition Longman London-New York, page.55, L’Etat en Afrique, la Politique du ventre).
Force est de reconnaitre ici que la démarche intellectuelle de Mariella sur la question identitaire en Mauritanie s’inspire largement de celle de Bayard. Ce dernier insère les revendications identitaires des négro-mauritaniens dans son schéma d’intelligibilité comme relevant à cet égard de l’ethnicité, qu’il décrit dans son ouvrage susmentionné. C’est dans le contexte mauritanien qu’il choisit ses tous premiers exemples, entre autres, relatifs au rapport Etat/ethnicité, en Afrique.
Le premier est relatif au « manifeste des 19 » émanant des élites négro-mauritaniennes datant de 1966, dénonçant l’introduction de l’arabe dans l’enseignement en Mauritanie comme moyen de défavoriser les populations noires dans l’accès aux emplois de la fonction publique, entre autres.
Et, le deuxième exemple renvoie au « manifeste du négro-mauritanien opprimé » de 1986 critiquant la confiscation de leurs terres fertiles de la vallée du fleuve Sénégal par les « beïdanes » (terme qui signifie littéralement « blancs » et par lequel les arabo-berbères de Mauritanie s’auto-désignent) et l’octroi de prêts bancaires en vue de leur mise en valeur. Un manifeste qui selon Bayard appelle à la violence contre les usurpateurs des terres (cf. JF Bayard, idem page.56).
Pourtant, les revendications scolaires et culturelles de 1966 et de 1979, compte tenu de leur ampleur et des réponses souvent mitigées de la part des autorités mauritaniennes, ne sauraient être réduites à un problème de partage de richesse nationale, pour ne pas dire en caricaturant, à un problème de partage de gâteau. La non résolution correcte de ces revendications débouchera sur la crise survenue en 1989.
Celle-ci fait suite à un banal conflit à la frontière entre le Sénégal et la Mauritanie, et qui a conduit à l’épuration ethnique des noirs de Mauritanie, à leurs déportations en masse au Sénégal et au Mali où ils sont présents jusqu’à nos jours, aux exécutions sommaires de sa composante militaire (près de 1700 victimes) et civile, aux expropriations foncières dans la vallée et aux vols de biens et de milliers de bétails dont ils ont été victimes.
Ces événements tragiques ne doivent pas être pris à la légère comme en attestent les présentations laconiques qu’en font Mariella Cervello la conquistador franco-péruvienne et son inspirateur à savoir Jean-François Bayard, le vaillant chevalier, sans peur ni reproche.
Pour échapper à une telle légèreté dans les analyses et pour mieux saisir les enjeux identitaires en Mauritanie qui ne se réduisent pas à simple « partage de gâteau » et en raison des conflits qu’ils suscitent et qui pèsent sur l’existence même de la Mauritanie comme entité politique, il convient de se rapporter à la genèse de la question raciale et ethnique dans ce pays.
Il s’agit, entre autres, de montrer que les conflits identitaires en Mauritanie ont un fondement idéologique et historique que d’aucuns veulent passer sous silence pour mieux évacuer leurs responsabilités historiques concernant une agression et une domination à l’encontre des négro-mauritaniens. Avant de traiter ce sujet à proprement parler, nous allons tout d’abord commencer par nuancer les affirmations de nos deux auteurs, pour mieux cadrer nos analyses.
Nous ne récusons pas dans le contexte de l’Etat contemporain africain le rôle de l’ethnicité et du tribalisme dans la gestion prédatrice des biens publics, ni le comportement prédateur de certaines élites africaines adeptes de « la politique du ventre », toutefois nous estimons qu’il faut nuancer les propos de Bayard qui perçoit dans ce comportement prédateur du personnel de l’Etat africain postcolonial un éloignement du modèle de « l’Etat, né de l’occupation colonial »… {Qui fait] l’objet de multiples pratiques de réappropriations… {et] un champ d’indétermination relative ».
Il faut tout de même noter que le développement de certains scandales liés à certaines affaires, en France, au sommet de l’Etat, ces dernières années, impliquant des fonctionnaires français et des dirigeants africains, prouvent que ce n’est pas seulement en Afrique que se pratique cette « politique du ventre ». Par ailleurs, Jean suret-Canal estime que Bayard « ne saisit l’Etat qu’à travers son personnel et les comportements de ce personnel, mais les fonctions de l’Etat, de ses divers services, pour l’essentiel, ne sont pas modifiés.
Elles sont héritées directement de la colonisation, prédéterminés dans les structures économiques, la législation, etc. ». En effet, ce que l’on a appelé décolonisation n’a été qu’une procédure de remplacement « du gouverneur [de la colonie] par un président autochtone…
Les chefs de services européens sont remplacés par des ministres nationaux, les administrateurs coloniaux relayés (souvent immédiatement) par des administrateurs africains » (cf. Jean Suret-Canal, revue Pensée Janvier-Février 1995, page. 25).
Telle est la tâche qui a incombé aux réseaux de Jacques Foccart nommé conseillé technique à l’Elysée, en 1958, par le général De Gaulle, en charge des problèmes africains. Ces réseaux vont constituer les relais entre l’Etat colonial français et les Etats postcoloniaux issus de la colonisation (cf., Pierre Péan, l’homme de l’ombre, Affaires africaines, Edition Fayard p.261).
A ce propos, Péan écrit qu’ « on peut affirmer sans grand risque d’erreur qu’une part importante des matériaux dont dispose le fondateur de la 5ième république pour forger sa pensée sur l’évolution de l’ex-empire lui a été fournie par Foccart »(cf. Pierre Péan, l’homme de l’ombre, idem, page.262).
Pour conjurer les soi-disant erreurs de la 4ième république, le général De Gaulle « veut réinstaller la France à son rang dans le concert des nations…il invente la « communauté » grand ensemble de cent million d’habitants, liant de manière institutionnelle, sur la base de l’égalité des peuples, les territoires d’outre-mer à la métropole, ensemble dont il est le président » (cf. P. Péan, l’homme de l’ombre, idem, p.262).
La continuité entre les Etats issus de la colonisation et la France, la dépendance à son égard sont ainsi assurées. Cette continuité et cette dépendance se sont affirmées explicitement, lorsque le président François Mitterrand a déclaré lors du sommet franco-africain de la Baule, en juin 1990, la nécessité de la démocratisation des régimes politiques africains jugée inséparable de l’essor du développement. La démocratisation devient une conditionnalité de l’aide au développement.
Depuis a-t-on cessé le soutien aux dictatures ? Rien n’est moins sûr. En témoigne en Mauritanie, le soutien apporté par les réseaux foccartiens ou de ce qui en reste, au coup d’Etat d’aout 2008 du général Mohamed ould Abdel Aziz perpétré contre l’ex- président démocratiquement élu Sidi Mohamed ould cheikh Abdallahi.
A une autre occasion, ces réseaux « foccartiens » se sont illustrés à travers un de leurs canaux à savoir « l’Association des amis de la Mauritanie », quand il s’est agit de redorer le blason de l’ex-président dictateur exilé aujourd’hui de force au Qatar, suite à son éviction par un coup d’Etat militaire en 2005, à savoir Sid Ahmed ould Taya, que l’on voulait sortir de son isolement diplomatique, d’une part, en raison de sa responsabilité au premier chef dans l’épuration ethnique des années 1989 des négro-mauritaniens ; et en raison, d’autre part, du soutien qu’il avait apporté au régime baasiste de Saddam Hussein, son mentor et celui des nationalistes arabes de Mauritanie, lors de la première crise du golf en 1990.
Soulignons au passage que c’était dans cette même perspective que le régime d’ould Taya allait établir des relations diplomatiques avec l’Etat d’Israël en 1999 sous la pression, aussi faut-il le dire, de certaines puissances occidentales ; celles-ci seront d’abord gelées en 2009 puis rompues en 2010 par le régime du général putschiste Mohamed Ould Abdel Aziz...
Moustapha Touré, Dakar août 2014
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