03-07-2020 11:54 - Karim Miské, On ne peut pas construire une société sur l'amour de la mort

Karim Miské, On ne peut pas construire une société sur l'amour de la mort

Traversees-Mauritanides - En 2020, plusieurs pays d’Afrique célèbrent les soixante ans de leurs indépendances. Parmi les documents qui retracent ce moment majeur, le fabuleux documentaire Décolonisations, une fresque en trois volets qui donne la parole aux colonisés.

Un travail original réalisé par un trio : Marc Ball, Pierre Singaravélou et Karim Miské. Nous avons rencontré ce dernier, Franco-mauritanien, fin décembre 2019, lors d’une projection en avant-première suivie d’un débat aux studios Holpac, à Nouakchott.

Quelles impressions après la projection de votre documentaire à Nouakchott ?

Karim Miské : Un bonheur ! Et une chance pour moi, de montrer cette série ici, en Mauritanie, là où mon grand-père avait été enlevé par les Français au début du siècle dernier pour être envoyé à « l’école des otages » et devenir interprète colonial. Là où mon père [Ahmed Baba, auteur de La décolonisation de l'Afrique revisitée.

La responsabilité de l'Europe, Ed Karthala 2014, Ndlr] a participé à la création du mouvement anticolonialiste Al Nahda, ce qui lui vaudra de faire de la prison. Là où, après sa libération et l’indépendance, il a rencontré ma mère, jeune assistante sociale française venue du pays colonisateur, mais emportée par les rêves qui animaient tous ceux qui avaient la lourde tâche de faire advenir un pays neuf.

J’ai toujours eu le sentiment d’être le produit de cette histoire mêlée et féconde. Alors, c’est peu de dire que j’ai vécu cette projection avec orgueil ! Comme une sorte d’hommage à mon père et à ma mère.

Et le contact avec le public ?

J’ai été surpris de l’impact. Au départ, nous ne devions montrer que le premier épisode, mais tout le monde a insisté pour voir le deuxième, puis le troisième ! D’aucuns ont été choqués de découvrir les vraies horreurs commises au Congo à cause du roi des Belges, Léopold II.

Choqués aussi du rôle de Blaise Diagne, député du Sénégal à l’Assem­blée nationale française, dans le recrutement des soldats « indigènes » qui serviront de chair à canon durant la Première Guerre mondiale.

Ce documentaire arrive dans une actualité riche, avec la création d’une monnaie qui serait affranchie de la Banque de France ou la contestation de la présence militaire française dans le Sahel…

La présence française en Afrique est problématique depuis les indépendances, en 1960. Malgré un système mis en place pour étouffer toute velléité. Et Foccart, de Gaulle et Houphouët-Boigny avaient réussi à empêcher la création d’une fédération ouest-africaine.

Des Africains protestent, depuis, contre ce système de « cogestion » de leurs ressources. La Françafrique continue à avoir la peau dure ! Mais son système finira par craquer le jour où il n’aura plus de sens pour des citoyens dont ni les parents, ni les grands-parents n’auront connu l’ère coloniale…

N’y a-t-il pas toujours une forme de néocolonialisme de la part des anciennes métropoles ?

Dans le dernier épisode de la série, nous parlons de la mise en place du néocolonialisme à travers la figure de Mobutu (ancien président du Zaïre, actuelle République démocratique du Congo, ndlr). Dans les pre­mières décennies de l’indépendance, ce néocolonialisme concernait surtout la France, la Belgique et les États-Unis. Aujourd’hui, la Chine, l’Inde et même la Turquie s’intéressent de plus en plus à l’Afrique. Il

est un peu tôt pour savoir ce que va donner cette nouvelle « ruée » et comment le continent y fera face. Nous avons réalisé une série histo­rique. Cela permet de comprendre les enjeux du présent mais pas de prédire l’avenir, qui n’est jamais écrit.

Décolonisations montre que les colons ne sont pas partis de gaieté de cœur ! Pourquoi n’en parler que maintenant ?


Les colonisateurs ont réussi à cacher aux opinions publiques de la métropole ce qui se passait dans les colonies d’Afrique subsaharienne. L’insurrection malgache de 1947, qui a fait des milliers de morts, n’a pas été connue du grand public français.

Y a-t-il une peur à déclassifier les archives coloniales ?



Bien évidemment. Les crimes contre l’humanité sont imprescriptibles. On comprend bien que les Britanniques, les Portugais, les Français n’ont aucune envie de mettre sur la place publique leurs horreurs en Malaisie, en Angola, ou au Cameroun. Mais ils ont tort, car le passé que l’on cache empêche d’embrasser pleinement le présent. Jusque-là, seuls les Britanniques ont reconnu, sous pression, leurs crimes au Kenya.

Difficile de traiter 150 ans de colonisation en 3 heures. Quel était le parti pris de votre démarche ?

Arte est une chaîne franco-allemande à vo­cation européenne. Nous avons donc conçu cette série pour répondre aux attentes de ce public. Mais celui-ci est aussi composé de gens d’origines diverses parmi lesquels des millions de descendants des peuples colonisés en Afrique ou en Asie.

Pierre Singaravé­lou, Marc Ball et moi-même avons, de par nos origines familiales, des liens très forts avec d’anciennes colonies françaises ou britanniques. Nous avons donc conçu ce film pour un public mondial. Nous n’avons pas fait une histoire de victimes mais de combattants de la liberté.

Dans le film, on voit Frantz Fanon en porte-à-faux avec le pacifisme de Gandhi. Aujourd’hui, on constate sur le terrain africain des mouvements tels que « le Balai citoyen » au Burkina, « Y’en a marre » au Sénégal… La nouvelle génération serait-elle plus proche de l’auteur de Peau noire, masques blancs ?

La plus proche figure, et qui brille encore, c’est celle de Thomas Sankara ! Sa recherche d’une indépendance véritable est un objectif que beaucoup partagent. La question n’est pas celle de la violence ou de la non-violence, mais de l’adéquation des moyens avec les buts recherchés. En ce sens, le « Balai citoyen » et « Y’en a marre » sont des modèles inspirants.

Le documentaire révèle, autant en Asie qu’en Afrique, des femmes en première ligne.

Oui, elles ont combattu la colonisation au même titre que les hommes. Certaines, comme la reine de Jhansi, Sarojini Naidu, ou Mary Nyanjiru ont même dirigé des expéditions. Mais une fois les colons rentrés chez eux, on a demandé aux femmes de faire de même. D’une manière malhonnête, leur bravoure a été passée sous silence. Par cette série, nous leur redonnons la place qui leur revient : en pleine lumière !

Pourquoi le cinéma Nollywood, au Nigeria, a-t-il retenu votre attention ?

Pour son défi culturel, qui a une double fonction : se libérer soi-même, s’épanouir, mais aussi partager son imaginaire avec les peuples du monde. On y retrouve une fabrication dans laquelle un Indien peut s’émouvoir d’une histoire d’amour au Nigeria ou, qui sait, en Mauritanie !

L’identité est au cœur de votre œuvre : Juifs et musulmans, si loin si proches, Musulmans de France, Derrière le voile… Qu’est-ce qui inquiète de nos jours ?


Depuis la chute des régimes communistes, on nous dit qu’un seul monde est possible : le libéralisme économique. Or cette idéologie s’avère hostile au pluralisme de la pensée. Et les êtres humains ont besoin d’autre chose, qui les dépasse, pour se sentir exister. L’identité peut remplir ce rôle.

Cela peut être positif tout autant qu’inquiétant. On le voit à travers les crises que traverse le Sahel, entre djihadisme et conflits ethniques manipulés. En Europe avec la montée des mouvements populistes qui ne sont qu’une nouvelle version de la vieille extrême droite. En Inde, Chine, Birmanie, avec les violences contre les minorités musulmanes.

Qu’on ne s’y trompe pas : que les victimes soient des Rohingyas ou des chrétiens d’Irak, que les tueurs soient des extrémistes bouddhistes ou des djihadistes, c’est toujours le même refus de l’Autre. Or, on ne peut pas construire une société à partir de l’amour de la mort.

Vous avez aussi obtenu, en 2012, le Grand Prix de littérature policière pour Arab Jazz. La réalisation semble toutefois prendre le dessus sur l’écriture…

Quand on m’a proposé de réaliser cette série, j’étais sur un roman. Je l’ai laissé dormir, ne pouvant dire non à un projet aussi ambitieux et nécessaire. Là, plus rien ne me fera quitter mon clavier avant de l’achever !


Source : Francophonies du monde | n° 3 | mars-avril 2020

https://www.fdlm.org/blog/2020/03/20/50-ans-de-francophonie-avec-francophonies-du-monde/

En savoir plus

Filmographie sélective

• 2013 : Juifs et musulmans, si loin si proches, documentaire

• 2009 : Musulmans de France, documentaires produits par la Compagnie des Phares et Balises - France 3

• 2009 : Un choix pour la vie, documentaire produit par Point du Jour - France 2

• 2000 : La Parole des Sourds, documentaire produit par Point du Jour - co-auteur Daniel Abbou - France 2

• 1997-2006 : série de documentaires (France 5) dont : Nationalité : Sourd ! (surdité et immigration) ;

• 1997 : Lajji, businessman africain, par Periscoop, en collaboration avec Brigitte Delpech, Canal +

• 1996 : Sur la route des Croisades, documentaire produit par Arts-Maillot, ARTE (Adapté de l'œuvre de Jean-Claude Guillebaud)

• 1994 : Islamisme : le nouvel ennemi ?, documentaire produit par Boyard Production, ARTE

• 1993 : Derrière le voile, la séduction en Mauritanie, Produit par Periscoop, réalisé en collaboration avec Brigitte Delpech, Canal +, RTSR

Bibliographie

Le livre du retour, Ouvrage Collectif, Paris, Ed. Autrement, 1997. Arab jazz, Paris, Viviane Hamy, 2012. Prix du meilleur polar 2012 S'Appartenir, Paris, Viviane Hamy, 2016

Passerelles | Entretien

Propos recueillis par Bios Diallo



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