26-04-2014 08:00 - Le langage d'autorité politique et ses traductions en Mauritanie précoloniale rois, chefs et émirs dans la Gibla du XIXE siècle (7)
Adrar-Info - Sécurité, autorité et légitimité au milieu du XIXe siècle au Brâkna.
Depuis le XVIIIe siècle, les Français avaient négocié des traités avec les Hassân de la gibla qui conditionnaient le payement des coutumes à la protection du commerce. Cependant, jusqu’au XIXe siècle, la balance du pouvoir qui favorisait généralement les Hassân vis-à -vis des Européens rendit difficile la mise en pratique de cette condition.
Écrivant en 1829, à la fin d’une période d’hostilité entre Saint-Louis et le Trârza, l’Inspecteur des Cultures, E. Brunel, reconnut que le gouvernement aurait à payer les coutumes rétroactivement, pour les années durant lesquelles le Trârza avait mis à mal les intérêts commerciaux de la colonie.
Au vue de la condition initiale pour l’octroi des coutumes, cette situation était entachée d’une ironie amère. Cependant, Monsieur Brunel écrivit :
« Mais il faut considérer que le temps a tellement modifié les idées qu’on s’est faites, et surtout que les Trarzas se sont fait, de l’origine et de l’objet de ces impôts qu’il est difficile que le gouvernement puisse faire valoir aujourd’hui les conventions primitives… tout en continuant à avoir leurs effets quant à la redevance qu’elles stipulent… [1]».
Il est rare que dans les lettres du Trârza ou du Brâkna antérieures aux années 1850, les chefs hassân fassent état d’un lien quelconque entre la délivrance des coutumes et la sécurité. La situation se modifia au cours de la moitié du siècle, singulièrement parmi les Brâkna.
Dans les années 1860, à peu près toutes les lettres sollicitant la reconnaissance du titre de Roi des Braknas, contenaient des promesses élaborées pour protéger le commerce et travailler à la sécurité dans le pays. Les écrivains adaptaient librement les discours de la gibla sur la protection et la légitimité pour satisfaire les demandes françaises. En 1864, Muhammad al-Habib assura le Gouverneur [shaykh ndar] que :
« Vous ne devez pas douter de mon amour pour les chrétiens et de ma préoccupation pour leur assurer la sécurité des routes [amana turuqahum]. Si vous faisiez pour moi ce que vous avez fait pour mes ancêtres [aslâf] alors j’excellerai en tout ce que mes ancêtres ont fait, seulement si vous adhérez à l’ancien engagement [‘ahdukum al-qadîm] avec les Ahl Aghrish. [2]»
Quelques mois plus tard il écrivit à nouveau au Gouverneur :
« Depuis que je suis venu dans ce pays l’an dernier, il n’y eut que réconciliation [islâh] en son sein. Je ne demande rien de vous jusqu’à ce que je sois maître de la terre [istawallaa ‘alâ al-ard] et que j’aie dispersé mes ennemis et détruit l’unité de ceux qui avaient été les maîtres [mustawalliyûn] de ce pays avant moi. J’ai fait périr mes ennemis et les ai chassés de ce pays [balad] uniquement à cause de mon désir d’être proche de vous et de votre amitié.
À présent, si vous et moi sommes des hommes de parole et d’amitié [ahl ‘ahd wa mawadda], et si vous souhaitez de moi ce que ceux qui ont fait avant moi ont souhaité — c’est-à -dire un résultat heureux sur cette terre [‘âqib al-turâb] sur laquelle je suis revenu pour votre sécurité —, alors faites pour moi ce qu’ils firent, et rapprochez-vous de moi comme ils furent proches. Donnez-moi ce que a appartenu à mes ancêtres [mâ li ajdâdihi]. [3] »
Comme ces lettres le montrent, les chefs hassân comme Muhammad al-Habib qui promirent de protéger le commerce trouvèrent une formulation adéquate pour le faire. Ils adaptèrent un ancien discours sur la protection qui était profondément ancrée dans l’idéologie guerrière de l’honneur et de la responsabilité.
Le protecteur — dans ce cas Muhammad al-Habib — promettait de promouvoir la sécurité, de sécuriser [amana] les routes de passage de la gomme arabique, de conserver la paix [sâlima] de ceux qu’il protégeait, de promouvoir l’amélioration [islâh] de leur condition, et enfin de supprimer la corruption [fasâd] dans leurs affaires.
Du reste, le protecteur était lié à ceux qu’il protégeait par la proximité [qurb], par l’engagement [‘ahd], et par l’amitié [muwadda], de la même manière que les protégés étaient liés à lui par le biais du payement du tribut, ou de la hurma (un terme parfois utilisé pour décrire les coutumes, de même que le terme plus commun mkubbul). Muhammad al-Habib ne reconnaissait pas vraiment une nouvelle responsabilité mais plutôt l’élargissement d’une responsabilité plus ancienne.
Un discours commun s’adaptait ainsi pour refléter les nouvelles réalités du pouvoir politique dans cette région de frontière du désert, permettant aux chefs hassân de répondre aux demandes des Français sur la sécurité du commerce.
Muhammad al-Habib n’était pas le seul chef Brâkna à traduire des concepts de l’autorité politique de la gibla d’une manière changeante, en suivant les évolutions des intérêts et des préjugés de ses interlocuteurs de Saint-Louis. Sidi A‘li wuld Ahmaddu était peut-être le plus compétent des chefs Brâkna à procéder ainsi. Cela n’est pas surprenant. En 1848, le Commissaire Du Château avait enlevé le fils de douze ans de Ahmaddu à l’Escale du Coq et l’avait emmené à Saint-Louis.
Il vécut là pendant trois ans, sous la supervision du Gouverneur et sous le tutorat de Hamet Ndiaye Anne, le tamsir, c’est-à -dire le chef agrée de la communauté musulmane de la colonie (Robinson 2002). Du Château avait expliqué ses motivations dans un rapport au Conseil administratif du Gouverneur. Il rappelait que Ahmaddu était décédé en 1841 à une époque où Sidi A‘li était trop jeune pour assumer le pouvoir. Ainsi, les Français avaient soutenu un Régent faible (Muhammad al-Rajil), dont ils pouvaient disposer au moment opportun, lorsque les successeurs légitimes auraient l’âge. Du Château continua :
« Le jeune Sidi-Ely n’a que 12 ans environ, il est par conséquent assez jeune encore pour recevoir toutes les impressions favorables à nos intérêts que le Gouvernement local s’efforcera de faire pénétrer en lui. L’instruction et l’éducation qu’il recevra à Saint-Louis, en l’éclairant sur des avantages de notre civilisation, ne peuvent que le disposer à de bons sentiments pour nous dans l’avenir. » [4]
Quelque soient « l’instruction et l’éducation » que Sidi A‘li reçut Saint-Louis, il est clair qu’il avait acquis une connaissance des attitudes et de culture politique de la colonie qui n’avaient aucun de ses contemporains. Il comprit les hypothèses légitimistes qui guidaient les Européens sur l’ordre politique de la gibla, et l’investissement que le Gouvernement français avait fait sur lui comme éventuel successeur de son père Ahmaddu.
En 1853, deux ans après son retour au Brâkna, il débuta sa campagne pour obtenir la reconnaissance des Français. Ses lettres à Saint-Louis dénonçaient l’actuel Roi des Braknas, Mhammad wuld Sidi. En Mai 1853, une lettre de Sidi A‘li au Gouverneur Protet (shaykh ndar) montre sa compétence à mobiliser les hypothèses légitimistes des Français et en appelais à leur obsession avec la sécurité du commerce :
« Sachez que mes intentions et vos intentions sont les mêmes, et que je n’écouterai pas les paroles des calomniateurs. Mon unique préoccupation est d’être fidèle à l’engagement [‘ahd] de mon père envers les chrétiens ou [même] de le dépasser si allâh le veut. Je m’appliquerai uniquement à ce qu’il leur plaise aussi longtemps que je vivrai…
Je suis avec le shaykh de ndar pour le bien être des chrétiens et des ‘arab [les guerriers hassân]. J’ai succédé aux Ahl Sidi [Mhammad wuld Sidi] qui m’ont précédé dans le commandement de ce pays [wa huwa lahiqa ahl sîdi sabaqûhu bi al-imâra li al-ard]. Ils ont semé la corruption [fasâd] au sein du pays à travers les chrétiens, les noirs, les ‘arab et les zwâya.
Mais le peuple de Sidi A‘li, du premier jusqu’au dernier, recherche seulement et acceptera seulement que les améliorations [islâh] pour le pays. Et en ce qui concerne les soucis de ce monde, je m’en remets d’abord à allâh, et ensuite au shaykh de ndar. Je demande aux chrétiens les coutumes [mkabbul] suivant l’ancienne pratique qui fut suivie durant la vie de mon père [‘alaa ‘âdatihi al-awalî fî hayyaat abîhi], Ahmaddu.
Et je leur demande les coutumes de l’année précédente, et aussi le tiers de ce qui fut rétiré à Mhammad wuld Sidi lorsqu’il me fit la guerre. À cette époque, j’étais jeune et wuld Sidi prit en charge des affaires [wa tawallâ ibn sidi al-amr]. Ensuite il sema la corruption [fasâd] dans le sol (partout !), et il altéra tout ce qui avait existé [les liens] entre Ahmaddu et les chrétiens.
À présent le véritable maître de la terre, celui qui est chargé de ces affaires, [sâhib al-ard wa mutawallin amrihâ] a atteint la maturité, et il n’acceptera que leur amélioration. Et j’accepterai seulement que ce qui est fait pour moi, soit ce qui fut fait à mon père.
Je ne peux pas payer les dettes de wuld Sidi des biens que j’ai hérité de mon père [min mâlihi al-ladhi waritha ‘an abîhi] parce que les Ahl Sidi n’avaient rien au début [asl(an)], parce qu’ils n’avaient pas d’amîr parmi eux, parce qu’ils ne peuvent hériter de leurs pères [min abâ’ihim] à cause de la jeunesse de leurs maîtres [mawlan]….
Et comme pour les chrétiens, pas une goutte de leur eau [des commerçants] ne pourra pas être renversée si allâh le veut. Je ne chercherai pas querelle avec eux [les commerçants], comme wuld Sidi le fit. Ils n’attendront aucune parole maléfique venant de moi, et je les garderais contre les autres jusqu’à ce qu’ils reviennent en sécurité au shaykh de ndar. Et si je fais appel à eux en un jour de besoin, ils ne me donneront rien, ni peu ni beaucoup, alors je serais patient avec eux pour rassurer la pensée du shaykh de ndar [5]».
Sidi A‘li inculpe son rival, Mhammad wuld Sidi, en affirmant qu’il a « il altéra tout ce qui avait existé [les liens] entre Ahmaddu et les chrétiens » [ghayyara mâ kâna ‘alayhi ahmaddu ibn sîdi a‘li ma‘a al-nasârâ]. Il fait référence à une dispute qui se passa au cours des années où Sidi A‘li était à Saint-Louis.
Mhammad wuld Sidi avait demandé une nouvelle coutume. Les Français avaient résisté à cette demande comme d’autres de même nature, en insistant sur le fait que les précédents engagements datant « de l’époque de Ahmaddu » devaient être observés. [6] Lorsqu’il était au service du Gouverneur, Sidi A‘li a certainement entendu parler de cette dispute et a reçu la version française des événements comme un élément de son « instruction et éducation ». Sa lettre place avec habilité ce point de vue français dans une critique plus générale de son adversaire basée sur la question de la légitimité politique.
Le passage cité se réfère cinq fois à la mort de Ahmaddu. Chacune de ces références approfondit l’argument légitimiste jouant sur la nostalgie française sur la relative stabilité politique qui avait prévalu jusqu’en 1841. La lettre met en parallèle la conduite exemplaire de Ahmaddu avec la corruption [fasâd] de Mhammad wuld Sidi, qui a cherché querelle [takhâlafa] aux Français et les a calomniés.
Par ailleurs, Sidi A‘li promet une restauration, sous les successeurs légitimes de Ahmaddu, avec un retour aux « engagements » [‘ahd] et à une « amélioration » [islâh] du pays. Utilisant le discours classique des guerriers sur la protection et la responsabilité, il répond aux demandes françaises pour la sécurité régionale. Sidi A‘li protège les commerçants, les « gardant » [ra‘â] contre tout danger jusqu’à ce qu’ils reviennent en sécurité au Gouverneur.
Enfin, s’ils devaient les refuser quelques-unes de leurs demandes, il « serait patient » [sabara] de façon à « rassurer l’esprit du Gouverneur » [jabara khâtir shaykh ndar].
Dans un passage saisissant, la lettre présente les conceptions européennes de la légitimité dynastique avec l’idéologie de la noblesse guerrière lorsque l’auteur présente les Ahl Sidi comme un peuple qui « n’avait rien au départ » [lâ shay’ lahum asl(an)] [7]. En plus de sa forme adverbiale commune, le terme asl (noblesse) renvoie au discours saharien sur la pureté du sang et du caractère qui se manifeste dans les vertus guerrières du courage, de la générosité, et de la loyauté, et qui place les nobles hassân en dehors des autres membres de la société.
Ce passage vient en réponse à une demande des commerçants pour que Sidi A‘li paye les dettes que Muhammad wuld Sidi avait contractée. Il répond donc que ces dettes ne lui incombent pas parce que le peuple de wuld Sidi n’a pas des droits légitimes pour les contracter sous couvert de l’autorité de l’amîr. Le sens de ce passage fut parfaitement compris à Saint-Louis.
La traduction de celui-ci établie par les interprètes donne ainsi à lire : « La famille de Sidi n’avait aucun droit au pouvoir, elle n’en avait pas hérité parce que le maître du pays était Sidy Ely, quoiqu’il fût jeune. [8]»
A suivre…/
Dr Raymond M. Taylor Saint Xavier University, Chicago (États-Unis) .Traduit de l’Anglais par Christophe de Beauvais .Publié dans : Colonisations et héritages actuels au Sahara et au Sahel, sous la direction de Mariella Villasante Cervello, Paris, L’Harmattan : 205-236.
Articles précédents : http://adrar-info.net/?p=24356 ; http://adrar-info.net/?p=24396; http://adrar-info.net/?p=24400;http://adrar-info.net/?p=24441; http://adrar-info.net/?p=24456;
[1] ANS 9G-6 (Traités, Maures Trarzas, 1810-1893), document n°6, « Réflexions sur la paix avec les Trarzas », E. Brunel, Inspecteur des cultures, le 25 Février 1829. Trois mois plus tard, Brunel était signataire d’un traité de paix qui obligeait le gouvernement à payer en totalité les coutumes dues depuis 4 ou 5 ans depuis 1824, ces coutumes ayant été suspendues suite à la guerre entre le Waalo et le Trârza. (ANS 9G-6, Traité du 15 Avril 1829 entre Brunet, Pellegrin, Calvé et Alin de la part du Gouverneur ; et Ahmad wuld Laygat, Ahmad wuld Bûbakar al-Sadiq, Ahmaduta, et Muhammad wuld Sîdi de la part de Muhammad Lhabib). [En français dans le texte, NDT].
[2] ANS 9G-4, 149, Muhammad al-Habib wuld al-Mukhtar au Gouverneur, le 29 Juillet 1864. [Traduit de l'Anglais, NDT].
[3] ANS 9G-4, 166, Muhammad al-Habib wuld al-Mukhtar au Gouverneur, le 10 Janvier 1865. [Traduit de l'Anglais, NDT].
[4] ANS 1G-19, Voyage chez les Braknas par M. du Château, 1848. [En français dans le texte, NDT].
[5] ANS 9G-4, 56, Sidi A‘li wuld Ahmaddu au Gouverneur, le 29 Mai 1853. [Traduit de l'Anglais, NDT].
[6] ANS 9G-1, 28, Gouverneur à Mhammad wuld Sidi, avec la réponse, 1848. Au final, il y eut une taxe sur les habitants de la gibla qui agissait comme médiateurs indépendants ( connus sous le nom de maîtres de langue ou tarjimân) initiés par Ahmaddu wuld Sidi A‘li. En 1848 Mhammad wuld Sidi proposa de récolter la même taxe des laptots [marins du Fleuve] de la flotte commerciale. Le Gouverneur Baudin refusa.
Une note inscrite dans la marge de la lettre du gouverneur explique : « Lorsque le Roi Hamedou à crée cette coutume, il ne l’avait crée que pour les gens de la nation qui voulaient servir de maître de langue aux traitants, c’est un droit qu’ils levaient sur eux ses tributaires, mais il n’en est pas de même des gens de Saint Louis, et Hamedou n’avait jamais pensé à faire une telle demande. » [En français dans le texte, NDT].
[7] D’autres guerriers de la gibla avançaient également des arguments « légitimistes » mais avec beaucoup moins d’habileté que Sîdi A‘li. En 1864, Sidi Mbayrika écrivit au Gouverneur sous couvert de Muhammad al-Habib wuld al-Mukhtar : « Vous avez dit de Muhammad al-Habib wuld al-Mukhtar wuld Sidi qu’il était faible, mais il est plus fort que Sidi A‘li et plus raisonnable [a‘qal]. C’est un chef parmi les guerriers arabes, inégalé en intelligence et en honneur [innahu sayyid min al-‘arab hassân wa ‘aqlan wa muruu’atan].
Quant à [Sidi A’li], il est déshonoré par ses liens (sa mère était une esclave [amma]). Il a violé des traités et a commis des tricheries sans fin. Si Muhammad al-Habib [était à sa place] il ne lui aurait jamais permis de faire cela… » [Traduit de l'Anglais, NDT] (ANS 9G-1, 211-2, Sîdi Mbayrika au Gouverneur, le 1er Mai 1864).
[8] ANS 9G-4, 55, Trad. française du dossier ANS 9G-, 56, Sidi A‘li wuld Ahmaddu au Gouverneur, le 29 Mai 1853.