27-06-2014 23:59 - Manuscrit d’auteur : « Ils travaillent pour manger et ils mangent pour travailler » (3)
Adrar-Info - Classements théoriques et discours sur les artisans (m’allemîn) de la société bidân de Mauritanie
Les péripatétiques m’allemîn
Venons-en à l’examen des péripatétiques m’allemîn. Dans l’ancien monde nomade et pastoral des Bidân, les m’allemîn remplissaient des fonctions professionnelles associées à la vie matérielle dans le désert, mais également d’autres fonctions sociales essentielles à la vie culturelle et politique de cette société musulmane de l’extrême Maghreb.
Si l’on tient compte de ces faits, on ne peut pas les considérer comme “marginaux”, si ce n’est que du point de vue démographique, leur nombre est en effet assez restreint -bien qu’aucune donnée démographique n’est disponible.
Or il semble que les hypothèses sur leur situation marginale et/ou extérieure proviennent d’une confusion entre les représentations sociales - exprimées dans les discours des nobles des sociétés concernées,- et leur situation structurelle qui, elle, est bien distincte.
D’un point de vue structurel, ils produisent des biens matériels indispensables à la vie sociale, ils sont les artisans de la “culture matérielle” de la société; parallèlement, ils ont des rôles d’intermédiation dans les affaires domestiques (dont les relations hommes femmes) et dans les affaires politiques.
Comme dans les cas des artisans-musiciens inaden de la société touareg (Hélène Claudot-Hawad, communication personnelle), et des péripatétiques des Bédouins Rawla de Syrie (W. & F. Lancaster 1987 : 317), les m’allemîn ne sont pas tenus de respecter le code de l’honneur des nobles. A mon sens, ceci s’avère nécessaire pour pouvoir, justement, remplir le rôle social que ces derniers leur ont imposé et qu’ils ont adopté comme stratégie de vie sociale.
En effet, la plupart des descriptions sur les m’allemîn insistent sur ce “manque de respect des codes de l’honneur”, ce faisant, ils insistent sur les préjugés et les stéréotypes associés à leur situation et n’apportent que peu de lumières sur leur place dans la société et, de ce fait, leur classement conceptuel reste dans l’ombre.
Une autre idée avancée sur les groupes péripatétiques de cette société est celle qui considère qu’ils ne seraient pas inclus dans le système segmentaire et identitaire des Bidân. Ainsi par exemple, P. Bonte (1998 : 837) considère que les m’allemîn, tout comme les “griots”, les nmâdi, les imrâgen et les groupes serviles seraient extérieurs au système des “ordres” (guerrier, religieux, tributaire) de la société bidân, étant bien entendu que “l’appartenance aux ordres signifie en fait l’appartenance à une tribu”.
En parlant des forgerons et des musiciens-poètes, Bonte, anthropologue spécialiste de cette société, évoque néanmoins le problème posé pour l’interprétation de ce qu’il considère comme un problème de classement non résolu :
“Les forgerons, m’almîn, et les griots, iggâwan, constituent deux groupes statutaires bien particuliers dans la société maure. S’ils sont bien définis par leur position statutaire dans cette société, de même que par leurs activités, ils n’appartiennent pas au système des ordres dans la mesure (…) où ils ne se constituent pas en tribus distinctes, mais se rattachent par des rapports de protection et de clientèle à des lignées hassân et zawâya surtout.
Notons bien cependant qu’il ne s’agit pas là d’une explication, mais d’une simple observation : le fait demande à être interprété. Je n’entreprendrai pas dans le cadre de cette thèse une étude approfondie de ces deux groupes sociaux {forgerons et griots} Elle aurait nécessité des recherches particulières, qui ont été déjà et menées pour une part, s’agissant des griots du moins, par Michel Guignard (1975).” (Bonte 1998 : 856).
Il est certain que, comme le signale Bonte, les m’allemîn ne constituent pas des
qabâ’il distinctes, et qu’ils sont rattachés à certaines d’entre elles par de relations de protection et de clientèle. Le fait s’explique parce que les m’allemîn constituent des groupements restreints et endogames, issus de diverses origines, organisés sur la base de leur spécialisation professionnelle, qui les mène à chercher des “patrons” (ou dans un autre langage des clients) pour vendre leurs biens et leurs services.
Ils constituent ainsi des groupes péripatétiques comme il en existe d’autres dans le monde. Cependant, ils ne sont pas extérieurs au système segmentaire bidân, ils se rattachent au contraire à une qabîla particulière et partagent avec elle une même identité collective (’asabiyya) tout en gardant le souvenir de leurs origines généalogiques particulières (Gabus 1976 : 22).
Ce fait ne concerne pas seulement les m’allemîn, mais aussi d’autres groupes “clients”, tels les groupes des hrâtîn (d’origine servile), ou de groupes libres et nobles mais affaiblis qui se rattachent - par des relations de protection, - à de groupes bidân puissants. D’une manière générale, l’expansion démographique des qabâ’il bidân a suivi ce même processus historique de rattachement des groupes extérieurs, “clients”, à de groupes dominants (issus d’ancêtres reputés nobles), ce qui n’excluait guère les changements des rattachements segmentaires (Caro Baroja 1955).
Les changements de rattachement à une qabîla donnée étaient toujours possibles et avaient comme conséquence le changement des identités segmentaires. Le fait était (et reste encore) courant dans cette société fondée sur l’appartenance segmentaire et identitaire à une
qabîla donnée (Villasante-de Beauvais 1995 : 1266 et sqq., 1998a : 238 et sqq.). En conséquence, dire que les groupes tels les m’allemîn sont “extérieurs” au système segmentaire équivaut à considérer certains discours des nobles sur leurs “origines étrangères” comme des faits structuraux, ce qui est irrecevable.
En Mauritanie, tous les m’allemîn sont culturellement et linguistiquement des Bidân, parlant l’arabe du pays —le hassâniyya ou le klâm al-Bidân (le parler des Bidân)—; et ils appartiennent à une qabîla bidân donnée, les nobles parlent d’eux en disant “nos m’allemîn”, et les m’allemîn eux-mêmes se reconnaissent comme ressortissants de telle ou telle qabîla —il en va de même des hrâtîn, des îggâwin, des nmâdi et des imrâgen.
Ce qu’il faut comprendre c’est que dans une qabîla bidân tous les membres ne sont pas égaux en rang; mais qu’il existe des différences hiérarchiques qui distinguent les membres les plus nobles —issus généalogiquement des ancêtres fondateurs—, des membres moins nobles, ou non-nobles, rattachés par des liens de clientèle et de patronage aux lignages nobles qui conservent la chefferie politique.
Enfin, certains auteurs ont signalé le fait que certains groupes de m’allemîn étaient des tributaires des familles guerrières (Teffahi 1953 : 118, Norris 1968 : 24, Gabus 1976 : 30, Ould Cheikh 1985 : 404). Il me semble cependant que l’on ne peut pas considérer cette situation comme relevant d’un fait de structure —ce qui impliquerai le classement des m’allemîn parmi les autres “tributaires” provisoires qui existaient dans cette société.
Je pense qu’en réalité le terme “tributaire” désigne ici des relations d’interdépendance existantes entre une famille de m’allemîn donnée et son
patron-protecteur. Ainsi, comme le note Gabus (1976 : 30) en parlant d’un artisan de
Walâta, “il est tenu de faire tout ce que (son patron) lui demande comme tributaire, mais peut demander à n’importe qui à manger ou des vêtements.
A suivre… /
Mariella Villasante Cervello. Dr en anthropologie sociale (EHESS, Paris). Chercheuse associée/ Investigadora asociada Instituto de democracia y derechos humanos de la Pontificia Universidad Católica del Perú (IDEHPUCP), Institut Français d’études andines (IFEA, Lima, Pérou), Centre Jacques Berque (Rabat, Maroc)
Articles précédents : http://cridem.org/C_Info.php?article=657721 ; http://cridem.org/C_Info.php?article=657746