04-01-2015 13:51 - Dr Mariella Villasante Cervello : Chronique politique de Mauritanie décembre 2014 (10)

Dr Mariella Villasante Cervello : Chronique politique de Mauritanie décembre 2014 (10)

Adrar-Info - Réélection du président Mohamed Ould Abdel Aziz, avancée de l’islamisme radical et mouvements sociaux contre l’esclavage interne et pour les droits civiques des minorités noires.

Les mouvements sociaux contre la persistance des relations serviles

Les mouvements sociaux contre la persistance des relations serviles ont été très actifs tout au long de l’année, et ils ont montré la gravité d’une situation de plus en plus tendue vis-à-vis d’un gouvernement qui fait preuve d’une totale incapacité à la gérer correctement.

Contrairement à certaines analyses, ces mouvements ne se réduisent pas à la défense des droits humains, car ils concernent en réalité les revendications politiques d’une partie démographiquement importante de la société mauritanienne hassanophone, (alors que les Noirs représentent une minorité nationale).

Deuxièmement, il faut poser ès maintenant que sous le terme « esclavage », dont la connotation de subordination est très forte en français, se classent diverses situations de dépendance personnelle qui explicitent la persistance des relations serviles dans toutes les communautés ethniques Mauritaniennes.

Les dépendances extrêmes existent bel et bien, mais elles sont bien réduites en comparaison avec les dépendances qui caractérisent les liens entre maîtres et domestiques/serviteurs dans d’autres pays hiérarchisés de l’Afrique, des pays arabes et aussi des pays latino-américains.

Le mouvement le plus ancien, El Hor, est revenu sur le devant de la scène politique, en janvier, critiquant les déclarations du premier ministre Moulay Ould Mohamed Laghdaf à un journal égyptien, dans lesquelles il associait l’expulsion de la délégation israélienne du pays aux campagnes menées contre la Mauritanie à cause de l’esclavagisme49.

Samory Ould Bèye, président de El Hor a accordé un entretien au Calame en octobre, dans lequel il affirme que les « hratîn » n’accepteront plus d’être des citoyens de seconde zone, et que « les « maures » doivent comprendre que leurs « compatriotes Noirs » sont déterminés à se faire respecter et à conquérir la place qui leur sied dans leur pays.

Autrement c’est une déclaration de guerre civile, ce que nous ne souhaitons certainement pas à notre pays50. »
Si les revendications politiques du dirigeant sont très claires, son usage des termes identitaires est quelque peu imprécis, et il en va de même de l’usage qui en font la majorité de dirigeants « anti-esclavagistes ».

En effet, la société bidân/hassanophone fut nommée « maure » par les colonisateurs, qui distinguaient entre « Maures blancs », les bidân d’origine libre, et les « maures noirs », les bidân d’origine ou condition servile.

Le terme « hrâtîn » est devenu synonyme de « maure noir » mais aussi « d’esclave » ou « d’ancien esclave », alors qu’en réalité la situation statutaire des esclaves (‘abd) est très particulière, très réduite, et que la majorité de ceux qu’on nomme « hrâtîn » connaissent diverses situations de dépendance vis-à-vis d’une famille et/ou d’un groupe social uni par la parenté.

Nous avons examiné ces questions dans une publication parue en 2000 [Groupes serviles au Sahara, CNRS Editions], et dans un livre qui vient de paraître, Le passé colonial et les héritages actuels en Mauritanie (Paris, 2014), dans lequel Meskerem Bhrane présente ses analyses de la situation des groupes serviles à Nouakchott. D’autre part, l’association entre condition de servilité et origine ethnique n’est pas claire dans l’usage de Samory Ould Bèye, ni des autres dirigeants.

Ainsi, lorsqu’il est affirmé que les « hrâtîn » sont les « compatriotes Noirs des Maures », on ne sait pas si le groupe noir inclut les Halpulra’en, les Soninké et les Wolof, principales communautés noires du pays.

Ce qui semble évident c’est que les deux mouvements, celui des « hrâtîn » et celui des Noirs [nommés Afro-mauritaniens par les FLAM/FPC], pourraient se fondre en un seul mouvement dont la direction est encore à déterminer, bien que Biram Ould Abeid ait montré ses dispositions à l’assumer, comme on le verra bientôt.

Cela dit, la polarisation des « Noirs/hrâtîn » mauritaniens contre les Bidân/arabes pourrait effectivement mener à une guerre civile comme le pense Samory Ould Bèye.

Seulement les deux groupes, si l’on peut dire, sont étroitement associés et liés aussi par des liens d’alliance matrimoniale, en conséquence, il serait peu probable que les extrémismes des uns et des autres conduisent à une confrontation directe et violente.

Du moins dans l’état actuel des choses. En décembre, Boubacar Ould Messaoud, leader historique du mouvement SOS-Esclaves, a donné un entretien à Mamadou Lamine Kane51, dans lequel il a posé des idées intéressantes.

Tout d’abord, il a affirmé que « l’esclavage » a été instrumentalisé par les religieux mauritaniens, hassanophones et noirs, alors que l’islam n’a rien à voir avec cela. Deuxièmement, Biram faisait partie de l’association avant qu’il ne décide de partir et de fonder un mouvement moins frileux ; mais il ne partage pas sa démarche.

Cependant, selon Messaoud, les méthodes révolutionnaires de l’IRA peuvent provoquer une confrontation qui serait voulue par les « Maures » dont les victimes seraient les « esclaves », car les maîtres seraient armés et s’entraîneraient régulièrement — une idée au demeurant éloignée de la réalité.

Troisièmement, les « descendants d’esclaves » ont grandi dans la violence des maîtres et ont été éduqués dans la soumission par les mères qui voulaient les soustraire aux agressions. Voilà pourquoi les dirigeants sont couramment des personnes volcaniques. Des idées qui traduisent la confrontation personnelle des dirigeants face à une injustice sociale qui se reproduit encore au pays.

— L’IRA se développe sous la conduite de Biram, un dirigeant qui dérange Biram ould Abeid est devenu l’homme politique de l’opposition le plus en vue du pays malgré les attaques dont il a été la cible de la part des autorités mauritaniennes.

Son discours est en effet considéré comme extrêmement violent et il dérange autant les élites que la majorité d’un peuple mauritanien pas du tout habitué à entendre des critiques d’ouvrages islamiques réputés, et plus généralement des propos méprisants à l’encontre de la société bidân/arabophone/libre dans son ensemble, qu’il accuse d’être « esclavagiste ».

Ce qui est excessif. Au début janvier, la réaction de Biram vis-à-vis du lynchage médiatique contre le jeune forgeron, dit Ould Mkhaitir, a été assez surprenante venant d’un défenseur des droits humains.

En effet, il le présente de manière indirecte comme coupable du crime dont l’accusent les mêmes « juges » de son acte jugé blasphématoire d’avril 2012, mais il demande qu’il soit jugé de manière juste52.

Sur le plan international, le leader ne cesse de recevoir des reconnaissances qui lui servent à mieux asseoir la lutte contre le « système » en Mauritanie. Rappelons qu’en décembre 2013, il a reçu le prix des droits humains attribué par l’ONU.

En juillet, il fut invité par le Congrès des Etats-Unis, où il a témoigné devant la Commission des droits humains sur le thème de l’esclavage moderne53. Et puis en octobre, grâce aux démarches de l’IRA, la ville de Chicago a émis une résolution dénonçant l’esclavage en Mauritanie, et demandant au président Obama de faire de la lutte contre l’esclavage en Mauritanie et dans le monde, une priorité54.

Entretien avec Biram Dah Abeid, prix 2013 de l’ONU pour les droits de l’homme, depuis sa prison en Mauritanie Biram Ould Abeid, prix des droits humains de l’ONU 2013 [Le Calame]

Cette année, Biram a pris la tête d’un vaste mouvement de contestation des agriculteurs de la région du fleuve Sénégal qui s’opposait à l’attribution de 31 000 hectares de terres à une firme saoudienne qui devrait la mettre en valeur grâce à un investissement d’un milliard de dollars55.

Il a lancé une « Caravane contre l’esclavage foncier et la spoliation de terres » en mars, à partir de la ville de Bogué, où Biram a rendu visite aux chefs religieux et aux notables [Thiam, Le Calame du 17 mars]. Ce qui montre aussi les limites de son propre discours « anti-système ».

Dans ce contexte, au mois de mai, Biram a annoncé sa candidature aux élections présidentielles, et comme on le notait précédemment, il a obtenu 8% des suffrages, ce qui implique sa faible capacité de mobilisation nationale. Finalement, la Caravane partie de Bogué s’est terminée le mardi 11 novembre dans la ville de Rosso, par une répression violente des forces de l’ordre et par l’emprisonnement de Biram Ould Abeid et cinq autres dirigeants de l’IRA (Brahim Bilal Ould Ramdane, Khattri Rahel, Djiby Sow, Faitis Cheikhna, Mohamed Allouche).

Ils ont été accusés « d’incitation à la violence, de trouble à l’ordre public, d’outrage à l’autorité et appartenance à une organisation non reconnue. » Le wali du Trarza, Isselmou Ould Sidi a accusé les responsables de « faire la promotion du racisme » et d’en « appeler au spectre des événements de 1989 ». [Le Calame du 20 novembre].

Des manifestations de protestation, réclamant la libération des militants abolitionnistes, se sont succédées à Rosso et à Nouakchott et des graffitis dénonçant l’incarcération de Biram sont apparus sur les façades de commissariats, d’établissements publics [Le Calame, décembre].

Comme on pouvait s’y attendre, l’incarcération sans fondement légal de Biram et des autres dirigeants de l’IRA a produit des réactions sur la scène internationale.

Le 4 décembre, un reportage a été consacré au thème de l’esclavage en Mauritanie dans la revue française L’Obs [n°2613], dans laquelle le journaliste Jean-Baptiste Naudet présente quelques cas de dépendance extrême en faisant croire qu’il s’agit de la « condition ordinaire des esclaves mauritaniens ».

Cette simplification des faits associés aux relations serviles correspond en réalité à l’image qui a été construite par les Occidentaux sur « l’esclavage », et qui est revendiqué aussi par les dirigeants de l’IRA.

Il faut noter en particulier que l’affirmation de Naudet selon laquelle « il y aurait de 150 000 et 300 000 esclaves dans le pays » est complètement farfelue et ne correspond à aucune donnée identifiable. De son côté, le parlement européen a condamné l’arrestation de Biram et a demandé sa libération immédiate [Le Calame du 19 décembre56].

Le Quai d’Orsay a condamné également cette arrestation rappelant l’attachement de la France à la liberté d’expression et de manifestation pacifique, ainsi qu’aux droits de défense et à un procès équitable [Le Calame du 20 décembre57].

Les réactions officielles vis-à-vis des conséquences inattendues de la Caravane organisée par Biram ont été négationnistes, comme d’habitude. En effet, l’imam de la mosquée de Nouakchott, Ahmedou Ould Lemrabott, a défendu la position de l’État qui consiste à nier purement et simplement la persistance des relations serviles, et à parler de manière euphémistique de « séquelles de l’esclavage » ; et il a évoqué la menace que représentent « ceux qui portent atteinte à l’unité nationale » [Alakhbar, Cridem du 12 décembre].

Allant dans le même sens, les oulémas de Mauritanie ont lancé une campagne de prêches contre les « séquelles de l’esclavage » dans tout le pays, faisant remarquer qu’il s’agit d’une pratique sociale vieille de plusieurs siècles [Le Calame du 12 décembre].

A la lecture de ce qui précède, il semble évident que si la lutte politique pour l’égalité sociale des groupes serviles mauritaniens, hassanophones et africains, exprime une volonté de modernisation de la hiérarchie sociale et statutaire, il est aussi clair que les autorités étatiques ne sont pas capables de mener à bien un processus qui, comme en Inde avec leurs castes, est inéluctable.

Autres mouvements sociaux : forgerons, femmes, travailleurs

Il faut préciser encore, avant de conclure, que d’autres mouvements sociaux sont en cours même s’ils sont moins médiatisés. Il s’agit des mouvements de défense des droits civiques des « forgerons58 », réactualisés par la triste affaire d’accusation d’apostasie qui a frappé le jeune ingénieur Mohamed Ould Cheikh, qui vient d’être condamné à mort.

Mais aussi les dénonciations des travailleurs des salines d’Ijjil contre les autorités et les propriétaires59. Et enfin, les dénonciations des violences faites aux femmes, qui deviennent enfin publiques60.

A suivre …/

Dr Mariella Villasante Cervello Institut de démocratie et droits humains (idehpucp, Lima, Pérou) [mariellavillasantecervello@gmail.com]

……………………………………………………………………………………………………………………………………………………….

48 Voir l’article de Jeune Afrique : http://www.noorinfo.com/Mauritanie-entre-les-Flam-le-torchonbrule_ a14872.html, voir aussi la note de ould Soueid Ahmed : http://chezvlane.blogspot.com/2014/09/le-congres-tuele- mot-negro-mauritanien.html

49 Voir : http://www.noorinfo.com/Mouvement-d-emancipation-des-Haratines-Les-autorites-veulent-ternir-l-imagede- la-lutte-pacifique-contre-l-esclavagisme_a11704.html

50 Voir l’entretien complet : http://www.lecalame.info/?q=node/760

51 Voir l’entretien ici : http://www.mozaikrim.com/2014/12/boubacar-ould-messaoud-je-combats-ma-propreviolence. html

52 Voir le communiqué de presse de l’IRA ici : http://www.lecalame.info/?q=node/1074

53 Voir http://www.noorinfo.com/Biram-Invite-du-Congres-americain_a13973.html

54 Voir la communiqué de l’IRA : http://www.lecalame.info/?q=node/883

55 Voir : http://www.noorinfo.com/Mauritanie-l-accaparement-de-terres-facilite-par-le-pouvoir_a12043.html

56 Voir : http://www.lecalame.info/?q=node/1234.

57 Voir http://www.lecalame.info/?q=node/1242.

58 Voir http://www.lecalame.info/?q=node/874



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