04-02-2017 10:12 - Dr Mariella Villasante Cervello : Chronique politique Mauritanie 2016 . Un pays à la croissée des chemins (4)
Adrar-Info - Autoritarisme affirme, islamisme, servilité et lutte de classements
Droits humains
Le dossier humanitaire qui concerne, comme nous le savons, le règlement des terribles violences étatiques des années 1989-1991, reste ouvert malgré les dénégations officielles.
Les associations de défense des droits des militaires et des civils réclament sans cesse que justice soit faite, que l’impunité disparaisse et que les responsables des tortures, des exécutions extra judiciaires, des vols, et des viols massifs perpétrés durant cette sombre période soient menés devant les tribunaux.
Ils demandent aussi les réparations promises et le retour de leurs biens et de leurs fonctions et/ou de leurs pensions de retraite. Dans cette section, on passera en revue la situation de la torture et l’extrême pauvreté, le passif humanitaire, la question dite de « l’esclavage » et la libération des détenus politiques, la condamnation à mort de Mkhaitir et le report de son procès au 31 janvier, et enfin le rejet de deux projet de loi sur la violence faite aux femmes et sur la santé reproductive.
- La torture et l’extrême pauvreté
• Le 3 février 2016, le Rapporteur spécial du Haut Commissariat aux droits de l’homme des Nations Unies sur la torture, Juan E. Méndez, a rendu son rapport préliminaire après sa mission en Mauritanie, réalisée à la demande du gouvernement.
Le rapport précédent date de 2013. Il a montré que les pratiques n’ont jamais cessé en Mauritanie, et qu’elles se développent notamment dans le cadre de la « lutte anti-terroriste ». Cette situation a été dénoncée par Mohamedou Ould Salahi, détenu à Guantamano depuis août 2002, qui a écrit un livre pour rendre compte de son calvaire (GuantamanoDiary,Les carnets de Guatanamo[1], janvier 2015[2]).
(14) Mohamedou Ould Salahi en Mauritanie depuis octobre 2016 (Alakhbar)
Salahi soutient avoir été torturé d’abord en Mauritanie, puis en Jordanie, ensuite en Afghanistan et en fin à Guantamano (Alakhbar, Cridem du 20 janvier 2015[3]). Il devait être libéré en 2010 car aucune charge n’a pas pu être prouvée contre lui. Finalement il a été libéré en octobre 2016 grâce à l’intervention du gouvernement mauritanien, son livre publié en anglais a été traduit en nombreuses langues (Alakhbar du 19 octobre 2016[4]).
(15) Juan E. Méndez, Rapporteur spécial du Haut Commissariat aux droits de l’homme
des Nations Unies sur la torture (Cridem)
Juan Méndez avance que « les garanties juridiques contre la torture et les mauvais traitements sont en place, mais elles ne sont pas appliquées. » Il note également le manque d’intérêt des procureurs et des tribunaux à examiner des allégations de torture, cela d’autant plus qu’il y a une absence totale d’expertise médico-légale en la matière. Lors de ses visites inopinées dans des lieux de détention, d’institutions de santé mentale et des bases militaires (comme celle de Salahdine), l’expert a noté :
« Lors d’entretiens avec des détenus, plusieurs d’entre eux ont décrit diverses formes de coercition exercées par la police et la gendarmerie lors des phases d’arrestation et d’interrogatoire et qui, en vertu du droit international, constituent des traitements cruels, inhumains ou dégradants, tels que des passages à tabac, des menaces, des violences verbales dégradantes et des gifles.(…) d’autres détenus ont reconnu ne pas avoir fait l’objet de mauvais traitements.
Selon certains témoignages que j’ai reçus et que j’estime être fiables, la sévérité de la douleur et de la souffrance endurées constituent de la torture, comme par exemple l’isolement prolongé, le placement dans des positions très douloureuses ou des passages à tabac sévères durant plusieurs jours. (…)
Les conditions de vie des détenus sont inhumaines. Les installations sont surpeuplées, inadéquates
— elles ont en effet rarement été conçues à cet effet — insalubres et insuffisamment ventilées. Il n’y a pas d’accès effectif aux soins de santé, et le suivi dentaire et psychiatrique est totalement inexistant. Les détenus n’ont pas d’opportunité d’emploi ou d’éducation, ni d’activité physique ou d’accès au soleil. » (HCDH, Genève, le 3 février 2016).
Les abus actuels sont liés surtout à la « lutte contre le terrorisme », qui a touché le pays entre 2005 et 2009[5], au nom duquel les autorités mauritaniennes ont renforcé leurs procédures de torture, tout en conservant les détenus dans des prisons où le mode de vie est complètement inhumain. Méndezsouligne que l’impunité des crimes des années 1989-1992 rend plus banale la continuation des tortures aujourd’hui [voir l’item Passif humanitaire]. Précisons encore qu’un réseau « Ensemble contre la torture en Mauritanie » est né en juin 2013, et a été reconnu officiellement par les autorités[6].
• En mars 2016, l’avocat Mohamed Sidi Abderrahmane Brahim a publié un article concernant la torture en Mauritanie (Cridem du 16 mars[7]). Il rappelle que le pays a signé le Protocole facultatif contre la torture le 27 septembre 2011. Le 10 septembre 2015, on adopta la loi 2015-034 portant l’institution du Mécanisme national de prévention de la torture (MNPT).
Au début janvier 2016, une Commission chargée de sélectionner les membres du MNPT a été créée par l’arrêté n°052-2016. Cependant, l’avocat signale de graves insuffisances du MNPT, et propose d’harmoniser d’urgence la législation avec les normes internationales, de vulgariser les principes de lutte contre la torture, d’exiger le respect des droits des détenus et de contrôler les prisons.
Il laisse comprendre que le choix des membres de l’équipe n’est pas cohérent. De plus, le MNPT n’a pas le rang d’autorité étatique, mais d’organe consultatif, « une espèce d’organisation ayant un pouvoir plutôt moral ». Or, « les pouvoirs publics doivent être conscients qu’un MNPT ne peut travailler utilement sans l’assistance des autorités exécutives et judiciaires, ce qui suppose la préparation du terrain. »
(15) Maître Mohamed Sidi Abderrahmane Brahim (Cridem)
• Entre le 2 et le 11 mai 2016, Monsieur Philip Alston, Rapporteur spécial des Nations Unies sur l’extrême pauvreté et les droits de l’homme a effectué une visite en Mauritanie.
Avant de partir, il a rendu publiques les grandes lignes de son futur rapport en soulignant que « Le gouvernement doit fournir davantage d’efforts pour tenir sa promesse de lutter contre les séquelles de l’esclavage, et doit aller au-delà d’une approche de charité pour aller vers une approche qui reconnaît que chaque Mauritanien a un droit fondamental à l’eau, aux soins de santé, à l’éducation, et à l’alimentation.[8] » Tout en reconnaissant que des réalisations importantes ont été faites surtout dans les zones urbaines, il a précisé que 44% de la population rurale continuait à vivre dans une pauvreté écrasante dans des régions comme le Gorgol, le Brakna et le Trarza, où il s’est rendu.
D’après lui : « Pour beaucoup de personnes, le seul impact tangible des politiques de développement du gouvernement jusqu’à présent a été l’expropriation de leurs terres et leur attribution aux investisseurs à grande échelle et cela sans aucune compensation. » Sur la discrimination ethnique et statutaire, Monsieur Alstom a noté que « Les Haratines et les Négro-Mauritaniens sont systématiquement absents de toutes les positions de pouvoir réel et sont continuellement exclus de nombreux aspects de la vie économique et sociale.
[Or] Ces groupes représentent plus des deux tiers de la population, mais diverses politiques servent à rendre leurs besoins et leurs droits invisibles. » Les déclarations de Monsieur Alstom ont provoqué des réactions étatiques, notamment du Commissariat aux droits de l’homme qui « désapprouve fermement le contenu du communiqué de presse rendu public le 11 mai ».
Ainsi, les autorités accusent Monsieur Alstom de « partialité » et considèrent qu’il a « clairement épousé les thèses de certains milieux et ONG hostiles au pays. » Le refus de la réalité continue donc à primer au sein des instances mauritaniennes censées porter secours aux populations les plus démunies et défendre les droits humains.
• Du 24 au 28 octobre 2016, une mission de quatre experts des Nations Unies sur la prévention de la torture s’est rendue en Mauritanie sous la direction de Catherine Paulet, qui a salué la mise en place d’un Sous-comité pour la prévention de la torture dans le pays. Cependant, elle a signalé aussi que les défis restent immenses, notamment pour garantir l’indépendance de cette instance étatique (Le Calame, Cridem du 1 novembre 2016[9]).
• Le 3 janvier 2017, l’Assemblée nationale a consacrée la séance plénière à la question posée par le député du parti islamiste Tawassul, Mohamed Ghoulam, sur les cas de torture et des mauvais traitement dans le pays.
Il rappelait en effet que malgré les lois existantes, les citoyens qui manifestent sont régulièrement bastonnés par les forces de l’ordre, et que diverses formes de torture et d’atteinte aux dignités personnelles sont réalisés dans les commissariats de police.
Le député, qui a versé des larmes en évoquant ces faits, a demandé au ministre de Justice, Brahim Ould Daddah, de donner des explications sur ces atteintes à la loi, et les mesures prises par le département de justice pour mettre fin à la torture.
Le ministre Daddah a nié l’existence de toute forme de torture dans les centres de détention de Mauritanie, affirmant que les photos exposées par le député ne valaient rien car avec les nouvelles technologies on pouvait manipuler les photos à des fins personnelles (AMI, Cridem du 4 janvier 2017). On constate ainsi, une fois encore, le déni de réalité des autorités mauritaniennes.
(16) Brahim Ould Daddah, ministre de Justice (NoorInfo)
— Le dossier humanitaire : officiellement fermé mais rien n’a été réglé
Pour mémoire,le dossier humanitaire concernant les atrocités des années 1989-1991 fut ouvert par le président Cheikh Abdellahi en mars 2007 ; il organisa le retour des refugiés du Sénégal en mars 2008 et annonça la création d’une Commission de vérité ; mais toutes ces avancées furent anéanties par le retour de la dictature militaire par le coup d’État du général Mohamed Ould Abdel Aziz du 6 août 2008.
Son gouvernement de facto organisa une cérémonie officielle, connue sous le nom de la Prière de Kaédi le 25 mars 2009, qui devint la Journée de la réconciliation. En mars 2009, la Commission nationale des droits de l’homme fit signer un accord d’indemnisation aux 244 victimes identifiées par le gouvernement, et leurs ayant-droits acceptèrent de recevoir 2 millions d’UM [environ 5 119€], un terrain, et leur renoncement signé à porter plainte contre l’État ou les forces armées pour les exactions subies.
Une association se créa pour soutenir ces décisions étatiques, le Collectif des victimes de la répression (COVIRE), et divisée en 2012, et dont une partie(dirigée par Sy Abou Bocar) s’est rangée du côté du gouvernement, alors que l’autre, dirigée par l’ancien lieutenant Mamadou Husseyn Kane continue la lutte pour faire reconnaître les droits des victimes.
(17) Mamadou Husseyn Kane (en blanc) président de COVIRE(©Villasante 2015)
• En outre, la Loi d’amnistie de 1993 n’a pas été abrogée, et les associations regroupées au sein du Forum des organisations nationales des droits de l’homme (fonadh), reconnue en 2006, demandent sans cesse un véritable règlement des atrocités commises par les forces de l’ordre et par les autorités à l’encontre des citoyens originaires du fleuve Sénégal.
• En janvier 2013, le dossier humanitaire a été déclaré fermé, mais plusieurs associations refusent cette décision unilatérale et autoritaire. Celles-ci estiment qu’entre 1989 et 1990, il y a eu entre 60 000 et 120 000 personnes, en majorité Haalpulaar’en, expulsés vers le Sénégal et vers le Mali.
Le nombre de militaires morts est estimé entre 673 (nouveau coviredeMamadou H. Kane), et 1 760 (coremi, Le Calame du 13 décembre 2012). L’ongAgir ensemble pour les droits de l’homme a proposé en 1992 une liste provisoire de 200 disparus et de 332 victimes[10] ; et une liste de tortionnaires et des assassins de 243 militaires[11]. Cependant ces listes doivent être mieux présentées et actualisées ; une tache que le nouveau covire a prévu de faire depuis quelques années, mais qui est rendue difficile faute des moyens financiers[12].
D’autre part, 355 morts ont été recensés dans quatre fosses communes découvertes à Wothié, Sorimalé, Wending et Teydoumal, mais les corps n’ont pas été identifiés par des tests ADN. Enfin, on estime que 476 villages ont été détruits (avomm, mercredi 9 mars 2016). On ne dispose d’aucun chiffre du nombre de femmes et de fillettes violées, ni du nombre total de fosses communes.
Les expropriations de terres, attribuées aux commerçants et aux groupes serviles, et les exactions contre des Mauritaniens du sud durèrent plusieurs années, créant d’importants sentiments d’humiliation et de frustration. Ce mouvement fut accompagné du rapatriement de milliers de Mauritaniens qui vivaient au Sénégal depuis plusieurs années, voire depuis leur naissance.
Des campements de réfugiés furent également installés dans certaines zones de la frontière entre les deux pays et placés sous l’autorité du Haut Commissariat aux Refugiés (hcr). Selon le hcr, les réfugiés au Mali seraient environ 12 000, dont 8 000 demandent leur rapatriement. Enfin, la guerre au Mali et l’intervention française de janvier 2013 ont provoqué la migration d’environ 68 000 habitants du Mali qui ont trouvé refuge dans le camp de M’Berra, à 50 km de la frontière malienne. La situation de tous ces groupes de refugiés reste très précaire[13].
(18) Camp de M’berra, décembre 2016 (Maliactu.net)
• En février 2016, le rapporteur des Nations Unies sur la torture, Juan Méndez, a souligné que l’impunité des crimes des années 1989-1992 rend plus banale la continuation des tortures aujourd’hui. Il a donc exhorté la Mauritanie à envisager des réparations pour les violations des droits de l’homme et déportations forcées qui se sont déroulées durant cette sombre période englobée sous l’expression du « passif humanitaire ».
Malgré ces appels, les autorités mauritaniennes refusent d’affronter le règlement des questions liées aux violations massives des droits humains à l’encontre des ressortissants de la vallée, notamment les Haalpulaar’en. De même que pour les formes extrêmes de dépendance, la torture et l’extrême pauvreté, la stratégie reste donc la même : nier la réalité.
Dans ce contexte, certains dirigeants des associations des droits humains ont choisi de suivre le discours officiel et nient, eux aussi, la réalité des demandes de règlement de justice. Ainsi par exemple, le porte parole de l’IRA Saad ouldLouleid déclarait en février 2016 que « le passif humanitaire est dépassé » ; ce qui lui a valu son exclusion de l’IRA. (Cridem du 23 février 2016). En juin, il a créé le mouvement « Ribat national pour la défense des droits et construction des générations », censé défendre « les couches marginalisées de la Mauritanie » (Le Calame du 18 juin 2016).
• Le 24 mars 2016, le Collectif des rescapés militaires(COREMI), dirigé par AboubekrineSyDialtabé, a publié une déclaration dans laquelle il considère que sept ans après l’accord de 2009, le nombre de victimes ayant bénéficié de l’indemnité financière est faible. De plus, il a affirmé que la journée du 25 mars ne peut pas être considérée comme la « Journée de la réconciliation » car le règlement du passif humanitaire reste en suspens (Coremi, Cridem du 24 mars[14]).
• Le 24 mars 2016, le Collectif des victimes de la répression (COVIRE officiel) appelait à célébrer la « Journée de la réconciliation » à l’hôtel Ikrama (Sebkha) (Cridem du 25 mars[15]).
• Le 28 novembre 2016, jour de l’indépendance nationale, et jour de l’exécution de 28 militaires Noirs mauritaniens dans la caserne d’Inal (Adrar), le Collectif des veuves et des orphelins des exactions commises dans les casernes militaires, ont organisé une marche spontanée à Nouakchott.
Lors de la cérémonie, plusieurs témoignages rescapés d’Inal et de la prison de Jreida ont été entendus par les participants. Mme Aissata Diary Sall, responsable de l’organisation du collectif, a déclaré au Calame que leur objectif était de demander au président de ne pas protéger les bourreaux et qu’ils soient traduits en justice pour connaître la vérité sur cette période sombre de l’histoire du pays. Elle a rappelé aussi que le projet de réaliser une cartographie des sépultures, des fosses communes, promis par le président n’était toujours pas réalisé (Le Calame du 3 décembre 2016[16]). Ces blessures de l’histoire récente du pays ne sont jamais évoquées lors des cérémonies officielles de la « fête nationale ».
— Les libérations des détenus d’opinion et la réalité de « l’esclavage » en Mauritanie :
état des lieux sur la servilité
• Le 17 mai 2016, BiramouldAbeid et son compagnon Brahim Ramdhane ont été libérés après 18 mois de prison (Le Monde du 17 mai[17], Cridem). Leur emprisonnement a été régulièrement dénoncé par l’IRA et ses branches internationales, et par des instances internationales de défense des droits humains (Amnesty International, HumanRights Watch). Il importe à présent lever des malentendus tenaces qui reviennent dans les analyses de la « question de l’esclavage », dénoncée par Biram et par ses soutiens nationaux et internationaux.
(1) Les analyses simplistes des journalistes et des experts internationaux sur l’esclavage en Mauritanie se font un écho direct des discours de l’IRA et de son président, alors que la réalité est bien plus complexe. En effet, comme j’ai tenté de montrer dans la première partie de cette contribution, en Mauritanie persistent des formes extrêmes de dépendance, largement partagées par toutes les communautés ethniques, hassanophones, haalpulaar’en, soninké et wolof.
Est-ce qu’on peut dire qu’il s’agit là de « formes modernes d’esclavage » ? Je ne le pense pas car les relations serviles sont très anciennes, et elles persistent dans un monde social mauritanien qui, de manière majoritaire, n’est pas « moderne » du point de vue idéologique.
(2) En Mauritanie l’esclavage ancien, celui qui relie des maîtres à des personnes possédées de manière licite suivant les normes coutumières et islamiques, et qui ne peuvent pas décider de leurs choix de vie, a quasiment disparu. Les descendants des esclaves statutaires restent cependant exclus de la société de personnes libres pour deux raisons : d’abord parce que la hiérarchie statutaire antique qui sépare les personnes selon leurs origines libres ou serviles reste d’actualité en Mauritanie. Ainsi, dans l’idéologie ordinaire, les personnes issues des mères serviles conservent longtemps (« dans le sang ») une « tache d’impureté ».
D’autre part, parce que les personnes libres et les aristocrates ne veulent pas que le statut servile disparaisse, cela impliquerait leur propre disparition comme groupe statutaire supérieur. Parallèlement, le statut servile n’est pas homogène mais très diversifié : l’on retrouve des personnes dans l’extrême dépendance qui veulent échapper à leur condition, d’autres qui considèrent que la domination leur assure une protection sociale des anciens maîtres (considérés comme des proches parents), et d’autres enfin qui se sont détachés des liens de dépendance et qui mènent leurs vies de façon autonome.
Meskeren Bhrane (2000) a étudié de manière remarquable ces variations de la condition servile, et j’ai proposé également des analyses anthropologiques (Villasante 2000, 2015b[18]). Comme on l’a déjà signalé, à la place « d’esclavage » il faudrait parler plutôt de formes extrêmes de dépendance, de relations serviles, de surexploitation du travail, et de discrimination statutaire. Le problème de fond étant celui de l’opposition entre un système hiérarchique traditionnel, et un système moderne égalitaire.
(3) Les hiérarchies statutaires des sociétés humaines ne peuvent pas disparaître du jour au lendemain. Après une longue période de silence, l’État mauritanien a accepté d’introduire des lois et des mesures juridiques tendant à la disparition des relations serviles. Mais la tâche est de longue haleine et elle nécessite une prise de connaissance de la réalité sociale qui n’est pas encore adoptée par les instances internationales qui défendent la cause des « descendants des esclaves ».
Dans ce cadre, Biram ould Abeid et son organisation IRA soulèvent une cause juste du point de vue de l’égalité sociale, indispensable pour moderniser les pays sous-développés. Mais ils véhiculent aussi une vision totalement éloignée de la réalité mauritanienne qu’il convient de critiquer de front. La défense des droits à l’égalité ne peut pas être contaminée par des discours outranciers. A sa sortie de prison, en juin 2016, Biram déclarait à Seneweb ce qui suit :
« En Mauritanie, 20% de la population, entre 500 et 800 mille personnes, continuent à pâtir de l’esclavage domestique, suivant une gradation inégale, compte-tenu de la géographie, du milieu de naissance et du degré d’éloignement des grands centres urbains. Au moins 50% des Mauritaniens subissent, toute leur vie durant, les effets psychologiques et symboliques de l’infériorité raciale… Nombreux travaillent sans repos, sans salaires au profit de leur maître.
Ils n’ont pas droit à l’éducation, à se déplacer, ou à se marier sauf avec l’assentiment de leur propriétaire. Le maître a droit de cuissage sur toutes les filles ou femmes esclaves. Par exemple, un maître qui a 100 femmes esclaves, peut en abuser sexuellement, sans restriction de nombre ni d’échéance. »
On ne peut aller plus loin dans l’arbitraire. Il n’existe aucun recensement sur le nombre de personnes de statut servile dans le pays. Ce n’est pas « l’infériorité raciale » qui est en cause, mais plutôt le statut servile, inférieur partout dans le monde à celui des personnes libres.
Les caractéristiques d’extrême dépendance évoquées par Biram font partie du passé, voire de l’affabulation. Personne n’a jamais vu « 100 femmes esclaves » au service d’un ou plusieurs maîtres. Il s’agit là d’histoires qu’on se raconte au coin du feu et qui éveillent les préjugés des Occidentaux concernant les « Arabes propriétaires d’esclaves Noirs ».
Deux autres items reviennent sans cesse dans les discours que Biram offre à l’international, son principal public depuis la naissance de l’IRA en 2008. Il s’agit de l’idée que l’État mauritanien est « raciste et esclavagiste », et l’idée que l’esclavage des Noirs est associé au racisme des Arabes.
En fait, l’État mauritanien ne peut pas être accusé de défendre ni le racisme ni l’esclavage. Certes, il a pris trop longtemps pour tenter d’introduire les valeurs d’égalité sociale, et le pouvoir exécutif continue à avoir deux discours contradictoires sur l’esclavage. Mais des lois ont été promulguées pour s’opposer à la servilité, et cela est un fait irréfutable.
On ne peut donc pas confondre les préjugés de race et de statut qui perdurent en Mauritanie (comme ailleurs, y compris aux États-Unis et en Europe), avec une position étatique. Deuxièmement, le racisme des Arabes à l’encontre des Noirs est un fait de la réalité, mais il n’est pas lié à la couleur de la peau, il est plutôt associé au statut servile. De ce point de vue, le racisme des nobles Noirs à l’encontre des esclaves/serviteurs Noirs est aussi un fait de la réalité que Biram n’évoque jamais.
Enfin, dans son entretien de juin 2016, Biram revient sur l’incinération des livres religieux « esclavagistes » en avril 2012, précédemment évoquée. Il avance qu’il s’agissait de délivrer un message central aux « hrâtîn » et aux « arabo-berbères » [Bidân] : que les livres en question n’ont « rien d’islamiques ». L’assertion est fausse.
La règlementation de la tenure des esclaves fait partie du droit islamique ordinaire, ce qu’il faudrait souligner c’est simplement que ces dispositions ont émergéau VIIe siècle, et qu’elles devraient être exclues des références islamiques du XXIe siècle.
En conclusion, le discours de Biram Ould Abeid défend la cause juste de l’égalité sociale des descendants des esclaves, mais il est desservi par le ton populiste, agressif et extrémiste qu’il a décidé d’adopter pour attirer l’attention des Occidentaux. Il se trompe profondément lorsqu’il considère que les relations serviles pourraient disparaître par un « plan national d’éradication au profit exclusif des hrâtîn ».
Biram se trompe aussi lorsqu’il défend l’existence d’un « apartheid » contre les Noirs (Lebabi, Cridem du 10 septembre 2016). Ce type de discours populistes, largement repris lors de la tournée africaine et européenne du chef de l’IRA (de mai 2016 à janvier 2017[19]), n’aide pas à la compréhension du problème posé par les groupes serviles mauritaniens, mais semble destiné à obtenir une large audience pour qui veut continuer à affirmer à l’opposition entre « Blancs/Arabes » et « Noirs/esclaves ».
Il serait grand temps que les instances internationales qui prêtent une attention exagérée aux discours de Biram et à l’IRA en général adoptent une position sensée, rationnelle, et fondée sur une analyse des faits et non sur des discours toxiques.
(4) Les améliorations des conditions de vie des personnes de condition servile nécessitent un nouveau recadrage : il faudrait analyser leur situation dans le cadre des conditions de travail en Mauritanie (salaires, horaires, contrats, surveillance des abus). Tant sur le plan du travail domestique, où la majorité de travailleurs sont des femmes de statut servile, que sur le plan du travail des ouvriers des grands entreprises d’exploitation du fer, de la pêche et des ports du pays. Dans cette perspective, la Mauritanie pourrait avancer dans l’introduction des valeurs égalitaires et des normes internationales qui organisent le travail digne des citoyens partout dans le monde.
Deux nouvelles récentes doivent être évoquées dans ce petit état des lieux.
• Le 15 janvier 2017, lors de son retour au pays après six mois de tournée politique, Biram ould Abeid a fait des déclarations surprenantes en sollicitant un dialogue avec le gouvernement à partir de la ville de Rosso[20]. Il a demandé en particulier « un dialogue inclusif et franc avec le pouvoir », et la légalisation de son parti politique RAG, en vue de sa candidature à l’élection présidentielle de 2019. Cela conduit à penser que le mouvement, actuellement en perte de vitesse par la défection de plusieurs dirigeants, et par la pression étatique, cherche à se positionner sur l’échiquier national officiel, éloigné de l’opposition dite radicale.
• Le 25 janvier 2017, Biram Ould Abeid a annoncé une nouvelle orientation de son mouvement « qui fait prévaloir désormais la paix et l’apaisement plutôt que la confrontation, malgré les tentatives de provocation dont nous sommes victimes. » Il a fait ses déclarations lors d’une rencontre avec El Hacenould Mohamed, dirigeant du parti islamiste Tawassul, chef de file de l’opposition reconnue par le gouvernement au sein de l’Assemblée nationale depuis novembre 2014[21], et président du Sénat [en voie de disparition].
Pour mémoire, le Tawassul ne fait pas partie du rassemblement des partis de l’opposition (FNDU).La proximité entre El Hacen et le parti au pouvoir, l’UPR, est notoire, aussi il semble évident qu’actuellement Biram Ould Abeid a changé de cap et a décidé de rejoindre lecamps du gouvernement après des années d’opposition militante agressive.
(6) Le 23 janvier 2017, le journal français Libération a publié un « portrait » de Biram Ould Abeid signé par Célian Macé. Il évoque en premier lieu le retour en Mauritanie du personnage, le 15 janvier, à partir de Rosso, sa région natale. Le journaliste écrit que son combat lui vaut des « haines tenaces et une admiration sans bornes » car il a « juré de dédier sa vie à la lutte contre l’esclavage, une pratique encore largement répandue en Mauritanie bien qu’officiellement abolie en 1980. Aucun recensement officiel n’a été effectué, mais le chiffre le plus sérieux est de 150 000 esclaves à travers le pays, soit 4% de la population. Un record mondial. »
Remettons les choses au clair. Les lourdes erreurs journalistiques sont dangereuses, elles manquent à comprendre les problèmes sociaux et politiques de la Mauritanie, qui sont bien plus complexes que les visions simplificatrices qui opposeraient les « Maures Blancs » esclavagistes aux « Maures Noirs » esclaves, comme l’écrit Macé.
Répétons encore une fois que les formes extrêmes de dépendance qui perdurent dans la société hiérarchique mauritanienne, touts groupes ethniques confondus, concernent le maintien des relations serviles, et non pas « d’esclavage » comme présenté par des politiciens populistes comme Biram Ould Abeid.
L’État mauritanien a promulgué des lois pour lutter contre les pratiques serviles, mais elles ne sont pas suffisantes pour les faire disparaître du jour au lendemain. Nous savons que les relations serviles perdurent dans tout le Maghreb, en Afrique, en Amérique latine et en Asie ; et qu’elles existent même au cœur des États du Nord, notamment vis-à -vis de certains migrantssurexploités.
Il est donc absurde de continuer à répéter que l’État mauritanien est responsable de la reproduction de la hiérarchie sociale. L’article rapporte aussi que, selon Biram, on « offre des esclaves femmes ou hommes à l’occasion des naissances ou de mariages », ces faits n’ont été rapportés par aucun chercheur national ou étranger, c’est une référence à une pratique ancienne qui n’a plus cours aujourd’hui.
Pour ce qui est de la « servitude agricole », s’il est certain que l’appropriation des terres reste contrôlée par les personnes de statut libre (tous groupes ethniques confondus), de nombreux agriculteurs d’origine servile ou libre ont accès à la terre, moyennant des redevances foncières. Personne ne pourrait survivre sans salaire et sans avoir accès aux produits agricoles ! En revanche, les femmes restent exclues des héritages fonciers, et Biram ne dit rien sur cette question des droits des femmes défendue désormais par le FONADH[22].
Les cas cités dans cet article sont destinés à frapper les consciences occidentales et ils ne correspondent pas à la réalité sociale observable sur le terrain. D’un point de vue strictement journalistique, écrire un article à charge à partir du témoignage d’une seule personne est non seulement peu crédible, mais également largement à côté des crédos de la profession. Il serait tellement plus sérieux de discuter également avec les chercheurs de terrain…
Enfin, répétons encore une fois qu’il n’existe aucun recensement ni sur la répartition ethnique du pays, ni sur les groupes serviles des sociétés bidân, haalpulaar’en, soninké et wolof. Le chiffre cité continuellement de « 150 000 esclaves » [The Global Slavery Index[23]], sous entendu « hrâtîn » hassanophones, est arbitraire car il ne se fonde sur aucun recensement national.
Certains dirons qu’il s’agit d’une « vérité alternative », le dernier terme à la mode pour parler de « post-verité », qui désigne le choix de certains individus ou groupes de « croire » quelque chose même si elle est contraire aux faits. En réalité, ce sont des nouveaux mots pour parler des faits anciens : la propagande des régimes et des institutions fondée sur le mensonge comme arme politique.
— Renforcement de l’obscurantisme islamiste : l’affaire Mkhaitir, les projets de loi sur les violences faites aux femmes et la santé reproductive
A suivre…/
Dr Mariella Villasante Cervello Institut de démocratie et droits humains, Lima, Pérou Le 28 Janvier2017, academia.edu
[1] Voir et commander : https://www.amazon.fr/carnets-Guantanamo-Mohamedou-Ould-slahi/dp/2749924200
[2] Voir la fiche https://wikileaks.org/gitmo/prisoner/760.html voir aussi http://www.rfi.fr/ameriques/20150122-detenu-mauritanie-guantanamo-diary-journal-mohamedou-ould-slahi
[3] Voir http://cridem.org/C_Info.php?article=666079 Voir aussi ma Chronique Mauritanie 2015.
[4] Voir https://wikileaks.org/gitmo/prisoner/760.html
[5] Trois groupes terroristes utilisent le nord du Mali comme centre de leurs activités, Al-Qaeda au Maghreb islamique (aqmi, 2005), le Mouvement pour l’unicité et le jihâd en Afrique de l’Ouest (mujao, 2009), et Ansar-Eddine (fin 2011). En 2013 fit son apparition un quatrième groupe, les Mourabitunes, issu de la fusion du mujao et des Moulatahamounes.
Les attentats terroristes ont commencé en juin 2005 (15 soldats tués), ont continué en 2007 (4 touristes et 11 soldats tués), puis en 2009 (un américain tué, attentat à l’ambassade de France, 3 espagnols enlevés à Nouakchott, deux accrochages dans le Hodh Chargui, 5 soldats morts). Après 2011 et la chute de Kadhafi les activités se déplacent au nord du Mali. Le front de la guerre s’est concentré dans la région de Gao, où des troupes françaises sont stationnées dans le cadre de l’Opération Barkhane. Le camp des refugiés de M’Berra reste ouvert.
[6] Voir http://cridem.org/C_Info.php?article=643724
[7] Voir http://cridem.org/C_Info.php?article=681933
[8] Voir http://cridem.org/C_Info.php?article=684205
[9] Voir http://cridem.org/C_Info.php?article=690428
[10] Rapport de mission de l’ong Agir ensemble pour les droits de l’homme, décembre 1992 (http://www.avomm.com/Publication-de-la-liste-des-victimes-de-l-epuration-ethnique-commanditee-par-Ould-Taya-contre-la-communaute-Negro_a74.html). Voir aussi Front arabo-africain de salut contre l’esclavage, le racisme et le tribalisme (faas) http://expo2000rim.chez.com/deportations.html
[11] Voir http://www.avomm.com/LISTE-DES-ASSASSINS-PRESUMES-RAPPORT-DE-MISSION-MAURITANIE-DU-02-AU-15-DECEMBRE-1992_a73.html
[12] J’ai procédé à un comptage total qui est absent dans le texte car la numérotation est imprécise et il manque des chiffres globaux.
[13] Villasante, Chroniques politiques de Mauritanie, 2013, 2014, 2015. En décembre 2016, on estimait que 3 000 nouveaux refugiés venaient d’arriver dans le camp. Il y aurait plus de 45 000, voir http://mali7.net/2016/12/26/la-mauritanie-manque-de-moyens-pour-accueillir-les-refugies-maliens/
[14] Voir http://cridem.org/C_Info.php?article=682297
[15] Voir http://cridem.org/C_Info.php?article=682306
[16] Voir http://cridem.org/C_Info.php?article=691681].
[17] Voir http://www.lemonde.fr/afrique/article/2016/09/09/mauritanie-un-militant-anti-esclavagiste-en-tournee-en-afrique-subsaharienne_4995074_3212.html
[18] Villasante 2015b, Les formes extrêmes de dépendance dans la société hassanophopne de Mauritanie et les revendications d’égalité sociale, (version longue, décembre 2015)
https://www.academia.edu/19884773/Les_formes_extrêmes_de_dépendance_dans_la_société_hassanophone_de_Mauritanie_et_les_revendications_dégalité_sociale._Lidéologie_du_pur_et_de_limpur
[19] Voir l’article simpliste du Monde de septembre : http://www.lemonde.fr/afrique/article/2016/09/09/mauritanie-un-militant-anti-esclavagiste-en-tournee-en-afrique-subsaharienne_4995074_3212.html En novembre, Biram a été reçu l’Elysée par le Conseiller Afrique du président Hollande, Thomas Melonio. Le gouvernement mauritanien a protesté auprès de la France pour cette réception.
Il faut simplement comprendre que Biram était reçu en tant qu’homme politique, sans que cela implique un quelconque soutien officiel de la France à son action politique. Cela étant, l’attention accordée par le gouvernement français à Biram dénote son ignorance sur les agissements de ce personnage populiste qui se sert de la question servile pour occuper une place politique sur la scène mauritanienne. Voir :
http://afrique.le360.ma/mauritanie/politique/2016/11/02/7110-mauritanie-france-biram-ould-dah-lelysee-nouakchott-proteste-7110
[20] Voir http://cridem.org/C_Info.php?article=693308
[21] Voir http://cridem.org/C_Info.php?article=662973
[22] Voir http://cridem.org/C_Info.php?article=693440
[23] Voir : http://www.globalslaveryindex.org/country/mauritania/