11-11-2017 00:30 - Islam : le temps des femmes
Jeune Afrique - En Asie, en Occident ou ailleurs, elles sont de plus en plus nombreuses à revendiquer la mixité et une place à part entière dans les mosquées. Certaines sont même devenues imams. Et ça ne fait que commencer.
Islamologue français de renom, le professeur Pierre Lory est catégorique : « Depuis treize siècles, la mosquée est un espace masculin, la mixité est proscrite, et la pudeur un impératif. » Érigées au cœur des villes, lieux de bienfaisance, parfois de santé et de savoir, les mosquées sont le centre de gravité des sociétés musulmanes, comme le sanctuaire de La Mecque est celui de la Oumma universelle.
La place qu’y occupent les femmes, aussi bien dans l’espace cultuel que dans la prédication, est le reflet de celle qu’elles tiennent dans les sociétés patriarcales qui ont été le berceau de l’islam. Pourtant, en Occident, depuis quelque temps, l’ouverture de mosquées au placement libre et ouvertes à tous, sans distinction de genre, d’orientation sexuelle ou d’obédience (sunnite, chiite ou autre), fait l’objet de nombreux reportages.
Des portraits fleurissent sur des femmes devenues imams, comme Sherin Khankan, une Danoise d’origine syro-finnoise, ou apprenties imams, comme la Germano-Turque Seyran Ates, qui ont ouvert une mosquée mixte, la première en février 2016 à Copenhague, la seconde en juin 2017 à Berlin.
Briser tous les tabous
Amina Wadud, une Américaine convertie, serait la première à avoir dirigé une prière, en 1994, à la mosquée du Cap, en Afrique du Sud. Imposture ? se demandent certains. Manière de briser tous les tabous de l’islam, affirment les autres. Pour les musulmans orthodoxes, le sacrilège est bien sûr absolu. « De même que l’ouverture de mosquées mixtes est une rupture, l’idée qu’une femme puisse être imam est complètement inédite, poursuit le professeur Lory.
Certaines d’entre elles peuvent enseigner la religion à d’autres femmes, mais jamais sur un pied d’égalité avec les hommes. » Tout en se gardant de verser dans la provocation, Sherin Khankan prône une vision révolutionnaire du féminisme islamique. Il faut « déconstruire les hiérarchies et démonter les trônes sur lesquels les hommes, en position dominante, ont monopolisé le discours depuis trop longtemps sans tenir compte des problématiques qui concernent les musulmanes », écrit-elle dans La femme est l’avenir de l’islam (éd. Stock, 2017).
Patriarcat inter-religieux
Il est dans l’air du temps, en Occident, de souligner le machisme de l’islam. Le patriarcat cultuel est pourtant loin d’être son apanage. Hommes et femmes ont longtemps été séparés dans les synagogues – et le demeurent dans les plus orthodoxes. Il a fallu attendre 1935 pour qu’une femme puisse exercer le rabbinat, aux États-Unis, et elles ne sont aujourd’hui que trois en France.
Les Coptes d’Égypte prient toujours hommes d’un côté, femmes de l’autre. Dans les églises catholiques, le rite, jusqu’à sa réforme dans les années 1960, plaçait les croyantes à la gauche de l’autel. En mai 2017, la désignation du pasteur Emmanuelle Seyboldt à la tête de l’Église protestante unie de France a été une première.
Nul doute qu’il faudra attendre longtemps avant qu’une imam officie dans l’Hexagone. La seule mosquée « inclusive » française a été ouverte en 2012, près de Paris, par le Franco-Algérien Ludovic-Mohamed Zahed, un imam homosexuel, choqué cette année-là de ne trouver aucun religieux qui accepte d’enterrer selon les rites un transsexuel musulman.
A rebours du progressisme
À la Grande Mosquée de Paris, qu’il fréquentait auparavant, la tendance semble en effet aller à rebours du progressisme. En décembre 2013, les croyantes ont été reléguées dans son entresol pour suivre la prière, ce qui a provoqué la colère de nombre d’entre elles. Elles ont alors créé un collectif, Femmes dans la mosquée, qui a échoué à obtenir le retour dans la salle principale.
Sur le site de l’institution subsiste ce commentaire : « De tels comportements, relevant de l’agitation et de la propagande politique, sont condamnables. Et les mensonges colportés à des fins évidentes de fitna [« discorde »] par ce groupuscule d’activistes sont sans fondement. »
« En France, la mentalité des musulmans est encore très traditionnelle. Ce qui me surprend le plus est le nombre de femmes qui se soumettent d’elles-mêmes à l’inégalité et aux interdits de la mixité », commente Pierre Lory. Difficile de faire bouger les lignes de la tolérance dans le cadre très codifié de l’islam, où le fidèle évolue entre le recommandable et le blâmable, le pur et l’impur, le licite et l’interdit.
Pour Michael Privot, Belge converti et promoteur d’un islam européen progressiste, « les réactions conservatrices d’une majorité de musulmans face à l’égalité hommes-femmes ou à l’homosexualité révèlent l’extrême difficulté qu’éprouvent les communautés musulmanes à assumer leur propre diversité. Les demandes de mosquées mixtes émanent justement de ceux qui, voulant vivre leur foi, ne se sentent plus inclus dans la communauté ».
Mosquées mixtes
Dans ces lieux de culte, les homosexuels ne s’entendent pas promettre l’enfer, les croyants issus de courants minoritaires ne sont pas qualifiés d’hérétiques, et le hadith évoquant les « déficiences intellectuelles » des femmes est rarement cité. On y insiste plutôt sur celui qui narre le dernier sermon de Mohammed : « Aucune personne n’est supérieure à une autre, si ce n’est en piété et en bonnes actions. »
Dans les mosquées mixtes comme dans celles réservées aux femmes, ces dernières ne subissent pas non plus l’humiliation de devoir suivre la prière sur des écrans de télévision, depuis un sous-sol ou une mezzanine. D’autant que, dans les mosquées traditionnelles de petite taille, la première mesure que l’on prend pour gagner de la place consiste souvent à supprimer l’espace féminin…
L’apparition de femmes imams permet aussi à leurs sœurs d’entendre des prêches qui répondent à leurs aspirations particulières. Officiant pour l’essentiel en Occident, elles sont bien souvent prises entre le marteau des musulmans conservateurs, qui leur jettent l’anathème, et l’enclume de l’islamophobie croissante des sociétés dans lesquelles elles vivent.
« L’existence de femmes imams représente moins un défi lancé à l’islam qu’une façon de lutter contre l’islamophobie, estime Sherin Khankan. Si nous pouvons démontrer qu’au sein des mosquées les femmes sont les égales des hommes, alors les racistes et islamophobes se verront privés d’un de leurs arguments favoris. »
La mixité et l’imamat des femmes seraient-ils secrétés par les sociétés occidentales, comme s’en indignent leurs contempteurs musulmans, qui crient à la colonisation des esprits et à la perversion du message coranique ? Figure du féminisme musulman en France, la sociologue Hanane Karimi relève ainsi ce paradoxe : « Le discours de la nouvelle mosquée allemande est empreint d’une vision occidentale. Elle est interdite aux niqabs et aux burqas, ce qui est assez paradoxal pour un lieu de culte “inclusif”. »
Islam d’Occident ?
Mais celle qui, en 2013, a dirigé le collectif Femmes dans la mosquée rappelle aussi que des mosquées pour femmes existent ailleurs dans le monde (en Chine, chez les Ouïgours, en Afrique du Sud…), et que l’Algérie ou le Maroc forment des mourchidate, qui possèdent toutes les attributions d’un imam à l’exception de la possibilité de diriger le sermon du vendredi.
Si, dans les démocraties occidentales, des femmes peuvent devenir imam ou des mosquées ouvrir leurs portes aux homosexuels, c’est parce que ces sociétés l’autorisent et qu’un cadre légal les protège. De telles initiatives seraient rapidement frappées d’interdiction dans la grande majorité des pays musulmans.
Peut-on y voir se dessiner le visage d’un islam d’Occident, que nombre de responsables politiques appellent de leurs vœux ? « C’est l’Orient et non l’Occident qui est la source d’inspiration de la création du Forum des musulmans critiques, écrit Sherin Khankan. L’inspiration des musulmanes engagées dans l’émancipation des femmes ne procède pas du mouvement féministe des années 1960 et 1970, mais provient du monde entier, en particulier de la société musulmane. »
Ainsi, le phénomène très médiatisé des « femmes dans la mosquée » doit moins être lu comme le fruit d’une influence particulière des mœurs occidentales sur la pratique de l’islam que regardé à la lumière des combats menés et des progrès accomplis par les musulmanes ailleurs dans le monde.
N’ont-elles pas obtenu récemment de pouvoir épouser un non-musulman (en Tunisie) ou de pouvoir conduire (en Arabie saoudite) ? « Il y a une dynamique globale à prendre en compte, analyse Hanane Karimi. Le système démocratique, l’affirmation de la défense d’un projet de société égalitaire, le confort lié à nos vécus d’Occidentales, l’engagement dans les luttes contre le racisme et la quête d’égalité sociale…
Les premières personnes à avoir posé les bases de ces revendications appartiennent aux sociétés musulmanes. Il ne s’agit donc pas d’un islam d’Occident, mais d’une meilleure visibilité de ces dynamiques en Occident. »
Par Laurent De Saint Perier