03-12-2019 14:30 - Le principe d’actualité en droit islamique (suite et fin) Par maître Taleb Khyar*
Taleb Khyar Ould Mohamed Moouloud - Si, de nos jours on sollicitait l’avis d’un juriste sur la casuistique qui a donné lieu au «Kirad» sous le khalifat de Omar, il relèverait à titre préliminaire que les deniers convoyés, collectés sous forme d’impôt provenaient du «beit el mal», aujourd’hui ministère des finances, que les convoyeurs sont assimilables de nos jours à des agents de l’Etat, avant de conclure au vu de cette démarche que la convention examinée est à caractère public ; mais il se heurtera à une difficulté majeure, car si le contrat est de droit public, à quel titre, les parties peuvent-elles en faire usage à des fins lucratives.
Est-ce-que de nos jours, on peut envisager que le ministre des finances signe une convention avec un fonctionnaire de l’Etat, aux termes de laquelle, le premier confierait au second des deniers publics en vue de les utiliser à des fins commerciales, pour s’en approprier en partie les bénéfices et restituer le principal et l’autre partie des bénéfices au trésor ?
La réponse est d’emblée que cette hypothèse n’est tout simplement pas envisageable, car les deniers publics ne sont par définition pas disponibles, à moins qu’il ne s’agisse d’en faire usage en application de la loi de finances, qui ne prévoit pas de chapitres réservés à ce genre d’opérations.
Toutefois, en Mauritanie, les trésoriers payeurs ont depuis longtemps, réussi à acclimater le «Kirad» à leurs objectifs d’enrichissement illicite, en retenant qu’à l’origine, ce contrat n’obéit qu’à trois conditions de validité ; celle d’un commanditaire qui remet une somme d’argent à un commandité pour commercer avec, en vue de réaliser un bénéfice que commanditaire et commandité se répartiront, peu importe la qualité des parties au contrat, fussent-elles fonctionnaires de l’Etat, peu importe l’origine des fonds utilisés, dussent-ils provenir des caisses de l’Etat.
L’exemple le plus médiatisé en la matière date des premières années de l’indépendance, lorsqu’un trésorier prit l’habitude de confier momentanément à un commerçant de la place, des deniers publics pour les utiliser à des fins commerciales, en vue de se répartir à terme les bénéfices générés par une telle opération, à charge pour le commerçant de restituer les montants, à la veille de tout contrôle d’Etat, et une fois la mission du contrôleur terminée, la même opération était rééditée à l’identique.
Malheureusement, l’épilogue de cette affaire fût tragique ; le trésorier, ayant été contrôlé à l’improviste, et n’ayant pu obtenir de son commerçant la remise des montants utilisés, finit par se suicider, pour éviter les poursuites judiciaires dont il pouvait faire l’objet, et l’affront à son honneur qui pourrait en découler.
De manière récente, un ministre fût impliqué dans une opération identique, le commerçant commandité chargé de fructifier les fonds publics s’étant défilé au moment même du contrôle d’Etat, exposant le pauvre ministre commanditaire à toutes sortes de déboires, sans que cela d’ailleurs ne suscitât un quelconque émoi au niveau des sphères officielles concernées, les auteurs n’ayant été nullement inquiétés par une quelconque procédure judiciaire, ni le ministre, ni son commerçant, ce qui signifie que ce genre de comportement est toléré de nos jours, bien plus qu’il ne l’était au lendemain de l’indépendance, où il pouvait conduire au suicide.
Cette pratique est aujourd’hui courante, et englobe la gestion des sociétés à caractère public ou semi-public dont les dirigeants s’approprient à des fins d’enrichissement illicite, les fonds ou les rémunérations générées par ces fonds.
Toutes ces pratiques n’ont rien d’anecdotique et sont aujourd’hui largement répandues, la plupart des commerçants de la place s’affichant comme étant associés à des fonctionnaires pour la réalisation d’opérations du même type.
Il faut se représenter une seule seconde, les incidences néfastes de ces milliards d’ouguiyas détournés momentanément à des fins commerciales, sur les politiques économiques qui, nécessairement ne vont pas tenir compte de toute cette masse monétaire sous-terraine, alors même que chaque ouguiya utilisé à ce sujet va amplifier la bulle inflationniste , neutralisant en partie du moins, mais de manière significative, les efforts consentis en termes d’endettement, de réduction des dépenses publiques, de contraintes monétaires en tous genres, pour maitriser les dérapages budgétaires qui ne seront jamais, au grand jamais surmontés, aussi longtemps que de telles pratiques continueront à détériorer le tissu économique.
La catégorie juridique de « Kirad » comme le concept judiciarisé d’enfant endormi sont des notions autonomes qui, à côté d’autres qu’il serait fastidieux de visiter dans le cadre de cet aperçu (extension des héritiers réservataires, calcul des droits successoraux, délimitation de la quotité disponible transmissible par voie testamentaire, démembrement de la propriété, prescription acquisitive, prescription extinctive, ébauche d’un droit de la guerre…….) sont caractéristiques des premières heures de l’ordre juridique islamique naissant, où le dynamisme interprétatif du juge, soutenu par une démarche foncièrement casuistique, va très vite déboucher sur un pouvoir judiciaire normatif qui n’est pas dénué de fonctions, à la fois régulatrices des forces en place, et protectrices contre l’arbitraire, dans des sociétés tribales qui ne percevaient leurs relations qu’à travers des rapports conflictuels, et ne pouvaient se représenter la norme de droit que comme l’expression d’un rapport hégémonique, sauf que ces fonctions de régulation porteuses de cohésion sociale, après avoir été altérées par les modes contemporains de gouvernance institutionnel, sont aujourd’hui, profondément remises en cause par une mondialisation mal maîtrisée qui remet au goût du jour, les particularismes et autres rejets de l’altérité, comme elle alimente les extrémismes religieux et autres intégrismes confrériques, qui instrumentalisent les pouvoirs interprétatif et normatif du juge musulman à des fins étrangères à leur mission originelle.
Maître Taleb Khyar Ould Mohamed Moouloud
Avocat à la Cour
Ancien membre du Conseil de l’Ordre