11-05-2021 00:00 - Mariem Daddah, la co-fondatrice (2)/par Bertrand Fessard de Foucault
Le Calame - L’animation du mouvement des femmes, la réflexion et la rédaction sur la nécessaire idéologie du Parti unique de l’État (notamment pendant l’historique congrès de Kaédi, en Janvier 1964) et la part que joua Mariem Daddah, dans ce qui informellement et progressivement a généré le consensus mauritanien, étaient connues de ceux qui la côtoyaient, bien plus en militante, qu’épouse du chef de l’État.
Ce qui l’est moins, mais se constatait en termes de résultats, ce fut d’abord une contribution constante et décisive à la liberté et à la pratique quotidiennes du Président. N’étant, par naissance, d’aucune des tribus ni communauté de son pays d’adoption, elle était une confidente impartiale. Elle maintenait aussi un accès organisé, et non pas familial ou tribal, au chef de l’État.
En ce sens, elle faisait beaucoup pour instituer dans l’esprit de ses nouveaux compatriotes, le sens de l’État et de l’organisation administrative. L’épouse fit souvent encore davantage.
Les « événements » de Janvier-Février 1966 divisèrent l’équipe dirigeante et Moktar Ould Daddah, notamment pendant une nuit mémorable et très difficile à l’Assemblée nationale, se trouva en minorité s’il avait fallu voter, d’autant que Mohamed Ould Cheikh et Ahmed Ould Mohamed Salah avaient – eux – chacun pris parti pour une des composantes de la Mauritanie.
Mariem – pour la chance du pays – sut raviver toute l’énergie du Président et lui montrer qu’il était le seul à pouvoir dominer les circonstances et les factions.
Cette intimité dans le combat donna d’ailleurs naissance, en Décembre 1966, à leur premier enfant. Dans la si longue tournée de prise de contact à laquelle j’avais été invité (en Avril 1964), l’héroïque Mariem, au contraire, perdit un enfant.
‘’Très tôt, elle a entamé son action sociale, d’abord avec les quelques habitants de « la capitale », ensuite, avec celles du Ksar, beaucoup plus nombreuses et qui appartenaient à toutes les couches du pays.
Puis, progressivement, cette action éducative féminine s’étendra à tout le pays, surtout à partir de 1964, avec le développement du Parti du Peuple Mauritanien, parti au sein duquel elle a été, auprès de moi, une militante sincère, engagée, dynamique et dévouée.
C’est ainsi qu’avec Mohamed Ould Cheikh et Ahmed Ould Mohamed Salah, elle m’a aidé à concevoir d’abord, et à préciser ensuite, l’idéologie du Parti. Son assistance m’était d’autant plus précieuse, que les cadres compétents et engagés faisaient cruellement défaut.
D’abord en nombre : il n’y avait en 1963-1964 qu’une dizaine d’universitaires en service et ostensiblement hostiles au Parti unique, celui-ci encore tout jeune. Les cadres moyens, issus de l’administration coloniale, qui formaient alors la quasi-totalité de l’ossature de l’Etat et du Parti naissants, les appelaient « les technos », en donnant à ce mot un sens péjoratif.
Ce fut dans cette ambiance que Mariem a eu à assumer, successivement et dans le cadre du Parti, plusieurs responsabilités importantes à la tête de mouvements, organismes ou services qu’elle créa de toutes pièces : la présidence du Mouvement des femmes du Parti, celle du Croissant-Rouge mauritanien, la direction du Centre d’Information et de Formation (C.I.F.) qui donna naissance à l’Institut National d’Education et d’Etudes politiques (I.N.E.E.P.).
En exerçant ces différentes responsabilités, sa préoccupation constante a toujours été de former des cadres dont elle qu’elle initiait spécialement afin de leur passer la main, pour ensuite, quant à elle, entreprendre une nouvelle activité.
Certaines des responsabilités assumées par Mariem, concernaient, des domaines particulièrement sensibles chez nous : celui de l’évolution de la femme, et celui de l’idéologie, domaines du reste assez voisins quand ils ne se confondaient pas. D’où les réticences – pour ne pas dire l’hostilité – qu’elle a rencontrées.
D’autant plus qu’en s’attaquant à ces questions, elle partait avec deux handicaps spécifiques : celui de son origine, et celui d’être une femme. Or, dans notre pays, à cent pour cent musulman, et dans sa quasi-totalité conservateur, la femme ne devait pas s’intéresser activement au domaine réservé des hommes : la politique. Elle pouvait tout juste être membre des comités et sections du Parti.
Grossir les rangs et applaudir dans les grandes occasions : meetings, accueils des hôtes de marque et, le cas échéant, apprendre quelques petits travaux manuels et ménagers, tel devait être – d’une manière caricaturale, je l’admets – le rôle de la militante du P.P.M.
En tout cas, elle ne devait pas poser – et encore moins se poser – de problèmes de fond. Dans ce contexte, quel « pavé dans la mare », lorsque Mariem s’est mise à parler de l’évolution nécessaire de la femme, de la promotion de la femme par le travail, de la scolarisation généralisée des filles, etc….
D’où les réactions de ceux – et même de celles – qui disaient qu’elle voulait européaniser les Mauritaniennes, entre autres affirmations aussi fausses que graves. Même genre de réflexions et de réactions, à propos de son action dans le domaine idéologique : « une femme qui prétend enseigner la politique aux hommes ! quelle outrecuidance ! quelle insulte du sexe faible au sexe fort ! » et ainsi de suite.
Toute cette campagne tendancieuse et même calomnieuse, plus ou moins ouverte, ne l’a point découragée. Sans doute, a-t-elle mon « feu vert » et ma confiance, non pas parce qu’elle est mon épouse, mais parce que j’étais – et je reste – convaincu que son action était nécessaire pour aider à accélérer, tant soit peu, le processus de modernisation de notre société dont le retard est si considérable.
Bien entendu, cette évolution doit se faire dans le respect absolu de notre sainte religion, l’authentique qui, au demeurant, n’est pas celle que nos « faux cheïkhs » prônaient à certaines catégories de notre peuple.
C’est le lieu de préciser, à ce sujet, que certaines de ces traditions sont en contradiction avec l’esprit et la lettre de l’Islam orthodoxe. Mais elles sont tellement ancrées dans la mémoire collective que le peuple les confond, de bonne foi, avec les véritables prescriptions islamiques contenues dans le Coran et la Sunna.
Dans un autre secteur essentiel de la vie nationale qui n’a jamais fait partie, officiellement, de ses responsabilités, Mariem a joué, également, un rôle déterminant : celui de la jeunesse instruite, surtout universitaire ou assimilée, dont le nombre, dans les années 1970, commençait à être important, et à constituer de ce fait une force montante réelle et agissante.
Comme je l’ai déjà dit, cette jeunesse – à l’instar de ses homologues dans le Tiers-Monde – était hostile au régime et, plus particulièrement, au P.P.M. De ce fait, un courant de moins en moins dominant, mais resté tout de même majoritaire dans les Bureaux politiques nationaux successifs, était partisan de la manière forte. « Il serait criminel de donner de l’importance à des enfants qui sont déracinés, dépersonnalisés par de mauvaises idées et habitudes acquises en Europe et qu’ils risquent d’inculquer à notre peuple, alors qu’elles sont incompatibles avec notre sainte religion, et nos traditions ancestrales.
Il faudrait plutôt rééduquer ces jeunes, les redresser pour les remettre dans le droit chemin, pour les faire revenir à la raison, les ré-enraciner dans notre société etc… ». Tels étaient quelques-uns des propos que j’ai maintes fois entendus, en public (réunion du B.P.N., du Gouvernement et même lors des meetings) et, plus souvent encore, dans mon bureau.
Assurer la relève
Personnellement, j’appartenais depuis toujours, au courant minoritaire des instances dirigeantes, courant dont les membres étaient convaincus de la nécessité absolue de faire une place de plus en plus grande aux générations montantes et de préparer, le mieux et le plus rapidement possible, leur insertion réelle dans lesdites instances dirigeantes, pour mieux les qualifier en vue d’assurer, progressivement, notre propre relève, et cela à tous les niveaux. Lentement, mais sûrement.
A chaque occasion, je m’efforçais de convaincre, sans toujours y parvenir. Je dis bien : je m’efforçais de convaincre. En effet, durant la vingtaine d’années que je fus au pouvoir, je n’ai jamais voulu imposer, coûte que coûte, mes points de vue à mes co-équipiers successifs du Bureau politique national et du Gouvernement.
Au contraire, j’ai toujours voulu et, souvent, suscité la discussion libre et franche, le débat démocratique en un mot. D’aucuns ont qualifié cette attitude de faiblesse, d’incompétence, que sais-je encore… une certitude absolue : je n’avais aucun penchant pour l’autoritarisme.
C’est dans ce contexte, qui « frisait » l’affrontement entre générations qu’avec mon accord, Mariem, alors directrice du C.I.F. (Centre d’Information et de Formation), puis de l’I.N.E.E.P. (Institut National d’Etudes et d’Education Politiques), a entamé le dialogue avec les jeunes caractérisés plus haut.
Jeunes dont la majorité était regroupée au sein d’un mouvement d’opposition, non reconnu par le Gouvernement : le « mouvement des Kadihines ». D’abord hostiles, puis seulement méfiants, ces jeunes ont fini par se convaincre de la sincérité et de la bonne foi de Mariem, et d’une partie des membres du B.P.N.
Alors, un dialogue constructif et responsable s’engagea, qui aboutit au ralliement au P.P.M. de l’écrasante majorité de la jeunesse mauritanienne, ralliement qui fut éloquemment illustré par la gigantesque manifestation d’Août 1975, consécutive au congrès des jours précédents et celle d’Août 1977.
La dernière responsabilité nationale que Mariem exerçait, au moment du putsch de Juillet 1978, était la présidence du Comité national de soutien aux Combattants et à leurs Familles, dans le cadre de la guerre de réunification nationale.
Avant d’en terminer avec ce témoignage, j’ajoute que les compatriotes d’origine de Mariem n’avaient guère mieux compris le sens de son action que ses compatriotes d’adoption !…
pp. 175 à 180 … le mariage, l’apport au pays et à sa refondation moderne
Pour ce qui est du manque d’argent que j’ai constamment connu, il ne m’a heureusement pas précipité dans cette calamité qu’est la corruption si souvent associée au pouvoir dans le Tiers-Monde.
Dans le développement qui suit - et qui pourrait s’intituler “l’argent et moi” - je précise que je ne cherche pas à passer pour ce que je ne suis pas, c’est-à-dire un saint ! Mais, je ne veux pas non plus passer sous silence un domaine délicat de ma vie privée et publique qui, en vingt ans, me donna souvent des soucis et me posa parfois des cas de conscience.
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Grâce à Dieu, mes convictions religieuses et morales, mon sens de l’honneur et aussi ma volonté, m’ont permis d’échapper à ces fléaux du Tiers-Monde qui existent même dans les pays industrialisés. Donc, tant que je suis resté au pouvoir, j’ai tenu à vivre modestement, avec mon salaire et les crédits mis à ma disposition par le budget de l’Etat sous la rubrique dite : crédits de réception du Président de la République.
Dans ce domaine, je dois à la vérité de signaler le rôle déterminant de celle que familièrement j’appelle « mon ministre des Finances personnel », Mariem, sans l’aide et l’assistance de laquelle je ne me serai pas honnêtement sorti à si bon compte de nos difficultés financières propres. En effet, Mariem gérait, on ne pouvait mieux, nos maigres finances familiales.
Grâce à sa saine et méthodique gestion, nous avons toujours pu, proportionnellement au montant de mon salaire, faire notre devoir vis-à-vis de mes deux familles maternelle et paternelle, tout en nous entretenant partiellement nous-mêmes.
Contrairement à ce qu’on disait de certaines de ses homologues, épouses de Chefs d’Etat Africains, Mariem, qui se contentait de notre revenu légal, n’avait aucune exigence particulière. C’était un comportement exceptionnel pour une jeune première dame d’un Etat du Tiers-Monde, fût-il pauvre.
Aussi rigide que moi sur le plan moral, son sens du devoir et de l’honneur la prémunissait contre les tentations auxquelles - selon la rumeur publique - succombaient certaines de ses homologues qui se seraient livrées au trafic d’influence et au trafic commercial. Elle était réellement au-dessus de tout cela. Ses préoccupations se confondant avec les miennes, étaient ailleurs : j’en ai déjà parlé à propos de son action politique et sociale.
Unanimité forte et sincère
Mon salaire ? Malgré les propositions de mes gouvernements successifs qui voulaient, chacun, m’accorder un traitement décent, c’est-à-dire important, j’ai toujours refusé d’avoir une solde exorbitante, à cause de la pauvreté du pays et de l’immensité de ses besoins.
D’autre part, j’ai toujours ordonné que cette solde figurât au budget en tant que telle et qu’elle me fût payée suivant la procédure comptable applicable à tous les salariés de l’Etat. Ainsi chaque citoyen intéressé pouvait savoir le montant du traitement de son Chef d’Etat.
Dans le même ordre d’idées, je me suis toujours considéré comme un salarié ordinaire, soumis aux mêmes obligations que les autres. En particulier, je payais régulièrement mes impôts, ce qui ne mérite aucune félicitation puisque je ne faisais que mon devoir, selon le proverbe arabe.
A ce propos et à deux ou trois reprises, il est arrivé à Mariem de demander au Ministre des Finances de nous réclamer nos impôts quand ses services oubliaient, volontairement ou non, de le faire. Incroyable mais vrai ! Comme salarié également, j’ai toujours tenu à subir les réductions consécutives aux mesures d’austérité décidées par le P.P.M.
Toujours à propos de nos maigres finances familiales, je rappelle que toutes les activités de ma femme ne se sont déployées que dans le cadre de notre Parti, et à titre bénévole. Les naissances successives de nos trois enfants n’allégèrent pas notre situation financière.
Les vacances d’été en Europe, en France surtout, constituaient le seul luxe que nous nous offrions annuellement. Du reste, ces vacances nous étaient vivement conseillées, pour ne pas dire prescrites, par les médecins qui craignaient le surmenage pour nous deux.
Mais, comment aurions-nous pu nous les payer alors que nous étions si désargentés ? En empruntant. D’abord à l’un ou à l’autre de mes deux collaborateurs français, Maurice Larue et Abel Campourcy que nous remboursions en plusieurs mensualités. Puis, nous avons changé de formule : nous nous faisions avancer l’équivalent du montant de deux ou trois mois de mon traitement, par la banque, avance que nous remboursions également à tempérament.
C’était la même formule que nous aurions utilisée l’été de 1978 si, comme nous le projetions, Mariem et les enfants avaient pu partir en France, fin Juin - début Juillet. Heureusement, au moment où j’allais être renversé, Dieu n’a pas voulu que je fusse endetté.
Dans nos constantes difficultés financières, une autre source nous permit, à trois ou quatre reprises, d’avoir un peu d’argent liquide : il s’agissait de la vente de bijoux traditionnels, reçus par Mariem lors de nos nombreux voyages africains.
Détails sans aucun intérêt, diraient certains ! Tel n’est pas mon avis. En effet, ces détails font partie de mon expérience personnelle décrite ici. Donc, j’estime qu’il n’est pas inutile de les mentionner. Je reconnais que j’aurais pu m’éviter ce genre de soucis, au demeurant fort désagréables, en me faisant donner, le plus légalement du monde, un traitement élevé : j’ai déjà expliqué pourquoi j’ai rejeté cette solution. Dirigeant un pays pauvre, j’ai toujours essayé d’éviter qu’il y ait des riches au sommet de l’Etat à côté de l’immense majorité de mes compatriotes dont le niveau de vie frisait la misère.’’
pp. 412 à 415
Il me faut, pour conclure, ajouter quelques éléments aux mémoires du Président.
La Providence a voulu que son épouse soit à Dakar, le 10 Juillet 1978, et aussitôt accueillie par le président Léopold Sedar Senghor. Comment elle et les militaires auraient-ils vécu un affrontement, ce matin-là. Qu’eut provoqué une résistance physique de la militante accomplie et de la patriote intransigeante ? Peut-être un malheur.
L’honneur m’étant fait d’accompagner, à son retour d’exil, le couple présidentiel et leur aîné, Mohamedoun, après s’être dévoué à les servir et à les protéger pendant les dernières années de leur exil français, je constatai, le 17 Juillet 2001, et ensuite, combien se fit autour de Mariem Daddah une unanimité nouvelle, bien plus forte et sincère, que pendant l’exercice du pouvoir par son mari.
Elle confirmait vraiment son mariage avec le pays, elle choisissait d’y vivre et peut-être d’y mourir : comment n’en être pas ému. Elle crut y correspondre encore – mais à très grand risque politique - en acceptant l’invitation du général Mohamed Ould Abdel Aziz à participer à l’inauguration d’une future avenue Moktar Ould Daddah, à la sortie névralgique de la capitale.
Contre mon avis, elle y prit même la parole, attendant, me dit-elle, cette reconnaissance depuis trente ans et croyant alors la recevoir : soit ! Le magnifique portrait que la Providence m’avait donné de faire du Président, à Maghta-Lahjar, au printemps de 1974 et qui fait la couverture des Mémoires, fut exploité par le dictateur-candidat en Juillet 2009 : soit ! Mais jugeant, avec beaucoup de Mauritaniens, que le nouvel aéroport international de Nouakchott méritait d’être baptisé du nom du père-fondateur, elle offensa la dernière génération de putschistes, et fut immédiatement punie.
L’utilité publique, qui permet seule de recevoir des concours étrangers, fut retirée à la Fondation Moktar Ould Daddah. Il est temps que ce statut lui soit rendu : c’est un élément du rayonnement universel de la Mauritanie.
Voici que la co-fondatrice commence sa 89ème année, venue au monde le 20 Avril 1933. Je crois n’être pas, du tout, seul à penser intensément à elle, en ce moment. Elle fait partie de la vie nationale mauritanienne, elle fait aussi partie de ma vie personnelle. Qu’elle soit remerciée de donner leur sens à toutes les deux. Seul regret : Mariem Daddah n’a pas écrit ses propres mémoires.
Bertrand Fessard de Foucault
alias Ould Kaïge