31-08-2024 22:30 - L'écologiste marine Sandra Kloff à Aqlame : « Le plus grand risque du projet GTA est celui d'une catastrophe »
Le Calame - Le compte à rebours pour la production de gaz naturel liquéfié du champ offshore de GTA partagé entre la Mauritanie et le Sénégal, a commencé. Les risques environnementaux du projet sont évidents. Les écologistes ne cessent de tirer la sonnette d'alarme, avertissant que les mesures prises par BP ne tiennent pas suffisamment compte de la spécificité et de la fragilité de l'espace marin où est localisé le projet.
Parmi ces experts figure l'écologiste marine madame Sandra Kloff qui évoque, dans une interview exclusive avec notre confrère Aqlame, les risques environnementaux potentiels et suggère des mesures pour éviter ce qu'elle décrit comme une « catastrophe imminente ».
Aqlame : En quoi la production de gaz offshore à partir du GTA, gisement commun entre la Mauritanie et le Sénégal, comporte-t-elle des risques pour l'environnement marin ?
Sandra Kloff : Les risques associés à ce projet sont nombreux et les mesures de prévention le sont tout autant. Mais la chose la plus importante à retenir, c'est la richesse halieutique de ces eaux qui attirent l'une des plus grandes flottilles de pêche au Monde avec qui le projet GTA doit maintenant partager l'espace.
Les eaux mauritaniennes et sénégalaises font partie d'un écosystème d'upwelling où les eaux profondes, riches en nutriments, remontent à la surface, entretenant des conditions uniques pour la pêche. Il n'existe que quatre zones de ce type dans le Monde et bien qu'elles ne couvrent qu'un pour cent de la surface des océans, elles produisent près d'un quart des ressources halieutiques pêchées en mer.
Une partie des infrastructures du projet GTA, y compris son pipeline et le FPSO, se trouve en plein milieu de la zone la plus convoitée par les grands chalutiers
Ce mélange d'usages industriels qui ont tous les deux des impacts sur une biodiversité exceptionnelle concentrée autour du talus mauritanien alimente des risques particuliers. Il est clair que l'un doit faire de la place à l'autre, afin de garantir la sécurité en mer, réduire le risque d’accident entre chalutier et le FPSO ou encore entre le pipeline et un chalut de fond.
Vu l'état de la zone, la biodiversité devrait être la priorité dans cet aménagement qui doit séparer ces usages. Bien qu'on protège la biodiversité sur la côte avec le plus grand AMP en Afrique de l’Ouest, la biodiversité au large reste toujours « hors-la-loi ».
Lors du début du projet Chinguetti, premier puits à être exploité, la compagnie Woodside fut particulièrement préoccupée par les risques d'accrochage entre le FPSO, les pipelines et les conduites avec les grands chalutiers. Et pour cause : lors des explorations, les chalutiers ne répondaient pas toujours aux appels de détresse de la compagnie pour éviter une zone chargée d’équipements de mesure.
Plusieurs engins très coûteux ont été détruits par des chalutiers ou leurs filets. Pour éviter ce genre de problèmes lors de la phase d’exploitation, Woodside avait demandé au gouvernement d'instaurer une zone tampon de sept kilomètres autour de la zone de sécurité réglementaire de cinq cents mètres du FPSO, ainsi qu'une collaboration étroite avec la garde côtière pour surveiller les manœuvres des bateaux de pêche.
Les chalutiers commandés par des capitaines qui faisaient « la sourde oreille » étaient poussés, avec l’aide d’un navire-pilote, hors la zone de danger et verbalisés sur-le-champ par la garde côtière.
Il est crucial de comprendre que la réglementation internationale de cinq cents mètres définissant les zones de sécurité a été conçue pour des projets en eaux moins profondes. C'est efficace pour la mer du Nord mais les projets pétroliers et gaziers se déplacent vers des eaux de plus en plus profondes, ce qui demande de revoir les règles du jeu. Les filets utilisés par les chalutiers en Mauritanie sont immenses, pouvant couvrir l'équivalent de plusieurs terrains de football.
Ce qui veux dire que même si un bateau respecte ladite zone de sécurité, l'inertie de ses filets lors d'un changement de cap peut entraîner une incursion involontaire dans la zone censée protégée, avec le risque de rompre les conduites qui alimentent le FPSO en pétrole et gaz ou évacuent des eaux toxiques venant du réservoir.
Mais, comme on le sait tous, la loi ne se réveille toujours qu’après le drame. Je trouve que BP est trop axé sur la conformité à la réglementation internationale. C’est important, bien sûr, mais cela devient kafkaïen quand cette vision empêche de voir le réel besoin de règles plus strictes.
Woodside a déjà établi une norme adaptée au contexte mauritanien avec le premier projet pétrolier. Alors pourquoi BP et le gouvernement prennent-ils maintenant davantage de risques ? Le secteur de la pêche ne s'est jamais plaint de cette surveillance accrue autour de l’installation pétrolière.
Pourquoi a-t-on peur d'appliquer ces normes de sécurité plus strictes ? C’est bénéfique non seulement pour la sécurité maritime mais aussi pour la conservation de la biodiversité.
Une mission scientifique allemande a filmé de nombreuses pousses de Madrepora, une espèce coralienne, sur les récifs Banda-Tamxat près du FPSO du puits Chinguetti. La taille de ces pousses sur une zone dévastée par la pêche au chalut de fond correspondait à la durée de présence de la compagnie pétrolière.
Cet écosystème si important pour le renouvellement des stocks halieutiques fait maintenant l’objet d’une recommandation du comité scientifique de l’Union Européenne visant à protéger contre la pêche au chalut de fond. Tous ces éléments se trouvent également autour du FPSO du projet GTA.
Il y a un FPSO ancré au niveau du talus, plusieurs bateaux de pêche industrielle fréquentent ces eaux et la zone abrite des coraux et bien plus de biodiversité vulnérable, comme des baleines bleues et des tortues marines. À l’instar de Woodside, BP pourrait jouer un rôle dans la protection et la régénération de cette biodiversité. Mais pour cela, il faudra que le gouvernement commence à orienter le projet dans la bonne direction.
- Comment évaluez-vous les risques potentiels de la production de gaz sur la vie marine et les ressources halieutiques en Mauritanie ?
- Le plus grand risque est, à mon avis, celui d'une catastrophe. Il est généralement faible pour des projets offshores mais le président américain Obama disait la même chose dans une interview, trois semaines avant la catastrophe de la Deepwater Horizon dans le Golfe du Mexique...
Le risque zéro n'existe pas, c'est clair. Il faut se préparer avec sérieux. Aux États-Unis, cette insouciance et confiance aveugle envers les compagnies pétrolières pour s'autoréguler a conduit à des catastrophes supplémentaires. Le plan de lutte de la plateforme Deepwater Horizon était basé sur une analyse de vulnérabilité écologique « copier-coller » réalisée pour des eaux au large de l'Alaska. À titre d'exemple, le plan de BP consistait à évacuer des morses, alors que ces animaux n'existent même pas dans le Golfe du Mexique.
Dans la pratique, la stratégie pour contenir la pollution du Deepwater Horizon s'est centrée sur l'utilisation massive de dispersants pour éviter l'arrivée du pétrole sur la côte, aux pieds des journalistes prêts à prendre des photos des oiseaux mazoutés. Mais ce mélange pétrole/dispersant a conduit à la formation de plaques de « mazout » coulant vers les profondeurs.
Certes hors de vue, ces plaques ont souillé et tué des récifs coralliens d'eau froide, causant des pertes non quantifiées pour la pêche. Également présents au large de la Mauritanie, ces écosystèmes jouent un rôle capital dans la nourriture et les abris des ressources halieutiques.
En Mauritanie, les plans de lutte et les plans de gestion n'intègrent pas non plus les connaissances dont nous disposons pour réduire les risques. En temps de crise, il faut un bon plan de lutte et la capacité d’agir rapidement là où cela a du sens, avec les moyens les plus appropriés. Kosmos Energy et BP ont certes cofinancé des études pour analyser la vulnérabilité de la région face aux pollutions de surface.
Mais ils ne mettent bizarrement pas en valeur ces connaissances écologiques dans les plans de gestion. Pour traduire les connaissances écologiques en gestion, les compagnies font appel à des consultants qui se contentent de la conformité internationale, sans vraiment avoir des connaissances de la vulnérabilité locale. Ils n'ont même pas la curiosité de la comprendre, en cherchant à entrer en contact avec les chercheurs qui possèdent, eux, ces connaissances.
Alors on revient au premier point : le plus grand risque réside dans une approche bureaucratique de la part de la compagnie et du gouvernement. On dirait que nous n'avons rien appris grande chose de la catastrophe de la Deepwater Horizon.
Bien que moins évident qu'une pollution catastrophique, un autre risque majeur concerne la décharge chronique des eaux de production. Ces eaux issues du réservoir contiennent des Hydrocarbures polycycliques aromatiques (HPAs) qui s'accumulent dans la chaîne alimentaire, une fois relâchés dans l'environnement.
Ces substances sont connues pour leurs effets perturbateurs des hormones et leur potentiel cancérigène. Elles peuvent ainsi altérer les périodes de reproduction et même féminiser les poissons mâles.
Une alternative plus sûre serait de réinjecter ces eaux toxiques dans le réservoir, évitant ainsi leur déversement dans l'environnement. Toutefois, il convient également de réduire les sources de ces contaminants terrestres qui finissent par se retrouver en mer.
Si la décharge des eaux de production est maintenue, comme c’est le cas pour le projet GTA, il est impératif de garantir un suivi scientifique rigoureux, avec un système d'alerte précoce pour avertir les autorités avant que les effets ne deviennent irréversibles.
L'Institut mauritanien de recherches océanographiques et des pêches (IMROP) a déjà réalisé une étude de référence sur les micro-contaminants, la première de ce type en Afrique, établissant une base pour un suivi efficace.
Pour assurer l'efficacité de cette surveillance, il est crucial d'éviter le « syndrome de cocher les cases » et de travailler avec des acteurs qui connaissent la région et les capacités présents localement, plutôt que de se contenter de remplir des documents-types avec des consultants surpayés. Cela nécessite une communication transparente et un véritable engagement de BP pour comprendre le contexte local.
- Après les critiques formulées par un groupe d'experts à l'égard de l'étude d'impact environnemental du projet gazier GTA, BP a annoncé avoir introduit des modifications dans le document. Que pensez-vous aujourd'hui de cette étude ?
- Il y a eu effectivement deux versions de l'Étude d'impact environnemental (EIA) pour le projet gazier GTA. La première a été mise à jour suite aux commentaires d'un comité scientifique sénégalais, avant son approbation par le gouvernement. Cependant les modifications apportées concernaient principalement des aspects mineurs, laissant subsister des erreurs majeures dans le document.
Par la suite, la Commission néerlandaise sollicitée par le gouvernement sénégalais a recommandé l'élaboration d'un Plan d'action pour la biodiversité (BAP) à intégrer dans les plans de gestion environnementale du projet.
Cette exigence était également une condition contractuelle imposée par le gouvernement sénégalais. Il est regrettable que la Mauritanie n'ait pas davantage veillé à imposer les mesures plus strictes déjà mis en œuvre pour le projet Chinguetti et de faire valoir les recommandations et outils techniques élaborés dans le cadre du programme Biodiversité Gaz et Pétrole.
La Mauritanie était pourtant en avance sur le Sénégal pour négocier de meilleures conditions. Le BAP imposé par le gouvernement sénégalais a été finalement élaboré par une ONG britannique et également jugé non conforme par la communauté scientifique.
Aujourd’hui BP semble désormais prête à collaborer directement avec des scientifiques pour améliorer le BAP. Nous espérons que cette révision permettra de mieux intégrer les travaux scientifiques existants dans les plans de gestion.
L'objectif est de progresser dans le projet tout en réduisant les risques associés au GTA, en améliorant la sécurité maritime et en assurant la protection de la biodiversité marine ainsi que des moyens de subsistance des pêcheurs artisanaux.
Si le contexte local est correctement pris en compte par BP et le gouvernement — ce dernier devant réviser de toute urgence les pratiques de pêche non-durables du secteur industriel — le projet GTA pourrait jouer un rôle significatif dans la mise en œuvre d'une politique intégrée et plus durable pour la mer.
À l'instar du projet Chinguetti, les infrastructures du projet GTA sont bien positionnées pour améliorer la surveillance maritime, collecter davantage de données sur un milieu encore peu étudié, favoriser la régénération de la biodiversité, telle que les récifs coralliens impactés par la pêche au chalut de fond, et agrandir la zone de pêche exclusif pour des pêcheurs artisanaux vers le large.
Nous attendons de BP et des gouvernements impliqués dans le projet GTA qu'ils prennent au sérieux les recommandations des scientifiques et collaborent étroitement avec eux mais aussi avec les pêcheurs artisanaux pour garantir un résultat respectueux de l'écosystème marin et des moyens de subsistance de ceux-ci : c’est dans l'intérêt de tous.
Propos recueillis par Riyadh Ahmed El Hady