19-05-2025 15:00 - «Marges de vérité »: querelle de chapelles

«Marges de vérité »: querelle de chapelles

La Dépêche -- Par-delà le tumulte médiatique et les rhétoriques antagonistes, les déclarations du Collectif des avocats de l’État de Mauritanie et celles du Collectif de la défense de l’ancien président Mohamed Ould Abdel Aziz révèlent une fracture interprétative majeure, non seulement sur la portée du jugement rendu par la chambre criminelle de la Cour d’appel de Nouakchott, mais aussi — et surtout — sur les fondements juridiques qui encadrent la compétence juridictionnelle, la hiérarchie des normes et l’économie générale du procès pénal en Mauritanie.

Du point de vue du Collectif de l’État, la décision rendue par la juridiction d’appel constitue l’affirmation solennelle d’une double légitimité : procédurale et contentieuse.

En déclarant l’appel recevable en la forme et fondé en ses moyens, la chambre pénale réaffirme implicitement la pleine compétence de la Cour à connaître de l’ensemble des moyens soulevés par le parquet général et la partie civile, incluant les griefs de fond, dans un contexte où les qualifications retenues en première instance ont fait l’objet de critiques substantielles.

L’argument selon lequel la Cour suprême ne reviendrait que sur le droit, et non sur les faits, bien que juste en théorie, nécessite une clarification à l’aune du droit mauritanien : la Cour suprême, en tant que juge de cassation, n’est effectivement pas habilitée à réévaluer la matérialité des faits, mais peut, en revanche, annuler toute décision entachée de violations substantielles des droits de la défense, des principes directeurs du procès équitable, ou d’interprétation arbitraire des textes législatifs ou constitutionnels.

À cet égard, le caractère exécutoire du jugement d’appel nonobstant pourvoi ne signifie pas immunité contre censure, mais seule sa suspension est écartée, sauf décision expresse.

À l’opposé, le Collectif de la défense se livre à une contestation structurelle du processus juridictionnel, en qualifiant le jugement d’abus de juridiction et de violation des règles procédurales fondamentales.

Le langage employé — « logique illégale », « jugement injuste et agressif » — n’est pas anodin : il traduit une volonté de délégitimer non seulement la décision en elle-même, mais aussi l’organe qui l’a rendue, en invoquant notamment la contrariété avec une décision antérieure du Conseil constitutionnel, présentée comme inattaquable.

Or, c’est ici que le contentieux s’élève à une strate supérieure : celle du conflit latent entre la normativité constitutionnelle et l’autorité judiciaire ordinaire. Si effectivement une décision du Conseil constitutionnel (la n°2024/009) affirmait l’immunité de l’ancien président sur la base de l’article 93 de la Constitution, la question devient alors : la Cour d’appel pouvait-elle statuer sans violer le principe de l’autorité de la chose interprétée par le Conseil ?

Si la défense s’appuie sur une hiérarchie des normes, l’État répond par la hiérarchie des compétences : seul le Conseil constitutionnel est juge de la Constitution, mais la juridiction pénale demeure souveraine dans l’application du droit ordinaire, sauf invalidation formelle.

Ce débat révèle en filigrane une mutation profonde du droit mauritanien : l’émergence d’un contentieux pénal à portée constitutionnelle, où la figure de l’ancien président sert de catalyseur à une redéfinition des rapports entre les pouvoirs, entre droit écrit et usages politiques.

Le verdict d’appel constitue, pour ses partisans, l’acte de réhabilitation d’un État victime d’abus de pouvoir, et pour ses détracteurs, le point culminant d’un procès politique travesti en procédure légale. Entre ces deux visions, c’est le rôle même du juge mauritanien qui se trouve redéfini : arbitre des libertés ou garant de l’ordre républicain ?

Les positions des deux Collectifs se déploient non pas seulement sur un terrain judiciaire, mais sur une scène politico-juridique plus vaste, où chaque mot devient un acte, chaque interprétation un affrontement, chaque recours une pierre dans la construction d’un droit mauritanien de la responsabilité publique.

Ce qui se joue ici n’est pas qu’un procès — c’est une page d’histoire du droit national qui s’écrit, entre les lignes des plaidoiries et les interstices des arrêts. Et dans cette dialectique d’accusation et de défense, c’est la République elle-même qui est convoquée à la barre de son propre avenir.

Chronique de Mohamed Ould Echriv Echriv



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